Épanchement de shinobi
Par Game A le 7 juillet 2025 - La Vie vs les jeux vidéo(s)6 minutes

J’ai trahi le Japon.
Ce pays qui a su se préserver trois siècles de la mauvaise influence ibérique (dans le lot je dois bien être apparenté à l’un d’eux), ce Japon meurtri par les canonnades anglo-américaines, cet archipel envahi par les touristes, voilà que je contribue moi aussi à le piller :
j’ai joué à un jeu de ninjas occidental (The Messenger, 2018, Sabotage Studio / Devolver Digital).
J’avais toujours respecté l’interdit, méprisé les 3 ninjas contre-attaquent, toléré une exception pour les Tortues Ninja et Shredder (c’était limite), refusé d’offrir du Ninjago, etc. Qu’est-ce qui a pu craquer en moi pour abandonner ainsi tout principe éthique ?
Le ver était peut-être déjà dans le fruit quand j’ai commencé à discriminer les ninjas entre eux, persuadé qu’ils étaient de deux genres : je soupçonnais alors les Japonais de manipuler deux archétypes autour des années 80-90, les uns à destination des étrangers (Américains en premier lieu, d’ailleurs ces jeux se passent souvent aux États-Unis) et les autres pour eux-mêmes*. On retrouverait les premiers plutôt dans les jeux vidéo, les autres plutôt dans les mangas et animés, pour la raison que le marché du jeu d’arcade en particulier visait plus souvent l’export que les autres médias, d’abord produits pour le marché intérieur.
Le soupçon d’appropriation culturelle parait d’ailleurs inséparable du concept de ninja, tout le monde croyant le repérer même quand il n’est pas là (« On m’a souvent dit que Ninja Spirit ressemblait à « l’idée qu’un étranger se fait du style japonais », mais je n’ai cherché qu’à aller au plus typique de l’esthétique japonaise. » — Masahiko Ishida, compositeur de la bande son).
Pour simplifier une théorie déjà très simpliste (on élabore ce qu’on peut), les uns ont une cagoule, les autres souvent une tignasse pas possible, les premiers focalisent sur la furtivité (on y reviendra), les autres sur les pouvoirs magiques et les techniques secrètes**.
Du même doigt mouillé, j’ai envie de trouver leur origine graphique du kuroko via l’estampe d’une part et, de l’autre, des personnages du kabuki rattachés aux ninjas par la tradition (Jiraya, Goemon), au design flamboyant ; entre les deux , il y aurait aussi tous les personnages type Kamui (Sanpei Shirato), graciles et gracieux.
Par exemple, Legend of Kage (Taito, 1986) Ninja Spirit (Irem, 1988) ou le design de Strider Hiryu (Capcom, 1989), plutôt pour les Japonais, très inspiré en tout cas par la vision traditionnelle du ninja portée par les anime et mangas, Ninja Gaiden (Tecmo, 1988), clairement à destination première des Amerloques. De ce point de vue, Wrath of the black manta (sur NES, 1989) était un double scandale, pas seulement parce qu’il était nul, mais parce que sa couverture européenne annonçait un magnifique ninja à la japonaise, qu’il n’était pas.
Vous allez me dire « et Iga no Kagemaru de Mitsuteru Yokohama alors ? ». Et ben chapeau, vous connaissez vos classiques. (Encore un Kagemaru au fait…) Ben justement, Kagemaru ne porte pas systématiquement sa cagoule, et quand il le fait, son visage est toujours largement reconnaissable, ce qui parait logique pour s’attacher au héros, alors que tout se passe comme si, pour les ninjas « occidentaux » c’est la tenue générique et le gommage des caractéristiques physiques qui devaient faciliter l’identification.
Les contre-exemples doivent être innombrables mais quand même, durant la période qui nous intéresse, les Américains (et nous) paraissent s’être contentés de leurs ninjas en pyjama intégral, comme si la furtivité et l’anonymat allaient forcément de pair avec le camouflage complet du visage et un uniforme hyper voyant en plein jour. Pour des gars qui ont bâti un empire reposant sur le pouvoir d’une paire de lunettes pour cacher l’identité d’un superhéros extra-terrestre, ça ne manque pas de sel.
