Toujours à ma « grande vardouille » autour du 88 boulevard Rochechouart et de la scène fugace de Kung-Fu Master d’Agnès Varda dans une salle d’arcade (l’épisode précédent), j’ai redécouvert cette nouvelle en trois lignes de Félix Fénéon, rédigée pour la troisième page du journal Le Matin :

Une jeune femme nocturne a asséné un coup de hache à A. Renaudy, dans un cabaret du boulevard Rochechouart, puis est partie.

Fénéon ne précise ni le nom ni l’emplacement du cabaret, mais ce serait énorme que ce soit au n°88 qui nous intéresse n’est-ce pas ? (Je dis « nous », laissez-moi rêver.) 

Les diverses éditions de ces Nouvelles en trois lignes ne se préoccupent guère de les dater, voire de les authentifier (« pas de manuscrit bien entendu, pas de cahier de coupures du Matin, 10 % du corpus qu’on ne trouve pas dans la source, datation problématique, historicité non questionnée, et un nombre indéterminé d’autres brèves non recueillies ») mais une rapide recherche permet de situer le couperet dans la nuit du 22 juillet 1906 (Le Matin, édition du 23 juillet, gloire à Retronews) (ci-dessous, lithographie de Roland Topor qui l’illustre).

D’autres journaux étanchent notre curiosité aiguisée, ainsi le masculiniste* (et réactionnaire et antisémite et antirépublicain) La libre parole, le même 23 juillet :

Un drame émouvant et terrible a jeté l’émoi, hier soir, quartier Rochechouart.
Un ouvrier maçon, Alfred Renaudy, âgé de vingt ans, s’était, après diné, attablé chez M. Tantanet, marchand de vins, 92, boulevard Rochechouart. Là, avec quelques compagnons il but et il joua.
De temps à autre, il lançait une œillade et un bon mot à la cuisinière de l’établissement, une brune de vingt-sept ans, nommée Marie Blanchard.
Celle-ci ne s’en montrait pas très satisfaite. Aussi, Renaudy, agacé, revenait-il à la charge. A la fin, vers dix heures, une discussion éclata.
La cuisinière, énervée sans doute et folle de colère, saisit une hachette se trouvant à portée de sa main et en frappa le maçon amoureux au visage.
Marie Blanchard, voyant que sa victime s’affaissait ensanglantée, comme morte, lâcha son arme et s’enfuit.
Le drame s’était déroulé avec une rapidité telle qu’aucun des témoins ne put saisir la cuisinière.
Alfred Renaudy, dont l’état est très grave, sinon désespéré, a été transporté à l’hôpital Lariboisière.
M. Carpin, commissaire de police de service, étant absent, — qui dira pourquoi ? — son secrétaire s’est rendu sur les lieux et a ouvert une enquête aux fins d’arrêter la meurtrière.
Marie Blanchard n’a pas reparu de la soirée à son domicile, 3, rue des Trois-Frères.

Ce n’est pas de chance : il y a moins que la distance d’un lancer de machette du 92 au 88 (les journaux ne reparlent ni du harceleur, ni de Marie Blanchard, on peut imaginer qu’il a survécu).

Les 92 (parfumeries-souvenirs), 90 et 88 (Shenkine) en 2009, dans un état proche des bâtiments d’origine.

La manière qu’a Fénéon de sublimer cette triste taillade confirme en tout cas, après les Goncourt ou Zola, « la supériorité de la littérature du boulevard Rochechouart » sur le boulevard de Clichy (Louis Chevalier dans Montmartre du plaisir et du crime, oui, l’auteur du célèbre Classes laborieuses, classes dangereuses). Je ne demande évidemment qu’à le croire.

Reste que l’on n’est pas très avancés sur ce numéro 88. Tant qu’on est là, voyons ce que Retronews et Gallica ont conservé (entretemps j’espère trouver un rapport avec le jeu vidéo).

