Voilà « l’incident de Sakai » tel que décrit par Hiroshi Hirata dans le recueil du même nom (L’Incident de Sakai et autres récits guerriers, Delcourt, 2009). La description qu’en fait Emmanuel Faubry (L’Engagement des officiers français dans la fin du shogunat et la restauration de Meiji (1867-1869), 2020) est bien différente : 

Le matin [du 8 mars 1868 à Sakai, près d’Ōsaka], le capitaine Bergasse du Petit-Thouars (qui a relaté l’incident en détails à partir de témoignages des survivants) envoie une chaloupe à vapeur, commandée par l’aspirant Guillon, et une baleinière, commandée par l’enseigne de vaisseau Pâris, dans le port de Sakai afin d’y effectuer des relevés hydrographiques et chercher le capitaine Roy et le consul de France qui doivent y arriver en milieu de journée. Sur la chaloupe à vapeur du Duplex, Bergasse a envoyé seize hommes dont l’aspirant Guillon, premier maître Le Meur et le deuxième maître mécanicien Durel. Certains des hommes ont des révolvers, mais à bord de la baleinière de la Vénus personne n’est armé. Une fois à quai, Paris laisse les hommes sous la surveillance de Guillon tandis qu’il part faire des sondages avec la baleinière. Guillon a ordre de rejoindre le milieu de la rade si les Japonais deviennent trop curieux ou agités. Mais la population est très bienveillante: les Japonais viennent offrir des fruits et des gâteaux aux marins. Pâris revient deux heures plus tard et part sonder un autre point de la rade. C’est alors que Le Meur et Durel demandent l’autorisation à Guillon de se promener le long du quai. Comme d’autres marins avaient mis pied à terre sans souci et que la population était toujours amicale, la permission leur est accordée.

Quinze minutes plus tard, alors qu’ils atteignent le bout du quai, deux cents mètres plus loin, ils sont interpellés par un homme en armes qui pousse un cri. Tout à coup, ils sont encerclés par une soixantaine d’hommes de Tosa armés de fusils, de sabres et de bâtons. On leur lie les mains. Le Meur résiste mais Durel lui dit de se laisser faire et tente de s’expliquer aux Japonais. Un peu plus tard, voyant qu’on les emmène vers l’intérieur de la ville et qu’on ne les écoute pas, Le Meur préconise la fuite. A peine se sont ils dégagés de leurs agresseurs que les coups de feu commencent. Le Meur fuit vers la chaloupe poursuivi pas les Japonais. Durel se jette à l’eau. Le Meur arrive en courant à la chaloupe à vapeur et s’écrie « Pousse au large, nous sommes perdus, voici la garde! » et Guillon répond « Coupe les bosses, machine en avant ! ». Mais il est trop tard: les Japonais ouvrent le feu sur eux et les autres matelots à bout portant. Les balles coupent les tuyaux à vapeur, les marins se jettent à l’eau et se cachent derrière la chaloupe. Les Japonais continuent à faire feu jusqu’à que les Français cessent de donner signe de vie, puis, ils prennent la fuite. Depuis la baleinière, Paris et ses hommes regardent la scène, impuissants. Ils essuient des tirs de fusil mais essaient tout de même de s’approcher pour sauver des marins qui se seraient jetés à l’eau. Ne voyant plus personne donner signe de vie non plus, ils rejoignent la flotte. Parmi les seize marins de la chaloupe, sept sont pourtant encore vivants, quoique tous soient blessés à l’exception de Durel qui, lui, ne sachant pas nager, a failli se noyer! En effet, ils se sont pour la plupart cachés dans l’eau derrière la chaloupe. Un des sept avait été assommé et laissé pour mort mais la population japonaise l’a ramené à bord de la chaloupe une fois les hommes armés partis. Durel, remonté dans la chaloupe, aide les blessés à se hisser dedans. Puis, ils rament jusqu’à la sortie du port et font voile pour regagner la flotte. Deux des blessés meurent peu après. Au total, onze marins ont été assassinés dont l’aspirant Guillon, âgé de vingt-deux ans.

