Choses lues, ruminations et pensées qui volent bas (par A)
Retrouver mes photocopies du Yoshihisa Kishimoto - Enter the double dragon de Florent Gorges a constitué une gageure de plusieurs jours (je suis meilleur pour ranger les objets physiques que mes fichiers virtuels…). Le livre est épuisé, comme la plupart des biographies de ce type, et virtuellement introuvable à prix décent. Déjà, pour mettre la main sur la bio de Tomohiro Nishikado (Space Invaders Comment Tomohiro Nishikado a donné naissance au jeu vidéo japonais !, du même F. Gorges, kudos), j’avais dû consulter les fonds de médiathèques dans toutes les villes où je connaissais quelqu’un pour le faire emprunter et le recevoir par courrier (Game B, il y a des perles dans la tienne d’ailleurs, dont ce bouquin…).
C’est tout de même ironique que ces livres qui ont pour vocation de préserver la mémoire de quelque chose deviennent aussi vite impossibles à trouver. C’est sans doute vrai de n’importe quel sujet de niche, mais quelle perte ! C’est pourtant eux qu’il faudrait conserver en priorité, non ?
J’espère maintenant ne jamais avoir envie de lire des choses sur Suda 51 ou autres…
* En tout cas, malgré toutes ses qualités, Florent Gorges n’est manifestement pas un amateur de Bruce Lee d’après quelques passages du livre pp. 126 et 138 (je souligne en gras) :
« Pour les noms et l’aspect des boss principaux, je me suis surtout inspiré des deux ennemis du film Opération Dragon: Roper et Willians, joués respectivement par John Saxon et Jim Kelly. » « […] une fois encore, Kishimoto va profiter de cette occasion pour rendre hommage à son idole : Bruce Lee. En effet, la date inscrite sur la photo « Furi Color » est le 20 juillet 1988. Et le 20 juillet 1988 correspond au quinzième anniversaire de la mort de la star. Est-il aussi nécessaire de préciser qu’à l’instar de la jeune femme [Marianne dans Double Dragon II], l’acteur est lui aussi décédé par balle? »
(Pensait-il à la mort de ses personnages dans Fist of Fury ou du Jeu de la mort ? A-t-il confondu avec son fils Brandon Lee ?)
Je m’intéresse rarement à un sujet sans acheter trop de choses le concernant : chaque article sur la manette s’est immanquablement accompagné d’un tas de bouquins ou de goodies (ce qui aboutit, à chaque désencombrement, à tout revendre)(toujours à perte, à bas le capitalisme).
Si je ne cherche pas encore à me procurer une pièce de slot game Taito avec Michael Kogan côté face, ou un des albums de clichés de son fils, je suis tombé ce mois de septembre en plein dans les Machine Robo — ou Robo Machines ou Gobots pour nous.
Certes plusieurs choses m’ont mené sur cette voie : avoir grandi en bavant sur les robots die-cast des années 80 ; avoir aimé jouer avec Gold Lightan dans Tatsunoko vs. Capcom (j’aimerais bien qu’il ressorte dans une compilation)(ou parvenir à configurer l’émulation sur mon Steam Deck) ; suivre un peu les rééditions récentes de Chogokin en espérant une bonne affaire (jamais), hésiter par dépit devant le prochain Rubiks Cube transformable, dont la tête moche s’avère être l’œuvre d’un designer industriel émérite (Kazuo Oishi, qui a conçu plusieurs Gobots justement - Vampire, Pathfinder - et des jouets Sentai - Maskman, Liveman, à en croire son fond de compte twitter).
Le vrai déclencheur est cependant une tentative de bafouille autour de Virtual On et du designer Hajime Katoki. Faute de trouver un joli Virtuaroid dans le commerce à prix décent, et après hésitation devant certains Gunpla Ver.Ka (pour « version Katoki »)(cela veut dire notamment avec de longs tibias et des centaines de décalcomanies à poser sur l’appareil), cela m’a amené à m’intéresser davantage au métier de mecha designer, depuis Katoki donc jusqu’à Kunio Ōkawara (Gundam, Ideon) et au designer industriel en coulisse qui en fait un jouet commercialisable. C’est ainsi que le nom de Katsushi Murakami m’est apparu et donc que j’ai acheté un livre le concernant, puis un second, et je découvre son implication dans beaucoup des choses que j’ai connues, appréciées, parfois désirées depuis tout jeune : le scaphandre d’X-Or, le Biorobo et justement, plus récemment, Gold Lightan.
Au gré des recherches, j’ai reconnu des jouets que j’avais reçus, mais bizarrement mon intérêt ne se porte ni sur eux, ni sur ceux que je désespérais de posséder (parce qu’alors je craquerais mon PEL pour le Biorobo DX et le Biodragon, ou pour racheter Denziman, Pathfinder ou Leader-1)(je n’ai pas de PEL mais en vrai j’ai failli). Non, je préfère compulser les petites annonces de jouets que j’ai soigneusement dédaignés à l’époque : des Robo Machines DX, des Rocklords, et même le Machine Buffalo pour la seule raison que j’ai désormais un nom de designer à lui apposer (Kazuo Oishi donc, pour le dernier).
J’apprécie par dessus-tout ce qui a été produit entre 1982 et 1984, par Popy puis Bandai ; dernières années du die-cast, solidité et transformations astucieuses, design de la tête du robot, voilà pour les raisons intrinsèques. Plus que mon enfance (parce qu’alors je préférerais retrouver ce que j’ai eu non?), je les soupçonne de m’évoquer un certain Japon Shôwa, symbole d’une puissance économique en avance technologique pour celui que j’étais, et image nostalgique d’un pays idéalisé pour celui que je suis aujourd’hui.
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À l’époque, comme beaucoup d’autres, j’étais plutôt Transformers que Robo Machines. Ce genre de prise de position consumériste, aussi vaine que sincère, préparait quelque part la guerre des consoles à laquelle j’allais passionnément participer quelques années après.
Les Transformers d’Hasbro, de prime abord plus séduisants, forts d’une aide médiatique très au point, c’était la Playstation de Sony.
Les Robo Machines, cela me semble évident aujourd’hui, étaient plus simplistes apparemment, moins chatoyants assurément, mais n’en restaient pas moins plus robustes, astucieux et très élégants dans leur ingénierie. Bref c’était la Saturn des années 80, à laquelle je n’ai su alors donner mon suffrage.
Comme quoi non seulement on ne gagne toujours ses combats, et qu’on ne choisit pas chaque fois le bon côté.
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Passant probablement trop de temps sur les sites de seconde main, je découvre que certains des premiers Transformers sont dits « made in France ».
Takara envoyait-il les moules en France pour les produire ? (Est-ce parce qu’aujourd’hui la désindustrialisation et à la délocalisation sont si générales que je m’étonne que des entreprises françaises en aient eu le savoir-faire dans les années 80 ?)
Ou bien la législation d’alors définissait-elle moins strictement la notion de fabrication nationale ? (Produire le carton d’emballage sur place suffisait-il ?) 1983 c’est en tout cas le début de la « taxe magnétoscope » (arrêté du 22 octobre 1982 par Laurent Fabius, Ministre du budget), donc une période où les importations japonaises étaient accusées de fuite de devises.
Si j’arrive à convertir le temps passé sur Vinted en recherches plus sérieuses et moins vaines (encore que), je chercherai également ce que désigne ce « 1974 » (la création de la filiale française d’Hasbro ?).
Deux extraits de la biographie épuisée de Tomohiro Nishikado (Florent Gorges, Space Invaders Comment Tomohiro Nishikado a donné naissance au jeu vidéo japonais !, 2017, p.117) concernaient Kogan et me semblent intéressants à relever.