Quelques décès sont annoncés (Mme Lequen, 42 ans, en 1866, M. Tinet, 40 ans, en 1868Mme Villeray par empoisonnement accidentel en 1885) mais il s’agit probablement d’erreurs de numérotation, de même cette chute mortelle rapportée le 20 août 1922 : « Travaillant au ravalement de l’immeuble portant le numéro 88 du boulevard Rochechouart, un peintre en bâtiments, M. Angelo Bizzetti, 18 ans, est tombé du 7e étage. La mort a été instantanée. » Tous ces décès ont dû avoir lieu au n°86, construit en 1858 et qui fait 7 étages rez-de-chaussée compris.

Par leur nature, on peut faire davantage confiance aux annonces juridiques, les déclarations de faillites notamment (le feng-shui est cruel : le 88 est bien moins propice aux affaires que le 92, qui attirait certes les faits divers — un meurtre par balle en 1903, un suicide en 1928, une agression en 1950 — mais aussi et les clients, à en croire la longévité des commerces qui s’y sont succédé). En additionnant les sources, voilà ce qu’on obtient, bien que rares sont les mentions qui se recoupent :

1878 Adjudication de la maison le mardi 19 mars (mise à prix, 15,000 francs),
1889 Nomination comme délégué commerçant d’A. Vennelle (ou Avenelle), marchand de vins (Le Voyageur forain : organe de la Chambre syndicale), toujours là en 1891.
1895 Georges Perroud, marchand de vins et liqueurs, est déclaré en faillite (clôture insuffisance d’actif par jugement du 31 juillet 1895),
1895 Cabaret du Nord Al’ Tartaine ou A l’Tartein (La Tartine), « ouvert en 1895, [et] qui donna des programmes chansonniers jusqu’en 1899 ». « Chansons du Nord et du Pas-de-Calais »,
1897 Laporte et Cie vins. (Annuaire-almanach du commerce, de l’industrie, de la magistrature et de l’administration). Probablement une erreur d’adresse, ou bien le nom du propriétaire du fonds de commerce, dirigé par un certain Taffin.
1899 Cabaret de l’Alouette « repris le 13 octobre par Marcel Legay et Léo Lelièvre. S’y produisent entre autres Marcel Legay, bien sûr et Gaston Couté, Fernand Dhervyl, Louise France…  » (source)
1901 La maison est mise en vente par autorité de justice « consistant en tables, chaises, banquettes, etc. ».
1902 mention d’un Cabaret lillois dans la presse (L’Étendard, La Souveraineté nationale etc.).
1904 Mention d’un cabaret La Fauvette (Victor Leca, Pour s’amuser, guide du viveur à Paris),
1906 Faillite d’Auguste Pequignot, fabricant de papiers peints, linoleum et toiles cirées,
1909 Duch, vins-restaurant (Annuaire du commerce Didot-Bottin),
1911 Faillite du « fonds de commerce de modes » d’Yvonne LEPAGE (« Violette mode »),
1911 toujours, « M. Paraz a vendu à M. Mongelard, son fonds de vins, restaurant » (Montmartre-La Chapelle : Paris : organe du XVIIIe arrondissement),
1913 M. Mongelard le revend à M. Trésallet (Le Courrier),
1914 Trésallet ou Tressali (M.) s’y trouve encore (Annuaire du commerce Didot-Bottin),
1917 Mention d’un cabaret « Soi-même » (La Mouette : revue idéaliste de littérature et d’art),
1919 Chappron & cie, vins-restaurant (Annuaire du commerce Didot-Bottin),
1926-1928 Gasnier, vins-restaurant, puis sa veuve de 1929 à 1931. La veuve s’est équipée du téléphone, demandez le T. Nord 69.93 (Annuaire du commerce Didot-Bottin),
1932 Pernet, vins-restaurant  (Annuaire du commerce Didot-Bottin).

En 1935, on y donne un « déjeuner gastronomique ». Ce restaurant, Le Lapin Argenté, a pour chef Henry Fouillet et comme actuel propriétaire l’« ami Charles ». « La fesse [de cochons] était superbe et les fayots divins. » (La Toque blanche, 29 novembre 1935). En 1940, notre ami Charles y vend aussi épices, café et fruits. On nous promet de très bonnes affaires (Paris-soir, 31/10).