Pas de mention de violences des Français, encore moins de tentatives de viols comme sur les images. Pas de drapeau que les soldats volent au passage mais, côté français, le pavillon de la baleinière a été perdu au cours des événements. Faut-il croire pour autant, comme nous l’assure Mitsuhiro Asakawa, « éditeur de la version japonaise chez Seirinkögeisha », que « la vérité reste largement inconnue » (tout en précisant deux lignes après que la version de M. Hirata repos[e] sur la vérité historique ») ? En tout cas, le 10, quand Léon Roches demande aux « envoyés du gouvernement impérial […] si quelque acte des marins ou quelque parole avait pu déclencher les hostilités, [ils] répondent qu’« au contraire, la conduite et l’attitude de ces marins étaient parfaitement exempte de tout reproche et que l’agression avait eu lieu sans l’ombre d’un prétexte.» Les officiers de Tōsa interrogés par les autorités japonaises ont prétendu n’avoir pas eu connaissance des traités stipulant le libre accès à Sakai. Enfin quand Roches leur a demandé si le fait que ces hommes soient français soit en cause, ils ont répondu que non, que les agresseurs étaient animés d’une haine contre tous les étrangers.  » 

Autre moment : 

Celui-là est plus facile à mettre en doute : Léon Roches, ambassadeur, n’est pas présent durant l’éxécution. De plus il est bien peu probable que les exécutions se fassent au milieu d’un bain de sang (les samurai refuseraient une telle impureté, et d’après Bergasse (qui n’est encore que capitaine de frégate), après chaque mort, « huit hommes arrivent, enlèvent le corps et ce qui a servi au supplice, enveloppent le tout dans les nattes et dans le grand linceul qui recouvre la surface de l’exécution, et aussitôt le lieu est préparé de nouveau » (p.101) :

Ce mode d’exécution laisse une profonde impression à Bergasse mais ce qui le gêne le plus est qu’il n’y a pas d’ignominie dans cette mort. Le condamné qui ne reste pas infâme jusqu’au dernier moment devient un martyr selon lui. Ce qui s’est avéré exact car le tombeau des condamnés est devenu objet de vénération de la population japonaise peu après. L’objectif n’est donc pas atteint. Bergasse décide d’arrêter le cours de cette réparation après la onzième exécution. En plus de l’inefficacité de la punition, il souhaite donner une preuve de modération après que la France a montré toute sa force. Et puis la nuit vient, le vent se lève et il est plus prudent de regagner les embarcations avant l’obscurité. Il fait part de son intention à Godai. Le douzième condamné marchait d’un pas ferme vers le lieu de supplice quand on lui fait signe de revenir sur ses pas, il s’incline lentement et revient tranquillement « sans que rien dans sa physionomie trahit la moindre émotion » remarque Bergasse. Il fait nuit noire lorsque Bergasse arrive sur la Vénus et le vent souffle fort. Roches qui arpentait le pont avec Roy interroge Bergasse et se montre fort mécontent de sa décision. Puis, il se calme et tombe d’accord sur le fait que cette preuve de modération pourrait leur être favorable.

Peut-on dire également que Roches rentre « tout penaud » en France ? Cet attentat entraîne « le début des relations officielles entre le gouvernement impérial naissant et les nations occidentales. Et c’est à cause du massacre de Sakai que la France est la première à être mise en relation avec l’Empereur » (audience à Kyoto le 23 mars). Cela n’enlève rien au fait que Roches et les représentants français ont pris le parti du shogun — Roches a été peu sensible au charisme du jeune empereur (« sa figure n’offrait aucune trace d’intelligence »). C’est pour ce choix qu’il « fut appelé en France et mis en disponibilité avec, à titre de consolation, le grade de ministre plénipotentiaire », pas à la suite de « l’incident » de Sakai (quel drôle d’euphémisme). 

J’ai du mal à suivre Mitsuhiro Asakawa pour qui « ce que M. Hirata décrit ici, c’est une tragédie causée par une différence culturelle, et absolument pas par un nationalisme étroit. » Il y a effectivement un malentendu culturel, la « modération » française étant perçue comme une marque de faiblesse, mais l’oeuvre d’Hirata prend tellement parti qu’elle ne permet pas de la saisir. Par contre, ce nationalisme, je le décèle autant dans l’événement historique que dans les intentions du mangaka. C’est peu dire que cela tempère mon plaisir de lecture.