Nishikado à propos du développement de Space Invaders d’abord :
« Plus tard, j’ai testé avec des soldats. L’animation de ces personnages était convaincante et crédible. je pensais opter définitivement sur cette solution quand des gens m’ont fait remarquer : “Tu crois vraiment que c’est bien de tirer sur des gens ?” D’ailleurs, cette remarque m’a rappelé que le président Kogan nous répétait souvent qu’il n’aimait pas les jeux dans lesquels on tuait des humains. J’ai donc abandonné l’idée d’utiliser des soldats. »
Et l’hypothèse de Florent Gorges :
Il est probable que la réaction de Kogan ait été le résultat de premiers scandales liés aux jeux vidéo. En effet, quelques mois plus tôt, les médias américains et japonais ont fait leurs choux gras d’une borne jugée immorale et profondément choquante : Death Race. Dans ce jeu de voiture, la société Exidy a cru bon de demander aux joueurs d’écraser des humanoïdes courant dans toutes les directions. Bien que la représentation graphique soit [éloignée] du réalisme d’aujourd’hui, il n’en fallait pas davantage pour provoquer d’immenses scandales. En outre, les archives de Taito indiquent que la société avait elle aussi dû essuyer de vives critiques en 1973 à cause de ses bornes utilisant des fusils et la technologie de cellules voltaïques. Dans ces jeux électromécaniques, on devait en effet tirer sur des singes, des lapins, etc. Et cette cruauté gratuite avait choqué de nombreuses personnes.
J’oserais une autre explication : quand il prêchait pour des loisirs sains et qu’il répétait à ses équipes qu’il n’aimait pas qu’on tire sur des humains dans ses jeux (ce qui poussera Nishikado à préférer imaginer une attaque extraterrestre dans Space Invaders), c’était davantage le souvenir des épreuves que sa famille et sa communauté ont traversé qui s’exprimait, et moins la mauvaise presse que les jeux avaient déjà à l’époque.
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Son fils, Abraham « Abe/Abba » Kogan, est par ailleurs connu dans le milieu du monde automobile pour sa collection de voitures de course (maintenant il fait aussi de la photographie). Voilà une autre anecdote de Nishikado, dont le travail a peut-être contribué à alimenter sa flamme (p.102) :
Fisco 400 fait immédiatement fureur auprès des employés de Pacific et de Taito. Ces derniers passent des heures à faire la course les uns contre les autres. Nishikado nous révèle même que le fils du président Kogan est lui aussi tombé sous le charme de Fisco 400 et qu’il venait régulièrement y jouer pendant la période de développement. Parfois, le jeune homme ira jusqu’à proposer à Nishikado des améliorations ou de nouvelles idées.
Je pose ça là, comptant alimenter la page progressivement : je remarque une certaine habitude, s’agissant de robots géants, de les représenter avec toutes leurs armes à plat devant eux, en légère plongée.
Cette représentation est en tout cas très efficace, je me souviens encore d’une réclame de 1992 dans Animeland n°6 — le dessin provient lui-même d’une publicité pour Appleseed Databook, 1990, d’après Appleseed ID, p. 101, 2007), et je le revois encore souvent.
Je serais assez curieux d’en trouver l’origine. J’imagine qu’on trouve la trace de cette habitude de disposer au sol son barda dans l’armée, mais c’est une supposition.
Rivington F. Hight, premier en haut à gauche, lors du toast d’ouverture d’Atari Far East Japan en 1982. Au premier plan Masaya Nakamura (Namco) - source : Coin Connection.
Kogan me fascine toujours autant, et je ne peux m’empêcher de reposter ce message de condoléances paru dans Game Machine n°233, un des plus longs et des plus éclairants sur la personnalité de Kogan :
Sa famille et ses amis très proches l’appelaient Misha ; ceux qui travaillaient dans l’industrie en dehors du Japon l’appelaient Mike ; et nous qui travaillions sous ses ordres l’appelions MK. Lui s’adressait toujours à nous par un “Monsieur”. J’ai travaillé pour Taito au Japon pendant quatre ans et demi, puis en Australie pendant deux ans, mais c’est pendant la période de Tokyo que j’ai été le plus proche de MK. Pendant cette période, j’étais le seul étranger, à part MK, dans une entreprise japonaise, car Taito est une entreprise japonaise, c’est-à-dire que les employés ne savent pas quand rentrer chez eux. Presque tous les soirs, les services d’import-export travaillaient très tard et, bien sûr, MK était là aussi. Il était infatigable et aimait son travail, en particulier les affaires internationales ; il exigeait de lui autant qu’il exigeait de ses employés. En dehors de son travail, il ne semblait pas avoir de véritable passe-temps, mais je crois savoir que, dans sa jeunesse, il était un sportif passionné, particulièrement intéressé par la boxe et le karaté. D’ailleurs, je crois que la première fois où MK a rencontré M. Nakanishi était dans un cours de karaté. Parfois, pendant le déjeuner, qui consistait pour MK à manger une pomme et un sandwich à son bureau, il se rendait au sixième étage et jouait plusieurs parties rapides de ping-pong. Il était très doué (il avait sa propre raquette), si bien qu’il n’était pas nécessaire pour les employés de laisser le patron gagner. La plupart des directeurs des branches internationales étaient jeunes et inexpérimentés au moment de leur embauche, ce qui lui a causé quantité de maux de tête. Je suis sûr qu’il a regretté plus d’une fois d’avoir préféré la jeunesse à l’expérience, mais il n’en reste pas moins qu’il a aimé nous enseigner et nous regarder évoluer. En interne, beaucoup d’entre nous l’ont critiqué pour son apparente désorganisation et sa procrastination, mais la vérité est qu’il était une figure paternelle pour nous, que nous le respections, l’admirions et que nous recherchions continuellement son approbation et ses louanges. MK était un entrepreneur avant tout, et il en a inculqué l’importance à tous ceux qui travaillaient pour lui. Le succès de Taito est principalement dû à sa compréhension de ce qu’est une société d’exploitation. Lorsque j’ai commencé à travailler dans l’entreprise [vers 1975], j’ai dit, à propos d’une proposition d’achat de jeux, que dans le pire des cas, si nous ne pouvions pas les revendre, nous pourrions au moins les rentabiliser en les exploitant nous-mêmes [dans les salles d’arcade de Taito je présume]. Immédiatement, MK a rétorqué que si on ne pouvait pas les vendre, on ne pourrait pas non plus les exploiter de manière rentable. Il n’y a pas de place pour un mauvais jeu, les mauvais jeux ne s’améliorent pas. Acceptez la perte et sortez du jeu ! Votre première perte est votre meilleure perte. Lorsqu’un membre de l’équipe de Taito Japan se rendait aux États-Unis, il devait plus souvent qu’à son tour retourner au Japon via San Francisco en rapportant dix kilos de caviar dans ses bagages. Bien que nous détestions tous les transporter jusqu’au Japon, nous aimions tous manger les œufs de poisson orange vif lors de l’une des célèbres fêtes JAA [Japanese Amusement Association] de MK. Au départ, il s’agissait de petites fêtes privées à son domicile, mais chaque année, elles prenaient de l’ampleur jusqu’à ce qu’il ne soit plus ni possible ni pratique de les organiser chez lui, et elles ont donc été transférées au club. Un déménagement dont Mme Kogan était sans doute reconnaissante, non pas parce qu’elle avait moins de travail, mais parce que ses magnifiques tapis chinois étaient moins malmenés. La liste de ceux qui ont appris comment boire et ne pas boire de la vodka lors de ces soirées ressemble à un who’s who du secteur, et bien que pendant des mois ils se soient excusés auprès de MK, il n’en prit jamais ombrage ; en fait, il disait souvent que certaines de ses relations les plus durables s’étaient nouées sous la table. Un endroit, d’ailleurs, où personne n’a jamais vu MK. C’était un homme très privé et sensible, qui ne parlait que rarement de lui-même ou de sa famille, et lorsqu’il parlait de sa vie, c’était le plus souvent de manière très générale. Il n’a jamais aimé la publicité et être au centre de l’attention. Je suis donc probablement allé plus loin que ce qu’il aurait voulu, et je conclurai donc en disant l’évidence : c’était un géant, au sens propre comme au sens figuré, qui manquera à l’ensemble du secteur, mais en particulier à ceux qui ont été à son contact, qui ne l’oublieront jamais et continueront à l’admirer. J’ai encore du mal à croire qu’il est parti et que je ne pourrai plus jamais m’adresser à lui pour obtenir des conseils et de l’aide de dernière minute [close-out]. « M. Hight, prenez note ! »
Rivington F. Hight (managing director of Atari Far East Japan Ltd}
* Je ne suis pas très sûr de la traduction. L’original : « MK was an operator first, last and always and he pounded the importance of operating into each and every person who worked for him. The success of Taito is due mainly to its strength as an operating company. »
Kamui-Den paru dans Garo entre 1964 et 1971 figure à mon panthéon personnel du manga. Plusieurs années, il a été aussi un graal, et dans ma quête, j’ai tenté d’acheter les 4 volumes publiés par Kana malgré la spéculation folle, et roulé des centaines de kilomètres pour emprunter les deux derniers tomes dans une médiathèque consciencieuse (depuis ils ont été volés).
