Cher Game B, ça ne te dérange pas si je parle encore de Michael Kogan, le fondateur de Taito ?

L’an dernier on l’avait laissé en Ukraine, sans trop s’appesantir sur son arrivée en Chine et sa carrière au Japon. Les notices biographiques indiquent souvent que les Kogan fuient immédiatement la révolution d’Octobre, sauf Masumi Akagi qui parlerait de 1929, ce qui n’évoque pas un rejet viscéral du communisme¹. Un départ après 1921 implique également qu’ils soient détenteurs de passeports soviétiques, c’est important pour la suite (ceux qui ont émigré avant sont déclarés apatrides par l’URSS). On peut imaginer que Kalman Kogan, son père, ait laissé le bénéfice du doute au régime communiste, du moins qu’il ait pris le temps de revendre son entreprise de bâtiment dans de bonnes conditions. À moins que ce soit de nouveaux pogroms en Biélorussie (1928) et l’interdiction du sionisme en URSS qui les aient poussés au départ.

Leur arrivée à Harbin, Mandchourie, évoque une traversée de l’URSS par le rail, d’abord jusqu’à Moscou puis via le Transsibérien, au terme de laquelle la maman de Michael, 9 ans, serait décédée² — le climat de la région, exécrable toute l’année selon les témoignages, n’a probablement pas aidé. Plus grosse ville de Mandchourie, c’était également le centre administratif du Chemin de fer de l’Est Chinois que les Russes avaient fait construire et qu’ils contrôlaient. La population juive, essentiellement russe, y jouissait d’une liberté et d’une autonomie plus importantes que sur le territoire soviétique, dans ce qui était devenu « un îlot du sionisme russophone ».

Malheureusement, à leur arrivée, Harbin n’est plus le paradis qu’on a pu leur vanter : le dynamisme commercial de la ville s’essouffle avec la prise de contrôle du Chemin de fer par les Chinois (1928) et la communauté juive d’Harbin, la plus importante en Asie, n’en demeure pas moins minoritaire par rapport à celle des Russes blancs, trois fois plus nombreux et, pour beaucoup, viscéralement antisémites.

L’invasion japonaise de la Mandchourie en 1931 puis la création du Mandchoukouo en février 1932, un État fantoche administré par les Japonais, achèvent de gâter les choses : dans un premier temps, l’armée du Guandong et les différents services de police coloniale intimident, extorquent et violentent les populations tout en encourageant les divisions communautaires. Le paroxysme de cette politique aboutit à l’enlèvement, à la torture puis au meurtre de Simon Kaspé, fils d’un juif naturalisé français qui possédait l’hôtel international Moderne, un des plus luxueux d’Asie. Les coupables, des Russes blancs, sont condamnés par des juges chinois, à leur tour arrêtés et condamnés par l’occupant japonais, lequel libère rapidement les assassins et déplace les militaires japonais impliqués. L’événement achève de ternir l’image du Japon à l’international et marque durablement la communauté juive de la ville : des 10 à 15 000 Juifs avant l’arrivée des Japonais, il n’en restera plus que 5500 en 1937, beaucoup fuyant vers les villes chinoises de Tientsin et Shanghai.

La même année 1937, d’après ce qu’en dit le Bulletin de l’Association des Anciens Résidents de Chine (Igud Yotzei Sin, n°398), « Mischa » Kogan sort diplômé du Harbin Commercial College³, avant de poursuivre ses études au « UMCA College » (peut-être s’agit-il plutôt du YMCA gymnasium, un lycée privé ouvert en 1925 par l’association chrétienne « où l’écrasante majorité des élèves était russe et orthodoxe [et] qui appliquait les programmes d’avant la Révolution russe en ajoutant l’apprentissage de la langue anglaise. » — on remarquera que Kogan n’a pas fait ses études dans des établissements réservées aux écoliers juifs, la ville n’imposant pas de quota d’étudiants israélites). 

