Étonné de tomber sur cette anecdote dans Le Vide et le Plein de Nicolas Bouvier, à propos de la Tour du soleil de Tarō Okamoto qui me hante depuis une vingtaine d’années et cette mise en scène post-apocalyptique de Kenji Yanobe.

Hideo Sato est un activiste du Sekigun (le groupe radical qui a détourné sur Pyongyang un avion de Japan Airlines) déjà arrêté l’an dernier par la police en Hokkaido sabotage et « subversion ». Puis il s’est fait oublier ou a simplement brouillé sa trace comme il est semble-t-il facile de le faire ici et s’est engagé comme employé de mairie dans une préfecture du Centre. Vers la fin avril il s’est installé clandestinement dans l’oeil droit de l’immense statue de la place des fêtes qui comporte deux visages superposés à trente et soixante-dix mètres du sol. Ainsi pouvait-il interrompre la puissante source de lumière qui sort alternativement d’un ceil et de l’autre, ainsi a-t-il rendu borgne ce visage camus qui était l’un des symboles les plus vantés de l’Expo 1970. Pour accéder à cet œil, il faut grimper le long d’une tubulature épaisse comme un tronc, presque verticale et très vertigineuse. Hideo Sato bivouaquait dans l’oeil avec son sac de couchage et un transistor. Est-il monté là-haut tout seul, a-t-il bénéficié de complicités ? La police le saura peut-être mais nous ne le saurons jamais. Au début, la présence de ce contestataire minuscule (on le voyait grand comme une allumette), qui laissait pendre ses jambes par-dessus la paupière inférieure, haranguait parfois la foule massée sur la place et faisait la grève de la faim, a causé une certaine sensation et plongé les organisateurs dans un embarras extrême : à cause de la difficulté de l’escalade il était risqué d’aller l’emballer de force, surtout que l’opération aurait dû se dérouler de nuit pour éviter de donner à cet exhibitionniste la publicité que justement il cherchait. On craignait aussi qu’il ne saute et n’aille faire soixante-dix mètres plus bas une éclaboussure de mauvais augure pour l’Expo. On a donc fait comme s’il n’y était pas. pour

Toute une longue semaine, l’étudiant a jeûné dans son cil pendant que, sous lui et sans qu’il y puisse rien faire, la portée de son geste se dénaturait complètement. Il était devenu une attraction de plus, dans une foire qui en compte bien d’autres, pour les villageois de la campagne alors très nombreux parce qu’il y avait peu de travail aux champs: une anecdote, un souvenir à ramener chez eux. Au bout de quelques jours, on a même organisé - pour relancer l’intérêt - un dialogue avec le sculpteur de la statue. L’étudiant aurait dit : « Pourquoi ne dansez-vous pas tous sur cette place?» Le sculpteur aurait déclaré : Chaque fois qu’une chose nouvelle apparaît (sa statue) il faut qu’elle soit salie pour être fécondée. »> Propos artificieux, contraints et qui ne correspondaient sans doute pas au fond de leur pensée. Peut-être le sculpteur trouvait-il sa statue plus belle avec un homme dans l’œil. Peut-être ces deux se seraient-ils fort bien entendus, mais ils étaient récupérés » l’un et l’autre et savaient que quoi qu’ils fassent la foire continuait sans les attendre. Le neuvième jour, l’étudiant qui avait faim et souffrait de vertige a troqué sa reddition contre une soupe de kayu (riz dilué) et une conférence de presse. On a promis sans promettre et il a d’abord envoyé son sac de couchage et son transistor. Puis un policier acrobate est allé encorder le naufragé très affaibli et l’a redescendu. Peut-être a-t-il eu sa soupe. Il n’a pas eu sa conférence de presse et sa photo n’a jamais paru. On a entendu jusqu’à Kyoto le soupir de soulagement des responsables. Ça s’était une fois de plus « bien passé ». Il est très difficile de faire entendre une voix discordante dans une société où depuis vingt ans, cahin-caha, la vie matérielle s’améliore sans cesse, où le gouvernement prend un ton dévot pour dire aux administrés « ne poussez pas, ne vous plaignez pas, songez à l’intérêt national… et chacun trouvera un petit quelque chose dans ses souliers de Noël ». Cette promesse on l’entend faire un peu partout dans le monde, le plus souvent par des escrocs, mais ici, depuis vingt ans, elle a toujours été tenue.

Je n’ai pas eu le courage de fouiller suffisamment pour découvrir ce qui était arrivé à cet Hideo Satō par la suite. Pas plus que je n’ai percé la raison pour laquelle ni l’oeuvre ni « le sculpteur de la statue » ne sont nommés par Bouvier - l’une et l’autre ne lui n’ont-ils pas paru notables ? Ou bien est-ce l’inverse, comme s’ils risquaient de détourner l’attention du lecteur ?