Mon enthousiasme s’est un peu émoussé quand, après 6000 pages de lecture, le dernier tome se termine sur l’annonce d’une suite qui n’aboutira jamais, malgré une autre série dans les années 80 et la promesse d’une troisième : Sanpei Shirato est décédé, son frère qui l’assistait aussi. Je ne sais décidément que penser de ces oeuvres qui refusent de se clore, épuisant leur auteur et leurs lecteurs (Shenmue et Hajime no Ippo, je pense à vous).
La série n’en a pas moins un impact immense sur la pop culture, pensez seulement au nombre de ninjas nommés Kamui dans les jeux vidéo, ou la présence quasi obligatoire dans leur arsenal de l’izuna drop, une de ses techniques secrètes.
J’en ai évidemment vu l’adaptation au cinéma, qui reprend les premiers volumes de Kamui Gaiden, série dérivée dont les premiers tomes sont parus aux États-Unis à la fin des années 80 — ce qui aurait pu étonner, quand on connaît la radicalité du discours d’extrême-gauche dans Kamui-Den.
En fait, produit une dizaine d’années plus tard pour un magazine grand public, Kamui Gaiden n’avait rien conservé de sa portée politique : il s’agit essentiellement, du moins au début, de combats entre ninjas déserteurs et leurs poursuivants (ce qui n’était qu’un arc parmi d’autres bien plus intéressants dans Kamui-den).
Le film (2009) a perdu lui aussi la fibre politique de l’oeuvre d’origine, malgré son apparente insistance sur la « pauvreté de Kamui qui en aurait fait un ninja » : car Kamui n’était pas seulement pauvre, ce qui était le lot de presque toute la population japonaise de l’époque, mais d’abord et surtout hinin, paria parmi les parias, à qui « la plupart des métiers était interdit ; leur habitation, leur tenue vestimentaire et même leur coiffure étaient réglementées ; ils n’avaient pas le droit de recevoir ou de prêter du feu ; ils n’étaient pas autorisés à s’approcher des lieux fréquentés par la foule et encore moins, évidemment, à franchir le seuil des maisons ordinaires. » (Kamui-den, tome 2 p. 782).
(tome 3, p. 732 ?)
Un aparté de fin de chapitre dans le tome 2 résume que « Kamui était un paria en quête de liberté qui avait décidé de devenir un ninja » ; ce qui le révolte est l’inégale répartition des libertés, pas de la richesse. Ça n’a l’air de rien, mais c’est profondément altérer le sens de l’œuvre, du moins celle que j’aimais. - à suivre
Je me suis finalement procuré le 6e numéro de cet illustre fanzine (1993 - scan à venir).
Assez vite, j’ai retrouvé le ton qui m’irritait à l’époque, n’ayant aucun mal à m’agréger, criblé par l’acné et cerné par les parenthèses, à l’inconfortable type « personne n’est parfait » des fans de Saint Seiya.
On identifie également rapidement les signes de ce qu’on désignerait aujourd’hui comme une communauté toxique, comme quoi tout cela n’a pas attendu internet, les blogs, twitter ou youtube.
Tout à ma découverte récente que j’ai vieilli, je me rends mieux compte que ce qui me froissait dans Mangazone tenait beaucoup à une question de générations, les auteurs abordant parfois la quarantaine (Patrick Marcel semble né en 1956, Jean-Paul Jennequin en 60 et Harry Morgan en 61). Aujourd’hui, par solidarité entre darons et pris par la gêne face à des pans entiers de l’oeuvre de Masami Kurumada (Mitsumasa Kido père génétique d’une centaine de chevaliers, les représentations racistes de Ring ni kakero!, les considération géopolitiques d’Otoko Zaka etc.), je me dis qu’ils n’avaient pas tort et que j’aurais dû suivre scrupuleusement leurs conseils de lecture - dans ce numéro que je n’avais pas trouvé à l’époque, Akuma Kun et, surtout, Kamui. Je me rends d’ailleurs compte à quel point, grâce à Viz notamment, les Américains ont profité de quelques perles - tout à mes versions laidement colorisées de Ranma 1/2, cela m’avait échappé.
Finalement ça ne m’aurait pas dérangé, de naître une vingtaine d’années plus tôt : ce que je lis aujourd’hui était déjà en partie accessible via l’anglais à l’époque - en plus s’approcherait aujourd’hui une retraite décente, promesse d’un mois de décembre libéré à temps pour profiter des érables rouges et du yen faible, pile avant que la hausse du kérosène et la force de conviction de Jean-Marc Jancovici ne me fassent renoncer à l’avion. Avec un peu de chance même, j’aurais pu visiter de justesse ce Japon fin Shôwa - début Heisei, celui de A Scene at the Sea, des Weekly Jump à la poubelle des stations de métro, de la PC Engine et de la R360, celui d’avant la vague touristique et de l’accélération de la mondialisation, bref celui qui continue de me fasciner et dont on ne peut capter aujourd’hui les échos qu’en contribuant à les faire disparaître pour de bon.
It was the first time I’d ever heard of this game or heard any of the music from it and, while not being nearly as popular as other games of its time like Mario and some of the stuff on the Nintendo system, this game on the Sega Genesis became a cult classic and is hugely popular amongst people who love retro gaming
Je me suis dit : comment peut-on dire aimer la musique de jeu et les jeux sans connaître la série Streets of Rage. Et puis évidemment, il a fallu que je constate l’évidence : je suis devenu vieux, et ma culture du jeu vidéo aussi ; on ne peut plus attendre de quiconque qu’il connaisse un jeu sorti il y a 31 ans.
Je ne doutais pas, depuis une dizaine d’années que je n’ai plus de « console de dernière génération » (il ne me reste qu’une 3DS, et pas la mienne au demeurant) que la vie du média continuait, mais je n’avais pas perçu qu’un gouffre s’était creusé entre ce qui représentait le jeu vidéo pour moi et ce qui le définissait pour des joueurs actuels.
J’aurai dû m’en rendre compte avant : mes achats ne concernaient depuis des années que des Mini en tout genre (hésiter, les acheter, les vendre, les racheter, les revendre…), sans parler de mes quelques sujets d’articles. Mes références, mes goûts restent bornés entre ceux d’un collégien feuilletant le Tilt ou le Console + d’un autre et de l’étudiant se prenant des roustes contre un certain joueur privilégiant les top tier à Kof 98. Depuis, je suis toujours cet adolescent bavant devant l’illustration des soldats en armure le long d’un couloir de Silent Debuggers, ce souvenir demeurant la seule chose qui n’a pas vieilli.
Le hasard m’a placé sous les yeux les Appartements Shôkarô de Jirô Taniguchi (Une Anthologie, 2010, Casterman) et je me suis mis en tête de visualiser l’architecture de la «maison des pins » de l’histoire.
J’avais incroyablement du mal jusqu’à ce que ça fasse tilt : Casterman n’avait pas perdu l’habitude de découper les cases pour les ordonner dans le sens de lecture occidental au lieu d’inverser « simplement » la page.
Une telle décision impliquant beaucoup plus de travail, on aurait pu croire que la volonté de bien faire serait présente en proportion, malheureusement le résultat qui se révélait déjà sot et dérangeant en 1995 (pour L’Homme qui marche*), ne s’est pas amélioré depuis.
Il ne suffit pas en effet d’inverser l’ordre des bulles de dialogue pour qu’une case concue pour être lue de droite à gauche fonctionne dans le sens inverse, et plein de petites choses gênent, sans qu’on mette toujours le doigt dessus : par exemple, au lieu d’un travelling vers la tête du personnage, le regard se pose sur ses pieds, en même temps que le lecteur perd l’idée d’un personnage pensif qui s’ennuie.