Par ailleurs il était membre du BETAR, un mouvement de jeunesse juif sioniste radical et très à droite (« une des missions de BETAR en Chine était d’empêcher les mariages mixtes et l’assimilation, ainsi que de bloquer l’assimilation idéologique et l’influence du socialisme et du communisme »⁴). L’association a fédéré jusqu’aux 2 tiers des 300 jeunes Juifs de la ville et « disposait d’un certain nombre d’installations, notamment des bureaux, des salles de boxe et d’exercice physique, une piste de patinage, des pistes de course et des terrains de volley-ball et de basket-ball ». Kogan y a probablement développé son goût pour le sport en général (aviron et ping-pong) et les sports de combat en particulier⁵ : c’était un autre objectif du BETAR et à l’époque, « les combats de rue entre les Mousquetaires [de jeunes Russes blancs à l’antisémitisme chauffé à blanc], le BETAR et les Maccabés [un autre mouvement de jeunesse juif] étaient quotidiens » (Mark Leef, Bulletin Igud Yotzei Sin n°394, p.40).

Considérant cet entraînement, il n’est pas étonnant que le BETAR soit chargé du service d’ordre des Conventions des Juifs d’Extrême-Orient organisées à Harbin, avec les encouragements japonais. Kogan aurait fait partie des jeunes en uniforme qui assuraient la sécurité des débats, en 1937 d’après cette interview et/ou en 1938, où il apparaît comme un « protégé du colonel Yasue » (d’après l’Odessa-Journal, non sourcé).

Higuchi Kiichiro, Yasue Norihiro & Inuzuka Koreshige.

Il faut sans doute faire un point sur quelques officiers japonais de l’époque : le colonel Norihiro Yasue faisait partie avec le capitaine Koreshige Inuzuka des « experts juifs » des autorités japonaises. Conseillant des gradés (le général Kiichiro Higuchi) ou des diplomates de haut rang (Yosuke Matsuoka, directeur des Chemins de fer de la Mandchourie du sud entre 1935 et 1939 puis ministre des Affaires étrangères en 1940 et 1941), ils auraient proposé ce qu’on a appelé plus tard le « plan fugu ». Popularisé par le livre du même nom⁶, ce terme de « plan » surestime le niveau d’organisation et de faisabilité du projet, qui pour autant a bien été discuté et défendu en haut lieu : il envisageait la création d’un État juif en partie autonome au Mandchoukouo ou près de Shanghai. Plus généralement il promouvait une politique d’accueil et de non-discrimination envers les communautés juives apatrides expulsées d’Europe, Allemands en particulier.

Ne vous émerveillez pas trop vite de leur humanisme : leurs propositions se fondent sur les mêmes stéréotypes racistes que les antisémites du monde entier, à savoir que les juifs sont riches, industrieux et contrôlent secrètement le monde. Ces stratèges au grand cœur (au rang duquel se trouve aussi le fondateur de Nissan) spéculaient sur les investissements massifs que les Juifs du monde entier ne manqueraient pas d’engager au Mandchoukouo pour remercier le Japon et sur leur influence sur la politique internationale du gouvernement américain. Le tout capote définitivement avec la signature de l’alliance tripartite signée en septembre 1940 par le même Matsuoka Yasuke : sans pour autant répondre aux attentes nazies (notamment se débarrasser de la vingtaine de milliers de Juifs résidant à Shanghai), du moins le gouvernement japonais a voulu éviter de trop ambiancer son allié.

L’antisémitisme inversé de ces officiers révèle aussi beaucoup du rapport des Japonais aux Juifs. Pour résumer, il est à la fois inexistant début 20e puisque les Juifs étaient très peu nombreux au Japon, et indirect : Higuchi, Yasue, et Inuzuka ont étudié ou servi en Allemagne, en France ou en Russie, où ils ont été influencés par l’antisémitisme de leurs interlocuteurs (en 1924, Yasue traduit sous pseudonyme le brulot des Protocoles des Sages de Sion qu’il a découvert, comme Inuzuka, par l’intermédiaire des troupes de Russes blancs). D’un autre côté, la caricature occidentale du Juif a d’autant plus facilement pénétré les esprits que « les Japonais avaient développé la théorie d’une conspiration religieuse mondiale visant à les détruire cent ans avant que les Protocoles des Sages de Sion ne soient introduits au Japon » (D. G. Goodman et M. Miyazawa, Jews in the Japanese Mind: the history and uses of a cultural stereotype, 1995) : le barbu au long nez bien connu, portugais ou américain.

