Je me suis offert Arzak destination Tassili - corpus final il y a quelques semaines (Mœbius Production), que le poids, le prix et la qualité d’édition installent indéniablement dans cette catégorie « beaux livres » bien incommode pour les étagères. Pourtant je suis resté sur ma faim, et en y réfléchissant, j’ai trouvé : le problème ne provient pas tant d’Arzach (je préfère cette orthographe, déso pas déso) que de Panzer Dragoon

Je sais, c’est assez bizarre pour ressembler à un livre de Pierre Bayard. D’ailleurs c’est un livre de Pierre Bayard.

Disons déjà que si je ne peux m’empêcher de voir du Mœbius dans Panzer Dragoon et inversement, c’est grandement la faute du dessinateur, du seul fait de ses deux illustrations devenus indissociables de la série. Sans elles, on (je) n’aurait peut-être pas tracé de filiation, les développeurs se réclamant d’autres inspirations plus évidentes, Nausicaä et ses vers géants en particulier* (Nausicaä certes lui même créé « sous influence d’Arzach » d’après Hayao Miyazaki.).

Bien sûr le directeur et designer en chef Manabu Kusunoki, entre autres membres de la Team Andromeda responsable du jeu, est un « énorme fan »** du dessinateur, mais revenons en 1994, durant la période de développement : Mœbius n’est même pas édité officiellement au Japon, il faut faire importer les éditions américaines ou européennes. On peut imaginer que son travail, au-delà de probables reproductions de certaines illustrations, est surtout connu indirectement, par quelques articles dithyrambiques (« Le monde brillant et enchanteur de Mœbius, l’artiste n°1 au monde » dans le magazine Starlog en septembre 1982), les déclarations et le travail d’autres artistes qui s’y réfèrent (l’OAV Dragon’s Heaven notamment). Arzach lui-même ne fait qu’une trentaine de pages, ajoutons à ce maigre corpus les illustrations regroupées dans Starwatcher (1986), c’est à peu près tout. Bref, quelles connaissances précises avaient-ils du dessinateur et de son travail ? (À propos, en 1991, Videosystem avait produit un pilote de Starwatcher en 3D. A-t-il été vu au Japon ? car pour le coup, 3D rudimentaire oblige, les phases de vol en ptéroïde ont un petit air de famille.)

Et de toute façon, Arzach sans les herbes toxiques, l’érotomanie du dessinateur français, les monstres à poil, est-ce encore Arzach ? Panzer Dragoon n’aurait repris que le ptérodelphe bio-mécanique (devenu un dragon), quelques chapeaux hauts, des formes de bâtiments et le vol solitaire dans un monde en ruines. Autant dire rien de très spécifique, d’autant que les illustrations in-game de Ryūichirō Kutsuzawa ne revendiquent aucune dette vis-à-vis du style du dessinateur français.

En fait, les limites d’affichage de la console ont sans doute davantage façonné ce monde d’étendues désertiques que la direction artistique (le remake, soumis au diktat de l’amélioration graphique, a multiplié les éléments de décor pour éviter l’apparition soudaine des ennemis, perdant cette sorte d’épure***).

Si on y pense, il est d’ailleurs assez cocasse que les illustrations de Mœbius, par leur cadrage serré, la proximité des constructions gigantesques et la profusion d’ennemis, manquent totalement l’aspect du jeu qui le rattachait le plus à son univers graphique. 

J’ai beau dire cela, n’empêche, quand je vois Arzach (ou Harzach, Arzak, Harzack…), je continue de voir Keil Flug (ou Kyle, lui aussi a une orthographe changeante).

Dans le Plagiat par anticipation, Pierre Bayard donne l’exemple d’un extrait d’une nouvelle de Maupassant qui ressemble à du Proust ; bien sûr, « ce texte n’est pas proustien avant Proust, mais le devient avec lui » :

Lisant Maupassant depuis Proust, nous ne lisons plus véritablement Maupassant, ou seulement Maupassant, mais un autre texte qui, tout en étant resté le même, est devenu différent […] Le texte second, celui de Proust, fait-il surgir un texte nouveau dans le premier texte, celui de Maupassant, qui ne s’y trouverait pas si Proust n’avait pas existé. Or ce texte nouveau, qui est un véritable plagiat du second, est, par rapport au texte publié, à la fois identique et différent.