Pour une raison ou une autre (je soupçonne souvent l’ordonnancement des bulles, dont la forme n’est pas toujours corrigée — contrairement au travail d’adaptation de Frédéric Boilet dans Quartier lointain), il leur prend également d’inverser certaines cases, et seulement certaines cases, ce qui aboutit à un personnage qui passe subitement d’un autre côté, ou, pour les Appartements Shôkarô, d’une chambre qui passe à gauche au lieu d’être à droite.
* Ils ne font pas tout mal pour autant. Aussi imparfaite soit-elle, l’impression de la première édition de L’homme qui marche ajoutait une douceur et une atmosphère onirique (est-ce le papier qui absorbait une partie de l’encre ? Le contraste qui était différent ?) que je ne retrouve pas dans les éditions suivantes, plus grandes, plus chères, plus contrastées et longtemps tout aussi contestables, grévées des mêmes inversions de cases sans grand sens — d’ailleurs, 6 éditions (1995, 2003, 2012, 2015, 2017, 2021) pour un manga aux « ventes modestes » (dixit Benoit Peeters dans L’homme qui dessine: Entretiens avec Jirô Taniguchi, 2012), ça ne manque pas d’impressionner.
Je ne crois pas qu’il existe quelque chose de comparable à Abandonware Magazines pour les fanzines. Pourtant, leur vocation non-commerciale et la passion aux manettes de ces publications devraient inciter à les conserver.
C’est amusant que cet exemplaire de Mangazone ait survécu à mes désencombrements, tellement son ton sévère (envers Animeland notamment) m’irritait à l’époque. Depuis, c’est au contraire son exigence et sa maturité qui continuent de me marquer.
Bonne lecture à ceux qui ne connaissaient pas, bons souvenirs aux autres.
Pris d’intermitentes bouffées de nostalgie (souvent étonnantes, parce qu’il y a globalement peu à regretter de ces temps), j’ai racheté L’Univers des mangas de Thierry Groensteen, Jean-Paul Jennequin et Harry Morgan, témoignage d’une époque (1991) où il fallait constamment convaincre de l’intérêt même des mangas — ce qui me coûta le livre, jamais rendu par mon professeur d’arts plastiques de l’époque, qui n’en changea pas d’avis pour autant, mais en enchanta son fils, ce qui me faisait une belle jambe.
Je ne l’ai pas gardé, comme souvent mes achats récents, juste le temps de prendre quelques clichés (en cas de rechute), et de m’étonner de la liste des mangakas mentionnés : à vrai dire, auteurs comiques à part, tous les autres ont depuis été publiés.
Bien sûr sont mentionnés Toriyama, Takahashi, Leiji Matsumoto, tous ces noms connus au moins par leurs adaptations télé mais aussi, déjà, Yoshihiro Tatsumi, Yoshiharu Tsuge, Sanpei Shirato, Maruo, Umezu, Chiba, Mizuki, Hirata etc.
Voilà ce qui m’étonne : pas tant le bon goût témoigné par leurs auteurs mais que la liste d’auteurs proposés soit aussi solide, à une époque d’informations aussi rares, au point que dans un fanzine aussi notable que Mangazone (n°4, 1992, dans lequel Jennequin et Morgan écrivaient d’ailleurs) on se désolait dans les pages du courrier de n’être qu’« à peine mieux renseignés que [les] lecteurs sur bien des points de la BD japonaise ».
Il est vrai que le Cri qui tue, en son temps, avait déjà pavé la route de solides références, que les Américains avaient déjà publié des choses, mais j’aurais pu gagner beaucoup de temps pour forger et entretenir mes goûts si j’avais lu ce livre plus conscieusement à l’époque, ce que semblent avoir fait nos éditeurs français qui se « contentent » finalement de les publier avec application depuis 30 ans (jusqu’aux Vents de la Colère).
Note pour plus tard : je n’ai jamais trouvé de quelle série était tirée les dessins de la couverture, pas créditée dans le livre. A chercher une bonne fois pour toutes.
Étonné de tomber sur cette anecdote dans Le Vide et le Plein de Nicolas Bouvier, à propos de la Tour du soleil de Tarō Okamoto qui me hante depuis une vingtaine d’années et cette mise en scène post-apocalyptique de Kenji Yanobe.
Hideo Sato est un activiste du Sekigun (le groupe radical qui a détourné sur Pyongyang un avion de Japan Airlines) déjà arrêté l’an dernier par la police en Hokkaido sabotage et « subversion ». Puis il s’est fait oublier ou a simplement brouillé sa trace comme il est semble-t-il facile de le faire ici et s’est engagé comme employé de mairie dans une préfecture du Centre. Vers la fin avril il s’est installé clandestinement dans l’oeil droit de l’immense statue de la place des fêtes qui comporte deux visages superposés à trente et soixante-dix mètres du sol. Ainsi pouvait-il interrompre la puissante source de lumière qui sort alternativement d’un ceil et de l’autre, ainsi a-t-il rendu borgne ce visage camus qui était l’un des symboles les plus vantés de l’Expo 1970. Pour accéder à cet œil, il faut grimper le long d’une tubulature épaisse comme un tronc, presque verticale et très vertigineuse. Hideo Sato bivouaquait dans l’oeil avec son sac de couchage et un transistor. Est-il monté là-haut tout seul, a-t-il bénéficié de complicités ? La police le saura peut-être mais nous ne le saurons jamais. Au début, la présence de ce contestataire minuscule (on le voyait grand comme une allumette), qui laissait pendre ses jambes par-dessus la paupière inférieure, haranguait parfois la foule massée sur la place et faisait la grève de la faim, a causé une certaine sensation et plongé les organisateurs dans un embarras extrême : à cause de la difficulté de l’escalade il était risqué d’aller l’emballer de force, surtout que l’opération aurait dû se dérouler de nuit pour éviter de donner à cet exhibitionniste la publicité que justement il cherchait. On craignait aussi qu’il ne saute et n’aille faire soixante-dix mètres plus bas une éclaboussure de mauvais augure pour l’Expo. On a donc fait comme s’il n’y était pas. pour
Toute une longue semaine, l’étudiant a jeûné dans son cil pendant que, sous lui et sans qu’il y puisse rien faire, la portée de son geste se dénaturait complètement. Il était devenu une attraction de plus, dans une foire qui en compte bien d’autres, pour les villageois de la campagne alors très nombreux parce qu’il y avait peu de travail aux champs: une anecdote, un souvenir à ramener chez eux. Au bout de quelques jours, on a même organisé - pour relancer l’intérêt - un dialogue avec le sculpteur de la statue. L’étudiant aurait dit : « Pourquoi ne dansez-vous pas tous sur cette place?» Le sculpteur aurait déclaré : Chaque fois qu’une chose nouvelle apparaît (sa statue) il faut qu’elle soit salie pour être fécondée. »> Propos artificieux, contraints et qui ne correspondaient sans doute pas au fond de leur pensée. Peut-être le sculpteur trouvait-il sa statue plus belle avec un homme dans l’œil. Peut-être ces deux se seraient-ils fort bien entendus, mais ils étaient récupérés » l’un et l’autre et savaient que quoi qu’ils fassent la foire continuait sans les attendre. Le neuvième jour, l’étudiant qui avait faim et souffrait de vertige a troqué sa reddition contre une soupe de kayu (riz dilué) et une conférence de presse. On a promis sans promettre et il a d’abord envoyé son sac de couchage et son transistor. Puis un policier acrobate est allé encorder le naufragé très affaibli et l’a redescendu. Peut-être a-t-il eu sa soupe. Il n’a pas eu sa conférence de presse et sa photo n’a jamais paru. On a entendu jusqu’à Kyoto le soupir de soulagement des responsables. Ça s’était une fois de plus « bien passé ». Il est très difficile de faire entendre une voix discordante dans une société où depuis vingt ans, cahin-caha, la vie matérielle s’améliore sans cesse, où le gouvernement prend un ton dévot pour dire aux administrés « ne poussez pas, ne vous plaignez pas, songez à l’intérêt national… et chacun trouvera un petit quelque chose dans ses souliers de Noël ». Cette promesse on l’entend faire un peu partout dans le monde, le plus souvent par des escrocs, mais ici, depuis vingt ans, elle a toujours été tenue.