Cette ambivalence s’exprime dès le premier rapport avec un Juif célèbre et célébré en tant que tel par les Japonais (et pas seulement comme un Occidental), Jacob Schiff : en permettant la victoire du Japon sur la Russie en 1905 par le prêt qu'il octroie au pays pour financer la guerre, ce banquier juif américain renforce le stéréotype occidental du Juif riche et puissant, en même temps qu'il fait naître un fort mouvement de sympathie et de reconnaissance envers sa confession tout entière. On peut ainsi comprendre l'existence d'un engouement sincère, qui amènera certains Japonais à prétendre que leur peuple descend d'une des tribus perdues d'Israël (d'autres se pensaient bien grecs...). Suite au traumatisme de la défaite, dans le contexte d'une guerre totale où les civils ont payé plus que leur part et où la propagande a joué à plein une dizaine d'années durant, « dans la période d’après-guerre, depuis Soleil couchant de Dazai Osamu jusqu’à Anne Frank et le lien entre Hiroshima et Auschwitz, de nombreux Japonais s’étaient identifiés aux Juifs pour s’ériger en victimes innocentes et s’exonérer des fardeaux et des responsabilités de leur histoire » (Jews in the Japanese Mind).

Revenons à Kogan qui part entamer en 1939 un cursus en sciences économiques à l'université Waseda à Tokyo (un autre étudiant part avec lui en architecture d'après Ben-Ami Shillony, The Jews & the Japanese; the successful outsiders, 1990, p.181). Précisons qu'en mai 1939 Abraham Kaufman, un des dirigeants de la communauté juive d'Harbin, est officiellement invité au Japon. Probablement que Kogan a secondé Kaufman durant son voyage aller (on est aux alentours du début d'année universitaire), et qu'un officiel japonais, Higuchi, Yasue ou les deux, a facilité l'obtention d'un visa étudiant et son inscription dans une faculté parmi les plus prestigieuses du Japon.

De ce premier séjour de Kogan au Japon, on ne sait pas grand-chose : comment obtient-il, par exemple, de résider chez un ancien professeur à l'université Meiji et traducteur émérite de Dostoïevski et Tolstoï ? Le reste tient en une phrase ; en 1941 il est arrêté pour avoir joué au mah-jong (interdit depuis le début de la guerre sino-japonaise) et sort diplômé de Waseda en 1944. Il obtient alors l'autorisation de rejoindre son père à Shanghai (détenteur d'un passeport soviétique, on peut supposer que son père a pu s'établir en dehors du ghetto réservé aux juifs apatrides à partir de 1943), part travailler à Tientsin avant de s'établir définitivement au Japon après la prise de contrôle des maoïstes⁴.

Au début des années 50, de retour à Tokyo, Kogan est trentenaire, marié, père de famille, et ouvre deux fronts simultanés : professionnellement, il liquide sa première entreprise d'import-export et fonde Taito Trading en 1953 (sa femme, Asya Kachanosky, née à Harbin en 1924, en sera longtemps directrice) ; socialement, il paraît très impliqué dans la vie de sa communauté religieuse au Japon (on le cite parmi les fondateurs du Jewish Community Center) et semble engagé dans une démarche de compréhension des événements qui ont frappé les Juifs pendant la guerre du Pacifique.

La même année, on trouve la trace d'un dîner au domicile des Kogan le 25 janvier 1953, où étaient invités Koreshige Inuzuka et le frère cadet d'Hirohito, le prince Mikasa (d'abord très intéressé par l'histoire de la Réforme catholique, il étudiera ensuite passionnément le judaïsme et apprendra l'hébreu biblique].

Les Kogan vers 1954.

Kogan et la communauté juive financent le 26 avril 1954 le service funéraire de Norihiro Yasue, décédé en 1950 dans un goulag. Kogan aurait déclaré à cette occasion « qu'en incluant les résidents, les migrants et ceux qui ont bénéficié d'un visa, Yasue a sauvé 50 000 juifs »*. Il aurait également proposé une aide financière à la famille dans le besoin, qui l'a refusée (source).