Et bien moi c’est pareil, je lis Mœbius depuis le jeu de Sega. Et non seulement beaucoup de ce que je lis dans Arzach met en exergue à quel point l’univers de Panzer Dragoon est finalement mouef, mais je n’arrive pas à m’ôter l’idée qu’Arzach doit énormément à Panzer Dragoon (« Alors que le plagiat classique conduit l’écrivain à s’inspirer de l’un de ses prédécesseurs, le plagiat par anticipation le conduit à s’inspirer de l’un de ses successeurs », et on a vu que le jeu n’empruntait presque rien à la BD). (« Il est encore possible de faire un pas de plus et de ne pas se contenter de noter que le plagiat s’effectue ici dans les deux sens. Alors que les deux formes de plagiat, prises isolément, donnent le sentiment qu’un auteur a innové et que l’autre s’est contenté de s’inspirer de son travail, tout se passe, dans le cas du plagiat réciproque, comme si les auteurs – ou les groupes d’auteurs –, séparés par la barrière illusoire du temps, avaient trouvé le moyen de travailler ensemble.»)

Pour revenir à la source de cette drôle d’« illusion créatrice produisant sur le premier une ressemblance avec le second, au point de susciter par illusion un plagiat qui n’existait pas avant sa lecture » (citation raccourcie), je me demande depuis plusieurs semaines si j’avais lu Arzach avant Panzer Dragoon.

Je connaissais Mœbius c’est sûr : je me souviens avoir tenté la lecture de L’Incal au CDI de mon lycée (et d’y être resté parfaitement hermétique). Cela nous ramène entre 1994 et 1996, donc avant ou au moment de la sortie de la Saturn. Avant cela (1992), j’avais lu au minimum deux interviews parues dans Animeland n°1 et n°9 (la première aborde sa passion pour Miyazaki et Otomo, sans faire le lien avec sa propre oeuvre ; je n’ai pas retrouvé de copie de la seconde).

Revenons à la sortie de la Saturn et de Panzer Dragoon. Les magazines de l’époque évoquent rarement le dessinateur (Player One n°52 et Joypad n°41, avril 1995), et quand ils le font, Arzach n’est pas mentionné (« c’est beau comme du Mœbius » dit seulement Trazom dans Joypad n°41) — la seule fois, c’est parmi ses autres productions, sans autres précisions (« Panzer Dragoon bénéficie de deux illustrations de J. Giraud dit Gir ou Mœbius, le dessinateur légendaire de Blueberry, Arzach et L’Incal », Inoshiro dans Player One n°52). Le plus probable est que j’aie connu le personnage via Arzach made in USA (1994), en premier lieu pour les illustrations de Miyazaki et de Katsuhiro Otomo en fin de volume, à une époque où j’étais avide du moindre signe de reconnaissance du manga et de l’animation japonaise (à ce titre, Jean Giraud est bien le seul à l’époque à en dire quelque chose de positif). 

Ce qui est sûr aussi, c’est que lorsque j’ai quémandé à Jean Giraud une illustration d’Arzach sur papier canson (festival de BD de Solliès-Ville, était-ce en 96, en 97, en 98 ?, il était présent durant ces trois éditions), je lui ai précisément réclamé un dessin d’Arzach, pas du protagoniste de Panzer Dragoon (mais que c’est lui à chaque fois que je continue à voir quand j’admire le dessin). Soit que j’avais conscience, du point de vue que je prêtais à Gir, de l’existence d’une œuvre majeure et d’une mineure (« le texte du plagiaire est considéré comme mineur par rapport à un texte important par son inventivité, et qui est, de ce fait, posé comme majeur » — à ce moment c’est Panzer Dragoon qui plagiait Arzach pour moi), et par filouterie j’ai préféré brosser le dessinateur dans le sens du poil, soit que j’avais acheté le Joypad n°41, où entre deux déclarations assassines d’Anne Roumanov ou Laurent Weill (« 30 stars françaises parlent de jeux vidéo ») on peut lire :

Aujourd’hui, j’ai toujours honte de lui avoir soutiré un dessin en mentant ; je le connaissais sans évaluer convenablement sa stature, son importance et la valeur de ses dessins.  Mais quel spectacle de le voir relier en moins de 15 secondes des points et des traits apparemment disparates sur l’espace de la feuille pour aboutir à un dessin parfait, j’en suis toujours interdit d’admiration.

