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Comme le reste, les jeux vidéo n’échappent pas aux phénomènes de mode. Les genres se succèdent et, pour un temps, semblent éclipser les autres par leur succès. Un jeune joueur pourrait-il imaginer que les jeux de tir étaient le genre le plus populaire dans les années 80 ? Ou que les beat ‘em up, qu’on ne croise guère plus hors des plateformes de téléchargements, leur avaient succédé sur le podium ?

Au début de chacune de ces vogues, il semble y avoir le succès d’un jeu en particulier qui en inspire une foule d’autres. Final Fight (Capcom, 1989) semble avoir joué ce rôle de catalyseur pour les beat ‘em up, comme Space Invaders et Gradius l’avaient été auparavant pour les jeux de tir.

Les qualités de Final Fight sont encore aujourd’hui indéniables. Les graphismes, la musique, la jouabilité ; miraculeusement, rien n’a vieilli. Ces critères épuisent-ils pour autant les raisons de son succès et plus largement celui des beat ‘em up qui ont suivi ?

Final Fight n’a pas inventé le genre : celui-ci était déjà solidement implanté avant 1989, notamment avec Renegade et Double Dragon (développés par Technōs en 86 et 87). Le jeu en reprend d’ailleurs les thèmes (environnement urbain du premier, justice personnelle), tout en forçant encore le trait réactionnaire : le seul représentant de l’ordre du jeu est corrompu et le maire lui-même (Mike Haggar) en vient aux mains.

Le jeu montre aussi un gang immense (400 membres à la louche, j’ai compté), une organisation criminelle unifiée dont l’emprise sur le territoire est totale et un parrain à ce point intouchable (Belger) qu’il règne sur l’économie souterraine de Metro City depuis une des plus hautes et des plus luxueuses tours de la ville.


Quand les gangs d’une ville américaine se partagent aujourd’hui les coins de rue, Mad Gear contrôle absolument tous les secteurs de la ville, du bidonville au quartier des affaires.

Final Fight développe ainsi le cauchemar paranoïaque d’un État de droit, un cimetière de la morale où la loi est bafouée et l’ordre, dicté par une pègre sans honneur (le gang Mad Gear utilise le chantage et les menaces de viol pour faire plier Haggar, Belger joue l’infirme pour tromper ses ennemis). Quant aux « héros », on peut au mieux les décrire comme des marginaux (un ex-catcheur, un futur repris de justice - Cody- et un ninja).

On a longtemps spéculé sur les points communs entre ce jeu et le long-métrage Streets of Fire (1984) : un héros nommé Cody, une fille enlevée par un gang, de la baston et des méthodes peu orthodoxes… Les ressemblances sont innombrables. Dans un entretien à Retro Gamer, Akira Nishitani  assure pourtant ne pas avoir connu le film à l’époque : pour lui, c’est seulement que « ce genre d’histoires était très populaire à l’époque »*.

L’air du temps n’était donc pas très guilleret à la fin des années 80. En fait, c’était même pire que ça : en décembre 1989, mois de sortie de Final Fight au Japon, « la criminalité aux États-Unis était à son point culminant. En quinze ans, le nombre de crimes violents avait augmenté de 80%. La question faisait l’ouverture des journaux télévisés et monopolisait les conversations dans l’ensemble du pays » (Steven Levitt, Stephen Dubner, Freakonomics) Les perspectives n’étaient pas plus réjouissantes, certains criminologues prophétisant des « bains de sang » à cause du rajeunissement de la population tandis qu’en 1990, la ville de New York battait son triste record d’homicides (2245) pour la sixième année consécutive.


Capcom a tout piqué à New York, sauf le nom de la ville.

Peut-on se contenter de voir une simple coïncidence entre la vogue des beat ‘em up qui a duré quatre bonnes années et la vague de crimes qui submergeait les États-Unis à peu près au même moment ? L’hégémonie médiatique américaine de la période aurait pu facilement contaminer « l’air du temps » du monde entier, et le nombre de jeux de baston de l’époque en être à la fois la conséquence, le témoignage et un moyen de canaliser cette angoisse.

Final Fight pourrait alors valoir une part de son immense succès à sa résonance avec l’inquiétude de l’opinion publique : si le shoot’em up exprimait une crainte d’invasion, de destruction du monde, dans un beat ‘em up on se bat contre un fantasme de débordement, de renversement social - sur le mode la fin justifie les moyens car l’heure est grave.

Pour autant, on se lasse de tout, y compris de ses inquiétudes. Street Fighter II va entamer en 91 un nouveau cycle de plusieurs années, tandis que les beat ‘em up (en tout cas ceux à scrolling horizontal) se recroquevillent jusqu’au marché de niche (en 1997, la bizarrerie de Battle Circuit révèle à quel point le genre était devenu marginal - et financièrement périlleux, d’où quelques facilités).

Quant aux bains de sang annoncés, ils n’ont jamais eu lieu : la criminalité aux États-Unis s’est effondrée dès 91. D’après Levitt et Dubner, plus que le renforcement de l’arsenal judiciaire et policier ou l’effondrement du marché du crack, la réponse est à chercher dans la légalisation de l’avortement dans les années 70 : « ce sont les enfants présentant le plus fort risque de verser dans la criminalité qui avaient disparu de cette génération ». Les autres n’avaient pas le temps non plus, ils jouaient à Final Fight, avant de le délaisser pour Street Fighter II.



Freakonomics de Steven Levitt, Stephen Dubner est disponible dans la collection Folio Actuel. Les auteurs répondent par la statistique et l’économie à des questions aussi impérieuses que pourquoi les revendeurs de drogue vivent-ils longtemps chez leurs parents ou qu’est-ce qu’un parent idéal. C’est facile à lire et passionnant. L’illustration provient du recueil Street Fighter Alpha 3 Secret File Art (image).
* « at the time, we certainly weren’t aware of Streets of Fire, but I’ve just Googled it and there does indeed seem to be something familiar about it. But then again, this style of story was very popular back then. Lots of fighting games made use of it. I guess we were part of that crowd! » Retro Gamer 37, p. 52.