La même année, il rencontre également Kiichiro Higuchi au domicile du petit-fils du général, qui témoigne :

J'étais en CE2 quand Michael Kogan est venu chez nous et que nous avons découvert la relation entre Kiichiro Higuchi et les juifs. C'était vers 1954, parce que mon grand-père était venu du Kyushu loger chez nous pour servir de témoin aux procès de Tokyo². À l'époque, Kogan venait de créer une société commerciale appelée Taito Trading, le prédécesseur de Taito, et la société importait de petites bouteilles de vodka polonaise appelée Troïka et des paniers de fruits avec des bananes qu'il avait offertes au général. À l’époque, les bananes étaient un objet de valeur et un rêve d’enfant, c’est pourquoi je me souviens encore très bien de sa visite.⁷ [...]
Kogan a proposé à mon grand-père de devenir conseiller de son entreprise. Mon grand-père a poliment décliné l'offre, mais dans mon esprit d'enfant, je me suis dit : « Grand-père, nous sommes pauvres, alors tu aurais simplement dû accepter. » À cette époque, les pensions militaires n’étaient pas encore versées et mon grand-père était sans le sou.

On remarquera que le général Higuchi n'a pas été inculpé au sortir de la guerre, alors même qu'il était en fonction de commandement éminente (ça n'a pas été le cas pour le capitaine Inuzuka ou le ministre Matsuoka). Plus encore, les États-Unis ont refusé de le livrer à l'URSS, qui le réclamait. Un article où Kogan apparaît en propose une explication (Gougaku shinbum, « Kiichiro Higuchi a sauvé 20 000 réfugiés juifs - le mouvement de sauvetage d'Higuchi par le Congrès juif »*, numéro de décembre 2008, pas de mention d'auteur) :

Parmi les dirigeants du Congrès juif se trouvaient plusieurs réfugiés qui avaient été secourus par Higuchi à Otpor*. Ils ont lancé une campagne pour le sauver en disant : « il est temps de rembourser notre dette ». Ainsi, Higuchi réchappa au goulag.
En 1950, lorsque Einstein arriva au Japon, une fête juive eut lieu à l’église juive de Shibuya, à Tokyo. Le couple Higuchi avait été invité et le secrétaire, Michael Kogan, commença son discours sur l'estrade. En fait, Kogan était un jeune juif qui servait comme garde du corps de Higuchi lors de la Convention juive d'Extrême-Orient tenue à Harbin. Ce qu'il lui dit alors le surprit : le Congrès juif mondial avait lancé une campagne de sauvetage pour Higuchi.

Plusieurs choses doivent étonner, outre l'idée que les Juifs pourraient avoir la moindre influence sur la politique américaine. La mention d'une synagogue à Shibuya en 1950 d'abord : le Jewish Community Center n'a jamais déménagé et se trouve effectivement à Shibuya, mais il n'a été inauguré que le 26 mai 1953 (une grande villa avec piscine extérieure, bar et restaurant non kasher). Depuis la fin février 1951, il existait bien un Jewish Club « [où] les activités consistaient principalement à jouer aux cartes, à célébrer certaines fêtes et même à des soirées casino », mais je n'ai pu m'assurer que le local était situé dans le même arrondissement (les forces américaines d'occupation avaient en tout cas investi un bâtiment en face de la diète qui servait à tous les offices religieux de leurs soldats et des croyants sur place).

Dernier élément et pas des moindres : si Einstein a été nommé membre honoraire de l'académie impériale en février 1950, aucune trace ne subsiste d'un voyage au Japon à cette occasion, ce qui est très surprenant si l'on se souvient de l'impact de sa visite dans l'archipel en 1922 ; d'ailleurs, la même semaine, il était chez lui à New York et le 12 Einstein répondait à une interview d'une télévision américaine.

Pourquoi signaler cet article manifestement faux ? C'est que l'on vient d'entrer sur le territoire du révisionnisme japonais et que la prudence devra être de mise (dans ses mémoires, Higuchi évoquerait plutôt le rôle d'un gradé anglais rencontré dans les années 20).

En parallèle, Kogan aurait mis la main sur dix tomes de reproductions de rapports, d'études et d'ordres du ministère des Affaires étrangères avant 1941, dont les originaux auraient été confisqués par les Forces d'occupation (Tokayer laisse entendre que Kogan les a dénichés en personne dans le quartier des bouquinistes, mais David Kranzler précise que « ces documents ont été découverts juste après la Seconde guerre mondiale chez un bouquiniste de Tokyo par un étudiant juif de l'université Waseda nommé Peter Berstein qui les a donnés lui-même à M. Kogan », Japanese, nazis & Jews: the Jewish Refugee Community of Shanghai 1938-1945, 1976, p.74).