Je n’ai pas eu le courage de fouiller suffisamment pour découvrir ce qui était arrivé à cet Hideo Satō par la suite. Pas plus que je n’ai percé la raison pour laquelle ni l’oeuvre ni « le sculpteur de la statue » ne sont nommés par Bouvier - l’une et l’autre ne lui n’ont-ils pas paru notables ? Ou bien est-ce l’inverse, comme s’ils risquaient de détourner l’attention du lecteur ?
Fumio Sasaki est l’auteur de L’Essentiel et rien d’autre, manuel de désencombrement dont vous avez entendu parler si la vague du minimalisme a baigné vos pieds. En lisant il y a quelque temps son deuxième livre traduit (Ces habitudes qui font grandir votre talent, 2020), j’avais été étonné de trouver quatre mentions à Daigo Umehara, que voici :
La plupart de mes souvenirs d’enfance sont en lien avec les jeux vidéo, mais une fois le cap des 30 ans passé, j’ai arrêté d’y jouer, et je pense même que j’en étais arrivé à mépriser ceux qui passaient du temps dessus. Alors que, petit garçon, je m’amusais avec comme un fou. Or, depuis que j’ai découvert le joueur professionnel Daigo Umehara et son engagement vis-à-vis des jeux vidéo, j’ai changé d’avis sur la question.
Umehara a déclaré être déjà las des jeux vidéo. Gagner un tournoi est pour lui un moyen, son seul but étant sa propre « évolution ». Pour rester au top niveau mondial, il joue pendant des heures avec le plus grand sérieux et prend des notes dès qu’il rencontre un problème. Il apporte constamment des modifications à ses méthodes de jeu. Le processus (essais et erreurs) n’est pas si différent de celui d’un sportif de haut niveau.
Le fait est que, si on s’engage sérieusement, peu importe l’action, elle en vaut la peine
Daigo Umehara, joueur professionnel de jeu vidéo, a déclaré que son but était non pas de gagner des tournois, mais de continuer à progresser. Car faire de la victoire un objectif risquerait de le vider entièrement de ses forces et l’empêcherait de continuer
Daigo Umehara, affirme que l’on ne peut faire de progrès sans réfléchir, et ce, même si on s’entraîne longtemps
Selon Daigo Umehara, l’astuce, quand on veut changer, est de ne pas se demander si le changement sera bénéfique ou non. Si cela tourne mal, il suffit de changer à nouveau
Cela témoigne-t-il davantage de leur amitié ou d’une vision de la vie particulièrement profonde dans les livres de Daigo Umehara ? Dommage qu’aucun des livres de Daigo n’ait été traduit, même en anglais, pour se faire une idée ; reste que c’était chaque fois étonnant de le voir mentionné.
Puisque j’y suis, digressons : tout cela me renvoie au problème du désencombrement et du minimalisme, en tout cas tels que mis en scène par les auteurs et influenceurs du domaine ; soit ils critiquent la possession de trop grandes quantités d’objets sans questionner l’acte d’achat lui-même (Marie Kondō style, on ne garde que ce qui produit une « étincelle de bonheur » mais on conserve ses habitudes consuméristes), soit ils cultivent un fétichisme paradoxal de la marchandise : les listes d’objets « essentiels » ressemblent à des passages de Bret Easton Ellis, où les marques sont omniprésentes — peu d’influenceurs minimalistes sans iMac pro ou gadgets Sea to summit, comme l’illustrent les photographies qui ouvraient le premier essai de Sasaki.
Plein de bonne volonté trois semaines durant pour naviguer entre ces récifs, j’ai appliqué plus ou moins cette préconisation de Samurai Matcha, un vidéaste minimaliste japonais passionné (en partie reprise de Make Time de Jake Knapp and John Zeratsky) : établir chaque matin son objectif du jour, ce pour quoi on peut être redevable et ce dont on veut se libérer.
Évidemment mon entrain s’est évaporé rapidement mais je me suis rendu compte que se dissuader d’un achat (« L ») occupait beaucoup mon esprit et ces listes.
En conclusion, je suis davantage Kondō que Fumio, et l’acte d’achat reste un lien à la société de consommation qui peut libérer : depuis que j’ai enfin les OST vinyles d’Art of Fighting 3 et de Galaxy Force 2, je n’y pense plus (d’autant moins que je n’ai pas de platine pour les écouter).
« H » : revendre des vinyles sur vinted
« G » : ma tranquillité d’esprit regagnée
« L » : arrêter de croire que je peux raisonner mes compulsions
PS : un passage concernant feu-Twitter du 2e livre de Sasaki :
Si je ne prends aucune mesure, je me retrouve souvent à errer sur Twitter. J’ai l’impression que l’envie de voir les réactions à mes tweets est plus forte que moi. Au moment où je rédige ce livre également, les idées fusent dans ma tête et j’ai envie de les poster sur Twitter. Mais si je venais à le faire, je passerais tout mon temps à guetter et à lire les réactions, et ne pourrais avancer sur ce projet.
J’ai créé une note dans mon smartphone intitulée « Twitter ». Quand j’ai une idée précise de tweet, je la « poste » dedans. L’effet est immédiat. Je pensais que la récompense que j’obtenais en utilisant ce réseau social était les like et les retweets de mes abonnés, mais en réalité, il s’agissait de « conserver mes idées ». En les notant, et même si personne d’autre que moi ne peut les lire, j’éprouve un grand sentiment de satisfaction.
Voilà « l’incident de Sakai » tel que décrit par Hiroshi Hirata dans le recueil du même nom (L’Incident de Sakai et autres récits guerriers, Delcourt, 2009). La description qu’en fait Emmanuel Faubry (L’Engagement des officiers français dans la fin du shogunat et la restauration de Meiji (1867-1869), 2020) est bien différente :
Le matin [du 8 mars 1868 à Sakai, près d’Ōsaka], le capitaine Bergasse du Petit-Thouars (qui a relaté l’incident en détails à partir de témoignages des survivants) envoie une chaloupe à vapeur, commandée par l’aspirant Guillon, et une baleinière, commandée par l’enseigne de vaisseau Pâris, dans le port de Sakai afin d’y effectuer des relevés hydrographiques et chercher le capitaine Roy et le consul de France qui doivent y arriver en milieu de journée. Sur la chaloupe à vapeur du Duplex, Bergasse a envoyé seize hommes dont l’aspirant Guillon, premier maître Le Meur et le deuxième maître mécanicien Durel. Certains des hommes ont des révolvers, mais à bord de la baleinière de la Vénus personne n’est armé. Une fois à quai, Paris laisse les hommes sous la surveillance de Guillon tandis qu’il part faire des sondages avec la baleinière. Guillon a ordre de rejoindre le milieu de la rade si les Japonais deviennent trop curieux ou agités. Mais la population est très bienveillante: les Japonais viennent offrir des fruits et des gâteaux aux marins. Pâris revient deux heures plus tard et part sonder un autre point de la rade. C’est alors que Le Meur et Durel demandent l’autorisation à Guillon de se promener le long du quai. Comme d’autres marins avaient mis pied à terre sans souci et que la population était toujours amicale, la permission leur est accordée.
Quinze minutes plus tard, alors qu’ils atteignent le bout du quai, deux cents mètres plus loin, ils sont interpellés par un homme en armes qui pousse un cri. Tout à coup, ils sont encerclés par une soixantaine d’hommes de Tosa armés de fusils, de sabres et de bâtons. On leur lie les mains. Le Meur résiste mais Durel lui dit de se laisser faire et tente de s’expliquer aux Japonais. Un peu plus tard, voyant qu’on les emmène vers l’intérieur de la ville et qu’on ne les écoute pas, Le Meur préconise la fuite. A peine se sont ils dégagés de leurs agresseurs que les coups de feu commencent. Le Meur fuit vers la chaloupe poursuivi pas les Japonais. Durel se jette à l’eau. Le Meur arrive en courant à la chaloupe à vapeur et s’écrie « Pousse au large, nous sommes perdus, voici la garde! » et Guillon répond « Coupe les bosses, machine en avant ! ». Mais il est trop tard: les Japonais ouvrent le feu sur eux et les autres matelots à bout portant. Les balles coupent les tuyaux à vapeur, les marins se jettent à l’eau et se cachent derrière la chaloupe. Les Japonais continuent à faire feu jusqu’à que les Français cessent de donner signe de vie, puis, ils prennent la fuite. Depuis la baleinière, Paris et ses hommes regardent la scène, impuissants. Ils essuient des tirs de fusil mais essaient tout de même de s’approcher pour sauver des marins qui se seraient jetés à l’eau. Ne voyant plus personne donner signe de vie non plus, ils rejoignent la flotte. Parmi les seize marins de la chaloupe, sept sont pourtant encore vivants, quoique tous soient blessés à l’exception de Durel qui, lui, ne sachant pas nager, a failli se noyer! En effet, ils se sont pour la plupart cachés dans l’eau derrière la chaloupe. Un des sept avait été assommé et laissé pour mort mais la population japonaise l’a ramené à bord de la chaloupe une fois les hommes armés partis. Durel, remonté dans la chaloupe, aide les blessés à se hisser dedans. Puis, ils rament jusqu’à la sortie du port et font voile pour regagner la flotte. Deux des blessés meurent peu après. Au total, onze marins ont été assassinés dont l’aspirant Guillon, âgé de vingt-deux ans.