En tout cas, s’il y avait bien un type de ninjas volontairement pensé pour l’export, alors l’accusation d’appropriation culturelle est moins solide, le ninja étant, au moins partiellement, une sorte d’objet transactionnel, comme un archétype en partage.
L’un ne serait alors pas moins authentique que l’autre. D’ailleurs, la fiction et la propagande nationale ont à ce point saisi le ninja japonais « à usage interne » que lui aussi manque totalement d’authenticité, les Japonais eux-mêmes semblant largement surévaluer son efficacité :
Les Japonais sont les rois du déguisement. Cela leur vient du nindō, l’art des ninjas. Le henso-jutsu, ou l’art de se déguiser et de se faire passer pour quelqu’un d’autre, fait partie des techniques d’espionnage ninjas (chōhō) et aurait notamment influencé une tradition où l’on ne dissocie pas la recherche de l’information de l’action. Or ce choix a toujours été catastrophique dans les services spéciaux et n’a pas été préféré dans le Japon moderne. Témoin cette confidence d’un responsable des services actuels : « Mon père était lui aussi dans le renseignement, avant la Seconde Guerre mondiale. C’était l’époque où un agent japonais croyait pouvoir se déguiser en coolie chinois, dans la grande tradition des ninjas passe-partout, sauf qu’il oubliait de raser ses moustaches d’officier en guidon de vélo et marchait au pas cadencé de sorte qu’il se faisait repérer à tous les coups à cinq cents mètres. »
Roger Faligot, Naisho. Enquête au cœur des services secrets japonais, 1997, p. 25.
~~~~~pfuitt~~~~~
Dans un nuage de fumée, la conclusion de cet article a disparu soudainement. (Les digues ayant rompu, à suivre après la sortie de Ninga Gaiden: Ragebound et Shinobi: Art of vengeance.)
* Pour être complet et voir les choses de l’autre bout de la lorgnette, il faudrait aussi prendre en compte les ninjas produits directement par les étrangers (le cas même de The Messenger). Le cinéma de genre n’est pas directement mon objet mais dans ce cas il faudrait au minimum ménager une catégorie pour le « tiers ninja » du Sud en général (Black ninja), les ninjas pan-asiatiques et hongkongais en particulier (Duel to the death, Five Element Ninjas etc.), ne serait-ce qu’à cause de la teneur anti-japonaise et postcolonialiste de ces films qui en font des antagonistes mais se refusent sauf exception à en faire des héros.
** Concernant les techniques secrètes, j’en veux pour preuve tous les romans, films, mangas nommés « manuscrits » ou « carnets secrets quelque chose » (Yagyū bugeichō, Kōga bugeichō, Ninja Bugeichō: Kagemaru [!] Den de Sanpei Shirato, Ninja ninpō chō etc.) constituant dans les années 60 le 2e boom ninja (après le premier au début du 20e, alimenté par le kabuki et le 3e, mondial celui-là, au cours des années 80). Sur les pouvoirs magiques, Akira Ushizawa d’ADK explicitait bien l’intérêt du ninja :
As characters, ninjas are just very easy to use in your game. If we instead use “special forces” characters or something, we can’t stray very far from reality. On that point, ninjas allow for a certain degree of craziness.
—”Forget about it, it’s ninjas!” That kind of feeling?
Dans les Manuscrits ninjas de Fūtarō Yamada (Yagyū ninpō chō, traduits chez Philippe Picquier), le mot même de ninja n’apparaît qu’à la toute fin (page 901), sans que le roman ne s’attache à l’expliciter ; tout juste comprend-on que Jubei Yagyū ne se limite pas à une stratégie de bushi, de guerrier, en face à face.
