La classe en shurikaine
Par Game A le 23 septembre 2025 - La Vie vs les jeux vidéo(s)5 minutes
À douze ans, je mangeais souvent du riz japonais. Peut-être que j’ingérais le nationalisme japonais. Peut-être que je le renforçais.
Sheung- King, Tu manges une orange. Tu es nue., 2025
Il n’y a rien d’authentique chez un ninja, en version doublée comme originale. C’était la conclusion bouleversante du papier précédent (épanchement de shinobi).
L’argumentation était fumeuse comme une bombe aveuglante, mais ne restons pas au milieu du chemin car les stéréotypes ne s’arrêtent pas à la représentation du ninja : la plupart de ces jeux se déroulent au moins partiellement en dehors du Japon et, produits par des Japonais, ils expriment leurs propres visions stéréotypées de l’étranger.
Des représentations délibérément fautives d’un aspect de la culture japonaise, car adaptée à ce que les Américains paraissaient en comprendre et aimer du point de vue japonais, sont elles-mêmes baignées dans des représentations tout aussi fautives des États-Unis, moins délibérées sans doute car reflet (déjà pas forcement juste) des films et des séries américaines diffusées au Japon. En résumé, un type en cagoule et pyjama face à une armée de criminels dans des rues couvertes de graffiti.

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J’enfonce une porte ouverte (ou un mur pivotant), mais je n’avais pas remarqué non plus que, parmi les lieux communs et les contrastes du genre (parmi lesquels les niveaux en milieu urbain vs les zones en pleine nature), ces jeux opposent désormais quasi systématiquement la tradition ancestrale et la haute technologie — pour se limiter aux portages récents, pensez aux ninjas cyborgs de The Ninja Warriors / The Ninja Saviors: Return of the Warriors ou Blue Shadows / Shadow of the Ninja - Reborn.

Tradition et modernité, ce genre de considérations que l’on pensait réservées au tout-venant des guides ou aux GEO hors-série Japon, les voilà formulées par des Japonais eux-mêmes via le game design et l’univers de ces jeux.
Mais si, à la manière de ces combattants maîtres de la tromperie, ces jeux n’avaient pas pour seul but de rencontrer le succès commercial à l’étranger ?
Nombreux sont les développeurs, actifs dans les années 80 et 90, qui évoquent et revendiquent en effet un aspect de guerre économique et de concurrence internationale que la financiarisation de l’économie a peut-être légèrement gommée de nos jours (Koji Obada par exemple, alors chez SNK : « à l’époque, l’industrie japonaise du jeu vidéo partageait un objectif commun : « Écrasons l’Amérique ! ») .
Le ninja est un archétype que les Japonais ont livré au marché américain avec d’autant plus de bonne volonté qu’il véhiculait une image positive et idéalisée de leur pays.
Contrairement aux clichés répandus en Occident, dans la littérature populaire du début du XXe siècle et jusque dans les cénacles de l’intelligence économique à l’orée du suivant, les traditions purement japonaises n’ont joué qu’un rôle marginal dans le décollage de l’empire du Soleil Levant et de son appareil de renseignement. Tout simplement parce qu’elles étaient inefficaces et peu adaptées aux besoins d’un pays déterminé à devenir une puissance industrielle moderne et qui doit pour ce faire puiser de nouvelles techniques à l’étranger. Bien entendu, cette légende était profitable et les responsables successifs du renseignement n’ont pas manqué de la conforter, de la même façon que le Mossad israélien ou l’Intelligence Service britannique ont gagné bien des batailles psychologiques grâce au mythe entretenu de leur infaillibilité. Promouvoir, dans les films et feuilletons télévisés, Hideyoshi, l’unificateur du Japon du XVI siècle, comme maître espion, ou les ninjas de Kamakura, au XIV siècle, comme les as de l’espionnage, présente autant d’intérêt sur le plan professionnel que de faire étudier Robin des Bois ou Marion du Faouët à des impétrants du MI 6 britannique ou de la DGSE française…
Roger Faligot, Naisho. Enquête au cœur des services secrets japonais, 1997, p.23.
Et le moins qu’on puisse dire est que les Américains ont adoré s’y plonger, à en croire le succès du roman Le Ninja d’Eric Van Lustbader (1980), « resté 22 semaines dans la liste du New York Times », et qui, d’après l’auteur, « a suscité l’intérêt du public au point de lancer la vague de ce qu’il a appelé les films d’exploitation » (Star Tribune)* :
Je suis sûr d’une chose, il y a un ninja par ici. Et il n’existe au monde aucun ennemi plus redoutable et plus rusé. Il vous faut prendre des précautions extrêmes. Les armes modernes — fusils, grenades, gaz lacrymogènes — ne vous garantiront nullement contre lui, car il les connaît à la perfection, et elles ne l’empêcheront pas de détruire qui il a l’intention de détruire, puis de s’échapper sans être vu. (Éditions Acropole, 1981)
Qui ne consentirait pas à troquer un peu de « culture japonaise mal comprise »** en échange de boniments pareils ?
À ceci près qu’on peut se demander jusqu’à quel point le succès du ninja en occident ne tient pas aussi au fait que la furtivité et les techniques de tromperie qu’on leur prête n’entraient pas en résonnance avec les préjugés racistes sur l’hypocrisie et l’art du mensonge dont les occidentaux affublaient les Asiatiques. Comme si le ninja était la face positive d’une même pièce à l’envers négatif et xénophobe, d’un même stéréotype fondé sur les « mystères de l’Orient ».
Quant à la conclusion,

* On peut s’étonner qu’un texte si médiocre ait eu un tel impact ; l’auteur a-t-il surestimé son influence ? Aujourd’hui en tout cas, c’est un gros roman de gare au papier rêche jauni et à l’érotisme appuyé. Plus que ce qu’il raconte, le roman m’a surtout paru intéressant pour l’embarras du traducteur français, Guy Casaril, qui dit beaucoup de l’ignorance et de l’isolement français au début des années 80, face aux mots japonais (les shushis…) mais aussi au mode de vie américain en général (« il pénétra dans la brasserie McDonald attenante. Il parcourut d’un pas rapide les espaces jaunes et orangés du décor tapageur » p.105 — le premier McDonald’s avait pourtant ouvert fin 1979 en France).
** Selon les termes d’un développeur d’ADK anonyme :
The Ninja Combat development began with the concept of remaking our older game Gang Wars with ninjas. I think the reason we chose ninjas was because Sho Kosugi’s movies had just become a big hit, and “American Ninja” and “mistaken Japanese culture” were hot-button topics then. Also, with a ninja setting, we could indulge ourselves in a lot of ridiculous, crazy stuff.