Kogan, qui parlait couramment le japonais, avait parcouru certaines de ces pages très fines, complètement déconcerté. Quelle était cette absurdité à propos d’une « colonie juive en Mandchourie » ? Il avait vécu à Harbin, la capitale de la Mandchourie, alors même que les Japonais contrôlaient la région ; il en aurait forcément entendu parler.
Il est venu en discuter avec moi [Tokayer est le rabbin de la communauté juive tokyoïte de 1968 à 1976] au moment où un collègue japonais, Hideaki Kase, se trouvait dans mon bureau [...]. Le monde est bien petit : Kase était le fils du secrétaire du ministre japonais des Affaires étrangères d’avant-guerre, Yosuke Matsuoka. Intrigué, il étudia longuement l'ensemble des volumes et découvrit que Matsuoka avait joué un rôle considérable dans ce qui s'apparentait à un plan complexe de manipulation de la communauté juive mondiale officieusement nommé « le plan fugu ».

Le monde est en effet bien petit, particulièrement celui de la droite réactionnaire : Kase est un révisionniste notoire, et une bonne part de son œuvre consiste à rejeter l'existence de crimes de guerre japonais (le massacre de Nankin en premier lieu). Le terme de « plan fugu » proviendrait d'ailleurs d'un de ses livres paru en 1971. Comprenez l'intérêt de la démarche : au-dessus de Yasue, on trouve Higuchi et Matsuoka. Au-dessus d'Higuchi, Hideki Tojo, qui était alors chef d'état-major du Mandchoukouo avant  de devenir Premier ministre en 1941 : établir l'héroïsme des deux premiers c'est aussi réhabiliter un diplomate accusé de crimes de guerre (Matsuoka, mort en détention de la tuberculose) et un criminel de classe A (Hideki Tojo), au motif que la chaîne de commandement japonaise n'aurait pas permis à Higuchi de sauver qui que ce soit de son propre chef, ce qui est très probablement vrai. Plus globalement, comment les Japonais pourraient-ils être coupables de crimes de guerre, alors qu'ils ont protégé les victimes absolues de la Seconde Guerre mondiale — et qu'ils ont eux-mêmes été victimes des bombes atomiques ?⁸

Si Kogan s'est réellement ému comme le prétend Tokayer du projet d'une « colonie juive en Mandchourie » (mais il est probable que ce soit un ajout fictionnel dans un livre qui n'en manque pas), alors il est tombé sur un document impliquant Yasue : officier de Marine, Inuzuka souhaitait accueillir ces populations dans la région de Shanghai sur laquelle la Marine japonaise avait la main. Le Mandchoukouo était un territoire sous la juridiction de l'armée du Guandong, au service de laquelle travaillait Yasue, lui-même aux ordres d'Higuchi.

L'imprécision des dates ne permet pas de savoir si Kogan et la communauté juive au Japon avaient parcouru ces documents avant de financer son service funéraire. L'ont-ils traité en héros avant d'obtenir ces informations, ou ont-ils préféré ne pas en tenir compte ? Si Kogan a réellement prétendu que Yasue avait sauvé 50 000 juifs, alors il ne se basait pas seulement sur ce qu'il avait vu en Mandchourie. La publication du Plan Fugu en 1979 n'a cependant pas dû lui apprendre beaucoup, Tokayer n'étant pas le premier à faire traduire les documents : avant lui, Kogan les avait prêtés à un rabbin précédent, Herman Dicker, qui les exploitera pour un livre paru en 1962 (Wanderers and settlers in the Far East : a century of Jewish life in China and Japan). En 1962 au plus tard, Kogan ne peut plus ignorer la possibilité que les actions de Yasue n'aient pas été seulement motivées par l'humanisme et l'amitié. Y croire est évidemment une autre chose, comme le montre ce passage chez Dicker :