Pas de mention de violences des Français, encore moins de tentatives de viols comme sur les images. Pas de drapeau que les soldats volent au passage mais, côté français, le pavillon de la baleinière a été perdu au cours des événements. Faut-il croire pour autant, comme nous l’assure Mitsuhiro Asakawa, « éditeur de la version japonaise chez Seirinkögeisha », que « la vérité reste largement inconnue » (tout en précisant deux lignes après que la version de M. Hirata repos[e] sur la vérité historique ») ? En tout cas, le 10, quand Léon Roches demande aux « envoyés du gouvernement impérial […] si quelque acte des marins ou quelque parole avait pu déclencher les hostilités, [ils] répondent qu’« au contraire, la conduite et l’attitude de ces marins étaient parfaitement exempte de tout reproche et que l’agression avait eu lieu sans l’ombre d’un prétexte.» Les officiers de Tōsa interrogés par les autorités japonaises ont prétendu n’avoir pas eu connaissance des traités stipulant le libre accès à Sakai. Enfin quand Roches leur a demandé si le fait que ces hommes soient français soit en cause, ils ont répondu que non, que les agresseurs étaient animés d’une haine contre tous les étrangers. »
Autre moment :
Celui-là est plus facile à mettre en doute : Léon Roches, ambassadeur, n’est pas présent durant l’éxécution. De plus il est bien peu probable que les exécutions se fassent au milieu d’un bain de sang (les samurai refuseraient une telle impureté, et d’après Bergasse (qui n’est encore que capitaine de frégate), après chaque mort, « huit hommes arrivent, enlèvent le corps et ce qui a servi au supplice, enveloppent le tout dans les nattes et dans le grand linceul qui recouvre la surface de l’exécution, et aussitôt le lieu est préparé de nouveau » (p.101) :
Ce mode d’exécution laisse une profonde impression à Bergasse mais ce qui le gêne le plus est qu’il n’y a pas d’ignominie dans cette mort. Le condamné qui ne reste pas infâme jusqu’au dernier moment devient un martyr selon lui. Ce qui s’est avéré exact car le tombeau des condamnés est devenu objet de vénération de la population japonaise peu après. L’objectif n’est donc pas atteint. Bergasse décide d’arrêter le cours de cette réparation après la onzième exécution. En plus de l’inefficacité de la punition, il souhaite donner une preuve de modération après que la France a montré toute sa force. Et puis la nuit vient, le vent se lève et il est plus prudent de regagner les embarcations avant l’obscurité. Il fait part de son intention à Godai. Le douzième condamné marchait d’un pas ferme vers le lieu de supplice quand on lui fait signe de revenir sur ses pas, il s’incline lentement et revient tranquillement « sans que rien dans sa physionomie trahit la moindre émotion » remarque Bergasse. Il fait nuit noire lorsque Bergasse arrive sur la Vénus et le vent souffle fort. Roches qui arpentait le pont avec Roy interroge Bergasse et se montre fort mécontent de sa décision. Puis, il se calme et tombe d’accord sur le fait que cette preuve de modération pourrait leur être favorable.
Peut-on dire également que Roches rentre « tout penaud » en France ? Cet attentat entraîne « le début des relations officielles entre le gouvernement impérial naissant et les nations occidentales. Et c’est à cause du massacre de Sakai que la France est la première à être mise en relation avec l’Empereur » (audience à Kyoto le 23 mars). Cela n’enlève rien au fait que Roches et les représentants français ont pris le parti du shogun — Roches a été peu sensible au charisme du jeune empereur (« sa figure n’offrait aucune trace d’intelligence »). C’est pour ce choix qu’il « fut appelé en France et mis en disponibilité avec, à titre de consolation, le grade de ministre plénipotentiaire », pas à la suite de « l’incident » de Sakai (quel drôle d’euphémisme).
J’ai du mal à suivre Mitsuhiro Asakawa pour qui « ce que M. Hirata décrit ici, c’est une tragédie causée par une différence culturelle, et absolument pas par un nationalisme étroit. » Il y a effectivement un malentendu culturel, la « modération » française étant perçue comme une marque de faiblesse, mais l’oeuvre d’Hirata prend tellement parti qu’elle ne permet pas de la saisir. Par contre, ce nationalisme, je le décèle autant dans l’événement historique que dans les intentions du mangaka. C’est peu dire que cela tempère mon plaisir de lecture.
« La forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur d’un mortel ». Quand ce vers a été composé au 19e, ses lecteurs devaient saisir aussitôt le paradoxe rhétorique voulu par le poète : pour eux, le hiératisme minéral des bâtiments évoquait plutôt l’éternité des choses.
La figure de style est sans doute moins évidente pour nous qui sommes tellement habitués à des aménagements urbains massifs et incessants.
On en comprend d’ailleurs encore mieux la nostalgie de Baudelaire face à la transformation de son Paris sous les traits de règle d’Hausmann : combien de nos paysages affectifs à nous ont-ils déjà disparu aussi, remplacés par un parking ou absorbés par un complexe commercial ?
Parmi les capitales qui changent vite, Tōkyō fait figure de cas d’école. Building au design audacieux, petit immeuble d’habitation étroit, n’importe quelle construction peut être frappée par les avis de démolition. Comme l’écrit Satô Shinichi, « la ville semble vouée à devoir toujours changer et il suffit de la parcourir pour constater que les nouveaux projets de construction font partie intégrante de ses caractéristiques propres. »
Si l’identité de Tōkyō semble donc bien tenir dans le changement, la mémoire de ses états transitoires semble avoir été longtemps lacunaire, jusqu’à parfois étonner les Japonais eux-mêmes : lors du développement d’un épisode de la série Densha de GO! proposant de conduire une rame de train sur la célèbre ligne circulaire Yamanote dans les années 60 (Nintendo DS, 2010), les producteurs, Minoru Mukaiya et Yosuke Tsuda, se sont ainsi rendus compte qu’il n’existait « absolument aucun film d’époque, y compris dans les archives télévisées » du trajet vu depuis un wagon[1]. De leur propre aveu, « c’était un peu surprenant [pour] une icône aussi célèbre que la ligne Yamanote, en plein Tōkyō ». Faute de mieux, l’équipe a donc dû se contenter de photographies aériennes pour reproduire « les types de bâtiments et leur hauteur », défaut de documentation qui doit expliquer en partie le peu d’estime que lui portent beaucoup d’amateurs de la franchise.