En 1942, le Journal Officiel acte la nomination d’un administrateur provisoire « pour l’immeuble sis 88, boulevard de Rochechouart, à Paris, appartenant à Camille Blum, 2, rue du Pont-Neuf, à Bayonne, et tous autres copropriétaires juifs (pour prendre effet à la date du 17 février 1942). » (Serait-ce ce Camille Blum, fabricant de chaussures, décédé en 1952 à Bayonne et qui s’est marié dans le 9e arrondissement en 1911 ? — le boulevard Rochechouart fait frontière entre le 18e, numéros pairs, et le 9e, numéros impairs). L’administrateur en question, Pierre Amidieu du Clos, est un sale type qui a fait sa carrière (y compris de député) dans l’extrême-droite, « condamné le 8 janvier 1948 à 4 ans de prison et à l’indignité nationale ».

1950 Un monsieur Bleicher y vend sa 402 boîte de vitesse Cotal (téléphoner au MON.30-63 si intéressé). C’est le nouveau propriétaire du Lapin argenté. En 1951 et 1952, on trouve quelques publicités pour le restaurant, où l’on sert des spécialités alsaciennes (choucroute garnie, truites des Vosges aux amandes).. « Le meilleur accueil est réservé aux amis chasseurs ».
En 1953, les chasseurs se suffisent plus, la salle de réunions (à l’étage ?) accueille les mardis et vendredis de 17 à 21h un Club des affinités astrales.

1954 « Moyennant le prix de 2.675.000 francs », le même Roger Bleicher et Renée Billard revendent le droit au bail à la Société d’Exploitation des Appareils Automatiques - S.E.D.A. ».

SEDA, en 1954, l’année même de création de Rosen Entreprises (qui fusionnera plus tard avec Service Games/Nihon Goraku Bussan pour devenir vous savez quoi)… Là encore il s’en est fallu de peu : à une consonne près, on avait un rapport avec le jeu vidéo…

 

À suivre, encore, un jour. 

 

La France de Bordeaux et du Sud-Ouest, le 24 juillet en donne une version singulièrement différente, prenant le parti de la jeune femme (« la vertu de la cuisinière ») : 

Un ouvrier maçon. M. Alfred Renaudy, âgé de vingt ans, poursuivait depuis longtemps de ses assiduités une jeune fille, Mle Marie Blanchard, cuisinière chez M. Taulanet, marchand de vins, 92, boulevard Rochechouard, et domiciliée, 3, rue des Trois-Frères.
Celle-ci n’avait cessé d’opposer le plus formel refus à toutes les avances du jeune ouvrier maçon. Cependant, celui-ci ne se décourageait pas, et habitué, familier de l’établissement de M. Taulanet, il profitait de toutes les occasions pour taquiner la cuisinière.
Or, hier au soir, étant entré dans la cuisine. il mit en demeure Mle Marie Blanchard d’accepter son amour, la menaçant, si elle continuait de refuser, de lui faire un mauvais coup. Il simula même de la battre. Alors, celle-ci, prise de peur, saisit un hachoir et en frappa le jeune homme qui s’affaissa, blessé très grièvement. Affolée, car elle crut avoir tué le maçon, elle s’enfuit précipitamment par une porte donnant sur la cour de la maison. Cependant, le patron de l’établissement, en entendant des gémissements, rentra dans la cuisine. Il vit alors son client étendu sur le parquet, dans une mare de sang.
Tout de suite, il courut prévenir des agents qui firent transporter le jeune homme à l’hôpital Lariboisière où son état a été jugé très grave.
M. Carpin, commissaire de police du quartier, avisé de cette tentative de meurtre, s’est rendu tout de suite sur les lieux. Il a ouvert une enquête.
La meurtrière, qui est activement recherchée, n’a pas paru à son domicile.