Lorsque j'ai présenté les informations de Kobayashi [Kobayashi Masayuki, professeur d'histoire à Waseda, qui a également dévoilé le double discours d'Inuzuka dès les années 50] sur Yasue aux Juifs qui le connaissaient, ils n'ont pas réussi à l'admettre. Ils se souvenaient de son amitié avec les dirigeants juifs de l'époque. Ils savaient que son nom avait été inscrit dans le Livre d'or du Fonds national juif et ils se souvenaient de l'aide active qu'il avait apportée aux réfugiés juifs en 1938, 1939 et 1940, lorsqu'il était chef de la mission militaire à Dairen, période pendant laquelle il était également officier de liaison auprès du Conseil juif d'Extrême-Orient.

Peut-être, comme veut le croire également Herman Dicker (et très probablement Kogan), Yasue était-il à cette époque devenu sincèrement « l'ami des Juifs » ? À la fin des années 30 en tout cas, « Hokoshi » (son nom de plume antisémite) ne publie plus d'articles, et il souhaite tout sauf que ce passé ressurgisse (l'universitaire Setsuzō Kotsuji, dont l'engagement a permis à des centaines* de Juifs de prolonger leur visa à Kobe jusqu'en 1941, et qui a forcément croisé Kogan lors d'évènements officiels de la communauté juive, le raconte dans son autobiographie en 1964).

Concernant Koreshige Inuzuka, la question de savoir ce que Kogan a lu ou pas n'est pas si importante : il cherchait tant l'attention qu'il n'était pas nécessaire de parcourir des documents cryptiques pour relever un loup. Voilà ce qu'en disait le rabbin A. J. Wolf à l'époque, après l'avoir rencontré lors d'un dîner où se trouvait déjà le prince Mikasa (l'article est paru en avril 1953, mais les célébrations d'Anucca mentionnées signalent que le dîner a eu lieu courant décembre 1952, un mois avant le dîner chez les Kogan déjà évoqué) :

[Inuzuka] a déclaré au Nippon Times que sa sympathie pour les Juifs s'est manifestée pour la première fois en contemplant la Révolution russe depuis un cuirassé au large de Vladivostok, où il y avait vu le triomphe de la puissance et de la droiture juives. [Les Russes blancs antisémites qu'il côtoyait considéraient que le communisme et le judaïsme étaient intrinsèquement liés.]
À Shanghai en particulier, qui accueillait en 1939 les réfugiés, le capitaine Inuzuka a trouvé l'occasion d'apporter son aide. Pourtant, comme il l'indique, ses motivations étaient loin d'être seulement désintéressées : « J'ai remarqué que la presse américaine était largement contrôlée par les Juifs. Par conséquent, si le Japon se montrait amical envers les Juifs d'Orient, il était possible d'améliorer les sentiments des Américains à l'égard du Japon grâce à l'influence des médias ». Un mélange triste et simpliste de philo- et d'antisémitisme !

Le même Wolf précise aussi qu'Inuzuka cherchait à évincer l'Association Japon-Israel avec sa propre organisation, l'Association pour l'amitié Japon-Israel. Or la première semblait se prévaloir de l'héritage de Yasue (H. Dicker), ce qui aurait pu froisser Kogan. Enfin, si quelques lecteurs n'ont pas été sensibles à l'ironie acide de l'article, le courrier d'une survivante allemande, Lotte Hershfield, paru quatre mois après achève le portrait de l'ancien capitaine : « Si les Nippons s'identifient autant aux Juifs que le dit l’article, ils n’en ont certainement pas fait la démonstration pendant les années de guerre. [...] Et aucun d’entre nous n'a remarqué que le capitaine Inuzuka, « commandant nominal des Philippines occupées », était un grand philosémite ! ».

La réédition en 2004 du Plan Fugu, augmentée d'une section biographique en fin de volume, ajoute cette précision intéressante :

Libéré, [Inuzuka] retourne à Tokyo et participe activement à la formation de la Ligue d'amitié Nippon-Israël [en 1952]. Il a également assisté aux cérémonies d'ouverture du Centre communautaire juif de Tokyo [mai 1953]. Au milieu des années 1950, Michael Kogan, des Kogan Papers, avait lu suffisamment de documents secrets du ministère des Affaires étrangères pour affirmer publiquement qu'Inuzuka n’avait jamais été un ami des Juifs et qu’il avait, en réalité, écrit des textes antisémites virulents.