Akira Saitō, le créateur de Densha de GO!, a d’ailleurs souligné les problèmes rencontrés lors du développement du premier épisode (1997) à cause de ce Tōkyō protéiforme :
« C’était difficile car je voulais être fidèle. […] Il y avait beaucoup de bâtiments en construction à cette époque, et le paysage urbain ne cessait de changer. Donc j’ai demandé aux membres de mon équipe de prendre chaque ligne au moins dix fois, en restant derrière la cabine du conducteur. »[2]
Vingt ans après, on peut toujours féliciter Saitō et son équipe d’avoir réalisé un jeu à la hauteur de leurs ambitions, comme le montrent ces comparaisons entre paysages réels et leur reproduction sur la ligne Tokaidō entre Kyōto et Ōsaka et sur la ligne Keihin-Tōhoku (entre Shinagawa et Yokohama)[3] :
Un point sur cette série est sans doute nécessaire pour la plupart des Européens : « pas vraiment adapté pour les marchés occidentaux »[4], aucun épisode de ce simulateur de conduite de train n’a en effet été commercialisé chez nous. Au Japon par contre, Densha de GO! (« Allons-y en train ! ») a tôt fait de sortir des salles d’arcade où il a commencé sa carrière pour devenir un phénomène de société. Son succès commercial immédiat a pris tout le secteur de court[5], de Saitō lui-même qui l’avait conçu comme un « jeu de niche », à son propre employeur, Taitō (mondialement célèbre pour Space Invaders), qui ne croyait plus guère en son game designer[2].
Le jeu connaîtra trois autres épisodes en arcade produits par Saitō (dont le dernier, en octobre 2000, a beaucoup divisé les habitués : les tramways, particularité de l’épisode, ne freinent pas comme des trains), avant de se replier sur consoles avec beaucoup de déclinaisons inédites (et bien moins soignées). Akira Saitō quitte Taitō en avril 2013, peu après que l’entreprise ait annoncé l’arrêt de nouveaux projets pour la série, ce qui n’a finalement pas empêché la sortie d’un nouvel épisode en arcade en 2017 avec une équipe de développement entièrement renouvelée.
Une dimension documentaire et mémorielle
Si au Japon « la ville s’est construite autour des lignes de chemin de fer »[6], alors Densha de GO! pourrait bien être, par son souci de réalisme, un moyen d’observation des particularités de la ville japonaise, et ce d’autant plus que si l’on admet que « rien ne vous donnera une vue plus sincère [d’un] pays que le train »[7].
Prenons Tōkyō puisque ses lignes ont souvent été reproduites d’un jeu à l’autre, en prenant en compte le risque de miroir grossissant qu’entraîne le fait de regarder une ville depuis ses voies ferrées : non seulement le paysage ferroviaire d’une ville ne peut résumer entièrement son paysage urbain (on repérera difficilement ses rues étroites, ses entrelacs de fils électriques, ses façades de néon, etc.) mais il a ses propres particularités : les immeubles s’agglomérant autour des gares, la ville pourrait paraître plus verticale et dense qu’elle ne l’est dans sa globalité.
Vu du train, on repérera en tout cas sans mal les caractéristiques de l’espace urbain japonais, l’empilement des voies et des routes, le manque d’alignement du bâti (machinami) ou son (in)esthétique particulière, mêlant côte à côte des immeubles au style très disparate.
Conduire sur la célèbre ligne Yamanote permettra également de repérer, derrière la massivité de plusieurs gares, comme celle de Shibuya par exemple, qu’elles sont tout autant des infrastructures de transport que des centres commerciaux géants.
Une station plus loin, on croise entre Ebisu et Meguro ces zones pavillonnaires si caractéristiques de la capitale japonaise (celles-là mêmes « qui font obstacle à une utilisation plus pointue de la ville » selon un important promoteur immobilier en 2010, à cause de l’extrême morcellement des parcelles, de leur prix et de la rareté des procédures d’expropriation).
Par ailleurs, la série ayant fêté ses vingt ans, et dans ce contexte particulier d’« amnésie architecturale » (selon l’expression de Natacha Aveline), les différents épisodes de Densha de GO! se révèlent être un moyen (certes parmi d’autres[8]) de garder une trace d’un état ancien des villes, et donc de leur évolution.
D’un épisode à l’autre, on peut ainsi remarquer l’apparition d’annonces traduites en anglais sur la ligne Yamanote, assister à certaines modifications dans les gares, par exemple l’installation de portes palières basses pour éviter les accidents, comme ci-dessous à la station Harajuku (Densha de GO!!, 2017).
À propos, on peut d’ores-et-déjà regretter que le dernier jeu d’arcade, malgré sa structure panoramique sur trois écrans, ne permette d’admirer la gare en structure bois ouverte en 1924 : le bâtiment pourtant très apprécié par la population (mais terriblement sous-dimensionné) va être remplacé par un bâtiment plus moderne d’ici les Jeux Olympiques de 2020.
Autre exemple à la sortie de Densha de GO! PLUG& PLAY en décembre 2017 (en fait l’épisode Densha de GO! Final publié en 2004 sur PS2 et inclus, à la manière de la NES Mini, dans une console/manette se branchant sur prise hdmi) : comme en témoigne Otsuka Keiichiro,
« après l’arrêt à Takichawa, je me suis rendu compte que le paysage était différent de celui auquel j’étais habitué. La modélisation datant d’octobre 2003, elle reproduisait la section telle qu’elle était avant la surélévation des voies. »
Densha de GO! Nagoya Railroad, sorti exclusivement sur Playstation et PC en 2000, garde également la trace de deux itinéraires abandonnés depuis, le monorail du zoo d’Inuyama et la ligne Minomachi.
Le cas de la ligne San’in entre Kameoka et Kyōto est enfin assez particulier. Outre qu’il s’agit de celle que les joueurs débutants sont incités à essayer en premier, c’est aussi la plus bucolique jamais modélisée au cours des divers épisodes. L’idée de l’inclure dans le premier épisode ne s’est pourtant imposée que tard lors du développement, à mesure que d’autres itinéraires plus fréquentés comme les lignes JR Yokozuka, JR Yokohama ou encore la ligne circulaire d’Ōsaka étaient recalés, essentiellement à cause de leur paysage décevant (début dans un tunnel, trop rectiligne, trop d’autoponts…)[9].
Elle avait un autre avantage, comme Akira Saitō l’expliquait : « Nous n’avions pas beaucoup de temps pour réaliser le jeu… Alors avec une ligne que je connaissais très bien, je savais quoi y inclure. »[2]. Saitō l’avait en effet prise les 4 ans où il faisait le trajet de Kyōto jusqu’à Kameoka pour étudier à la Kyōto Gakuen University (entre 1983 et 1987 environ). Il la connaissait donc effectivement très bien, à ceci près qu’en 1997, date du premier épisode, cette ligne n’existait plus depuis longtemps : elle avait fermé en mars 1989, quand la voie a été entièrement électrifiée et redoublée ; les trains traversaient depuis les gorges par 6 tunnels, évitant précisément la partie si belle et serpentueuse du trajet.
Évidemment, toutes ces comparaisons basées sur les jeux ne peuvent valablement se faire qu’à la condition que les routes aient été correctement reproduites, et on doit noter que les erreurs de toutes sortes ne manquent pas, à commencer par les distances entre les stations qui n’ont longtemps pas été respectées (Minoru Mukaiya relevait avec satisfaction que l’épisode DS qu’il avait produit était le premier à « reproduire correctement la longueur de la route »[1] entre les arrêts de la Yamanote).
Les biais qui touchent la représentation fidèle de la ville s’avèrent donc nombreux et il faut les garder en tête : les limites de documentation sont souvent importantes, par manque de documentation comme on l’a dit ou à cause des contraintes de temps et de moyens (prendre « une dizaine de fois »[2] une ligne pour la reproduire paraît bien peu).
La reconstitution de la San’in Line comporte également quelques anachronismes, comme un pont visible dans le premier jeu (supprimé dans Densha de GO!3) ou l’arrêt dans une gare qui n’ouvrira que la semaine suivant la mise en service de la nouvelle ligne.
Section de la ligne réelle en 1989 et sa reproduction[3], le premier pont de la nouvelle voie est bien omis, mais pas celui d’après dans l’épisode de 1997 et sa déclinaison « Professional » de 1999.
Autre défaut, les bâtiments les plus remarquables sont rarement repris à l’identique, autant sans doute pour limiter le travail de modélisation que pour éviter d’éventuels problèmes de propriété intellectuelle – à noter cependant que la position, la couleur, la taille sont en général respectées.
Une vision idéalisée du train et de sa route
Pour une franchise qui s’est toujours caractérisée par une modélisation un peu frustre, le choix du moteur de jeu Unreal Engine 4 pour le nouvel épisode en arcade (Densha de GO!!, avec un deuxième point d’exclamation) a marqué un tournant qualitatif énorme.