Mais je fais bref. (lol)

Tout ça pour dire que j’ai refait Panzer Dragoon via son remake (jusqu’au succès où le Steamdeck reste allumé 100h) et que la magie n’opère pas davantage qu’à la lecture de Destination Tassili. Et que je cherche des coupables autres que moi, ce qui est tout aussi idiot que ce qui précède.

 

Sauf précisions, les citations proviennent du Plagiat par anticipation de Pierre Bayard, aux Éditions de Minuit en 2009, l’année même de la publication d’Arzak Destination Tassili - Tome 1 (ressortie en 2010 chez Glénat sous le titre Arzak l’Arpenteur). Arzak destination Tassili - corpus final (39€, 248 pages) se commande directement sur le site de Mœbius production  ou en s’armant de courage chez la plupart des libraires, selon leurs intermédiaires (3 semaines de délai en ce qui me concerne, avec les ponts de mai).

Sur le rapport au plagiat, je découvre « Allô ! Nous avons retrouvé M.I.X. 315 ! Il est vivant. Nous allons le sauver !! » de Raymond Poivet :

Il y a d’abord le concept d’une bande dessinée sans texte et sans véritable histoire. Puis le contexte qui est le même : une planète indéfinie à une époque indéfinie. De nombreux éléments et situations sont repris : le singe géant, la végétation tentaculaire, les habitations troglodytes aux ouvertures circulaires, les oiseaux-montures, l’arche en ruine… On retrouve même cette étrange sensation d’un monde qui se meut au ralenti.
Que se soit consciemment ou inconsciemment, il est évident que, lorsqu’il a créé Arzach, Moebius est allé chercher dans sa mémoire les pages de M.I.X. On ne peut que regretter qu’il n’ait jamais reconnu s’être inspiré de cette création de Poïvet. Il ne s’agit nullement question ici de remettre en cause le talent de Moebius, juste de rétablir une vérité historique.

Manabu Kusunoki (director, chief designer) à Polygon.com (Panzer Dragoon Saga-sega-saturn-oral-history

I think I was inspired by Nausicaä. I like that movie and watched it many times. I didn’t want to admit it, but I think it did affect my design. In regards to Dune, I actually only saw it for the first time a couple weeks ago. Many people have mentioned similarities between Panzer Dragoon and Dune, so I finally watched it. I was very impressed with the product design in the movie. But since I only recently watched it, I think it’s safe to say I wasn’t influenced by it during the making of Panzer Dragoon.

** Yukio Futatsugi à Limited run Games (« Panzer-dragoon-looking-back-at-the-original-25-years-later » : « Kusunoki-san is a huge fan of Moebius, and you know, I’m sure he was influenced by Moebius in some ways. When he heard that [Moebius would be involved in the game’s marketing], he was absolutely over the moon! »

*** Benjamin Anseaume, co-producteur du remake (Switch, Steam), à Actua.blog :

Dans le jeu original, une grande partie de la difficulté résidait dans le fait que la distance d’affichage étant faible pour des raisons techniques. Les ennemis apparaissaient très tardivement et très proche du joueur. Dans le remake, la distance d’affichage est cinq à dix fois supérieure au jeu original. Mais cela nous a posé énormément de problèmes : si nous les faisions apparaître au loin, le joueur avait beaucoup plus de temps pour viser et la difficulté chutait de manière drastique. Si, par contre, nous faisions « popper » les ennemis comme dans le jeu original, l’effet visuel était franchement décevant pour un jeu HD et ressemblait à un bug.

Nous en avons parlé avec Futatsugi-san à Tokyo (le project director du Panzer Dragoon original) et il nous a proposé la seule solution acceptable, mais qui nous a demandé énormément de travail supplémentaire : pour chaque ennemi du jeu, il fallait trouver une « raison » pour qu’il apparaisse au même timing que dans le jeu original : parfois caché derrière un décor, parfois apparaissant hors du champs de vision…