(À vrai dire, le récit n’en fait pas des caisses non plus sur ces manuscrits, tout se limite à deux passages, à la fin également, où est évoqué « Le torse de plomb dont parle les textes de l’art du combat ninja » ou bien celui-là : « L’estrade triangulaire, les formules incantatoires, le sang des femmes qui s’enflammait: tous ces ingrédients étaient nécessaires pour réussir ce tour de sorcellerie qui rendait l’impossible possible. [Il] sentit un frisson lui parcourir l’échine devant cette inquiétante vision entraperçue parmi les volutes de fumée. »)
Tout cela pour dire que, aussi connu des lecteurs de l’époque soit-il, le ninja des années 60 ne coïncidait pas tout à fait avec celui que l’on se figure aujourd’hui, qui résulte donc d’une construction relativement récente.
Commentaires
De mémoire, Sega visait le marché occidental dès le premier épisode de Shinobi, probablement après avoir pris connaissance de toute la vague de films de ninja sortis aux USA (American Ninja date de 85).
Dans le premier opus, le personnage principal ne porte pas de cagoule, sauf sur le flyer du jeu. La couv’ réalisée pour la version Mark III lui donne même des traits plutôt occidentaux.
Depuis, j’ai l’impression que les chara-designers ne cherchent plus tant à rendre leurs personnages de ninja / kunoichi discrets qu’attrayants, ce qui peut aussi bien se traduire par une écharpe rouge pétante, flottant dans le vent, que par une meuf à gros seins, mini jupe et cheveux mauves. Tant pis pour la fonction, l’important c’est ce qu’on voit à l’écran.
Oui, je garde le cas Shinobi pour la prochaine fois. Même sans cagoule dans le premier, les États-Unis stéréotypés et plagiés, le passage à la combi intégrale à partir de Shadow Dancer (certes blanche) etc., c’était clairement un ninja à visée occidentale.
Concernant l’extcentricité du design au détriment de la discrétion en tenue unicolore, même si les exemples que tu cites vont effectivement loin, la « fonction » de la tenue unicolore est de toute façon de l’ordre de la convention, l’idée même d’un uniforme pour se fondre dans la masse étant antinomique (je veux dire qu’avant de cacher son identité, un ninja devrait d’abord cacher qu’il est un ninja).
Mille fois merci pour le commentaire et les précédents, tu dois maîtriser toi-même quelques arcanes secrètes pour repérer aussi vite quand je publie un truc en scred ! :D
Encore un article formidable, drôle et avec la meilleure conclusion possible :D
The Messenger était bien sinon ? :D
Ha ha, ça s’est donc vu que je ne parlais pas du Messenger :)
Je pense que mon avis sera plus objectif lorsque j’aurai enfin obtenu le dernier succès qui me reste (Star messenger).
Le jeu est super, bien fait, référentiel tout ce qu’on veut (j’ai quand même de loin préféré sa partie 8 bits que le metroidvania de la deuxième) mais finalement le thème de ninja ne sert à rien (au-delà de « justifier » le double saut, les shurikens et le fait de s’accrocher au mur), du moins il n’y a rien de japonisant à part le vieux maître (et encore, cela doit sans doute plus aux films de kung-fu) la première minute du jeu.
Ou alors cela confirme que le ninja est à ce point une co-construction que l’appropriation culturelle s’est parfois fait dans l’autre sens, que ce sont les Japonais qui copient le ninja occidental pour vendre à l’export, et que des ninjas sans vrai lien avec le Japon voire l’Asie sont totalement legit.
En fait le jeu doit davantage au jeu de Ninja sur Nes et Amiga/Atari qu’au ninja lui-même.
Je pourrais avoir un article sur Les Amis de Ringo Ishikawa ? Quand je veux taper, il fume des clopes et je sais pas ce qu’il faut faire. Dr Manette, aidez-moi.
Bouton R pour passer en mode délinquant !
N’attaque pas plus de deux types à la fois au début, méfie-toi de certaines couleurs aussi, j’espère que tu adoreras.
Maître Sega