La qualité de reproduction du paysage est désormais impressionnante, mais cette beauté nouvelle doit rester toute aussi suspecte que les graphismes approximatifs des jeux précédents. Le nom du moteur graphique dévoile à ce titre les intentions des développeurs, car on reste effectivement dans l’irréel : comme l’expliquait Kazuyuki Ikumori (supervision visuelle du jeu),
« En plus de reproduire le décor, j’ai ajusté délicatement la couleur et la saturation pour le rendre plus beau. Je veux qu’on ait envie d’y être, que l’on soit fan de chemin de fer, parent ou enfant, en créant des choses que tout le monde peut apprécier »
Dans le même épisode, le fait même de démarrer à Harajuku (capture d’écran ci-dessus) a été guidé par une volonté similaire d’attirer le regard avec une station « où le paysage était beau » (Kentarō Kawashima, producteur du jeu d’arcade jusqu’en février 2017).
Cette volonté d’embellissement peut aller jusqu’à contribuer, volontairement ou pas, à une forme de roman national comme dans l’épisode sur console Nintendo DS déjà mentionné – dont on pourrait traduire le titre complet par « Allons-y en train édition spéciale, revivez la ligne Yamanote de l’ère Shōwa ».
En fait d’ère Shōwa, le jeu cible plus spécifiquement le deuxième tiers du règne de l’empereur Hirohito, durant lequel le Japon regagne une stature internationale et où le pouvoir d’achat et le confort augmentent très vite.
Le jeu rassemble en effet des monuments qui n’ont pas existé simultanément, signalant davantage par là une volonté de célébration d’une période entière (« de Shōwa 30 à Shōwa 50 »[1], de 1955 à 75) que la recherche tatillonne du détail vrai : on croisera ainsi par exemple, sur le même parcours, le téléphérique qui a relié deux magasins à Shibuya de 1951 à l’année suivante et la Tour de Tōkyō à mi-construction (été 1958 d’après l’avancement des travaux).
Le motif de cette tour à mi-hauteur mérite qu’on s’y arrête : la construction n’ayant pris qu’une année et demie, ce monument figé à mi-construction peut difficilement être un souvenir qui aurait particulièrement marqué la population. On le retrouve pourtant au même stade de construction dans pas mal d’œuvres, notamment le premier film d’une trilogie extrêmement populaire là-bas, Always: Sunset on third street (elle-même inspirée d’un manga publié sans interruption depuis 1972). Dans les deux cas, outre un moyen de dater précisément la période représentée, il s’agit sans doute aussi d’insister sur la dimension éphémère, transitoire et révolue de Shōwa.
Remarquons aussi que la portion Shōwa du jeu se déroule toujours sur fond de soleil couchant, prolongeant là encore un cliché prégnant au Japon dans la représentation élégiaque de cette période.
Partie de décors d’Always et musée du Ramen à Yokohama, un des quelques parcs de restaurants qui reconstituent un quartier type Shōwa.
Densha de GO! DS ne se borne cependant pas à une représentation nostalgique du passé, il se double également d’un discours positif sur le présent. En effet, en proposant de conduire aussi sur la ligne Yamanote actuelle, bref en insistant sur les correspondances entre les deux époques, le jeu produit l’idée d’un progrès continu et planifié, comme si les baraquements en bois, les grues et les immeubles bas préparaient le Tōkyō plus verticalisé d’aujourd’hui.
Son discours le plus engagé, la série le réserve cependant aux transports en commun, au point d’évacuer largement leurs défauts bien réels : les horaires de conduite évitent ainsi soigneusement les heures de congestion des transports, et même dans ces rares cas, les gares sont loin d’être bondées : les usagers, généralement épars, paraissent sages et résilients. C’est particulièrement vrai pour le mode de jeu Shōwa, pourtant frappé à l’époque par « l’enfer des transports » (tsûkin jigoku) : « en 1950 le taux de surcharge des trains excédait déjà 200 % en moyenne à Tôkyô, allant jusqu’à 280 % sur la Yamanote et 340 % sur la ligne Chûô de la JR, dix ans plus tard il s’établissait partout aux alentours de 300 %, en dépit des importants efforts consentis pour le réduire. »[10].
Outre cette gare dépeuplée à 17h, on remarque également que les usagers sont tous en habit traditionnel, autre idéalisation de la période.
Ces gares à moitié vides sont évidemment la conséquence des limites d’affichage et pas d’une décision des développeurs, mais cela contribue malgré tout à la fiction d’une offre de transport apaisée, fonctionnelle et maîtrisée, loin de la réalité à laquelle ces jeux prétendent coller.
En cela, on touche probablement à une part du succès de la série, qui doit parfois tenir à une forme de catharsis, sinon de revanche : ces jeux permettent en effet de profiter d’un spectacle que le remplissage outrancier des rames, le stress et la fatigue interdisent au quotidien. En devenant le pilote et pas l’usager, en transformant le moyen de transport en fin ludique en soi, en mettant en avant le trajet et pas sa destination, on réenchante des migrations pendulaires qui n’ont rien de paradisiaques au quotidien : le changement de rôle s’accompagne ainsi d’un changement de point de vue (du panorama-travelling à la percée) et, partant, de regard.
Ces contraintes techniques avaient aussi leur part dans la métamorphose de Kameoka dans le premier épisode, cette ville de la proche banlieue de Kyōto (76000 habitants en 1985, 20 000 de plus aujourd’hui) et qui, dans le jeu, n’a plus grand-chose d’urbain : elle semble perdue dans un océan de rizières.
Pour autant, Akira Saitō s’étant largement basé sur ses souvenirs pour reproduire le trajet, les deux premières gares du parcours ne sont cette fois-ci pas seulement les conséquences d’une modélisation simpliste mais également le témoignage du paysage mental du game designer, pour qui Kameoka est demeurée plus campagnarde qu’en réalité.
Sortie de la voie lente de la gare d’Umahori (Kameoka) dans le premier épisode et plus réaliste dans le 3 (au milieu) et vue depuis la voie express en 1989 (à droite)[11].
À l’entendre se remémorer ce « paysage merveilleux »[2] (les rizières avant d’entrer dans les gorges, les barques traditionnelles en contrebas, jusqu’à la célèbre forêt de bambous d’Arashiyama à la sortie du tunnel), on comprend d‘ailleurs que la beauté des gorges a simplement « contaminé » dans son esprit la ville adjacente :
« Ce train qui longeait la rivière était un lieu hors de la vie quotidienne et universitaire, et je me rends compte à quel point c’était un temps précieux pour l’étude, la lecture, un véritable luxe qui permettait de vider son esprit. Voilà 14 ans que j’ai déménagé à Yokohama pour le travail, et maintenant que je ne peux rien espérer d’aussi agréable ni d’aussi apaisant, les 4 années que j’ai passées à Kameoka me paraissent incroyablement importantes. Je m’en suis rendu compte récemment, mon affection pour Kameoka et les gorges d’Hozu ne tient pas tant à la nostalgie de mes années étudiantes qu’à une chose plus importante : c’était un rythme de vie détendu, agréable et, pour un peu qu’on ait étendu les jambes, quel privilège d’admirer la nature environnante ! »[12]
La majesté du parcours n’a pas échappé aux autorités locales puisque la route abandonnée a été reconvertie en itinéraire touristique depuis 1991. Des cerisiers et des érables y ont été savamment plantés et, pour multiplier encore les points de vue à photographier, le train de quatre wagons n’y dépasse plus les 25 km/h.
Aujourd’hui qu’il n’existe plus qu’une ligne rapide sans panorama et l’ancienne voie trop chère et trop lente pour être utilisée par les habitants, la reproduction de la « vieille portion de la ligne San’in »[9] est sans doute le plus grand mérite de la série entière, au-delà d’avoir gardé la trace de tel immeuble, de tel groupe de maisons ou de telle infrastructure disparue.
Sur cette ligne plus qu’ailleurs, le jeu ressuscite à la fois la « forme » du trajet et son effet sur le « cœur » d’un jeune homme : 7 kilomètres et quinze minutes durant, chaque partie recrée ainsi la mémoire d’une migration pendulaire enchantée, le long d’une voie dont la beauté n’avait pas encore été monétisée, simplement offerte en sus du prix d’un ticket pour rentrer chez soi ou aller travailler.