Nulle trace d'une telle accusation publique d'Inuzuka sur internet. Présenté comme un homme discret fuyant la publicité par ceux qui ont travaillé avec lui, on voit mal Kogan provoquer un esclandre médiatique de toute façon : par « publiquement » il faudrait donc comprendre lors d'une prise de parole en petit comité, au Jewish Community Center ou dans une de ces soirées qu'il aimait organiser chez lui, et très probablement en l'absence d'Inuzuka lui-même.

Contrairement à Yasue et Higuchi, Kogan ne semble pas avoir rencontré Inuzuka durant la guerre : Inuzuka était en poste à Shanghai de 39 à 41 et semble bien le seul de la bande à ne pas avoir foulé Harbin (1500 km plus loin) ; il ne fait pas partie des 21 Japonais « invités » lors de la première conférence (liste dans Naoki Maruyama, « Facing a Dilemma: Japan’s Jewish Policy in the Late 1930s », Global Oriental Ltd War and Militarism in Modern Japan, 2009) et, s'il a motivé des représentants de la communauté juive de Shanghai à faire le déplacement pour les suivantes, il ne semble pas les avoir accompagnés. Si l'amitié et la reconnaissance de Kogan envers Higuchi et Yasue l'ont éventuellement empêché d'admettre leur manque de sincérité, c'était plus facile avec Inuzuka, avec qui il n'avait pas d'attaches affectives.⁹

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On trouve peu de traces de Kogan sur le net eu égard à son importance dans le secteur du jeu vidéo. Pire encore, dans les articles en langue japonaise, il parait instrumentalisé au service d'un projet politique contestable. Si les anecdotes citées plus haut sont vraies, on a cependant le sentiment d'un fléchissement dans sa personnalité : dans les années 70 et la bouche de Tokayer, il devient un passeur de documents quelque peu désabusé, agrémentant ses 8000 pages de documents rassemblés dans un furoshiki d'un « Je ne suis qu'un homme d'affaires. Je n'ai pas le temps de vous répondre, et vous posez sans cesse tellement de questions... ». On est loin du trentenaire soucieux de solder les comptes d'honneur de la communauté juive au Japon. 

On peut l'imaginer blessé d'apprendre que ceux qu'ils prenaient pour des héros (voire des mentors ?) aient pu manquer de sincérité. Peut-être alors que, pour préserver l'optimisme que lui prêtaient ses relations professionnelles, s'est-il concentré sur sa famille et sur la réussite de ses affaires, lui dont l'entreprise deviendra le seul loisir ? À engloutir trop de vodka et de caviar de saumon dans les moments festifs, à trop voyager dans le monde et élire domicile dans tant de pays (Israël, Hong-kong) qu'il finira par reposer aux États-Unis au lieu de profiter d'une retraite au Japon, qu'il chérissait plus que tous les autres d'après le témoignage de Masumi Akagi, sioniste ou pas. 

¹ Dans Sore wa `Pon' kara hajimatta - ākēdo TV gēmu no naritachi, 2015, p.44, cité par Alexander Smith dans son livre They Create Worlds, 2019 (blog du même nom). À propos il écrit lui aussi « Michael Kogan fled with the rest of his family to Harbin, Manchuria, soon after [1920] to escape the Russian Civil War ». L’article Wikipédia japonais consacré à Kogan signale une arrivée à Harbin en 1932, sourçant le bulletin n°233 de Game Machine du même Masumi Akagi où la date n’apparaît pas. On la retrouve également dans Jewish Communities in Modern Asia: Their Rise, Demise and Resurgence (dirigé par Rotem Kowner, 2023), mais le paragraphe s’appuie probablement sur l’article Wikipédia.
Les informations biographiques dont je ne précise pas la source ainsi que les photos de ce post sont tirées du même numéro de Game Machine (archives).

² Concernant le nom des parents de Michael Kogan : « In memory of the dear parents of Misha: Kogan Kalman ; Kogan Riva Kogan. Asya Kogan (Tokyo) February 2008 », bulletin Igud Yotzei Sin n°395, p.76. Date de décès de Riva Kogan sur JewishGen Burial Registry (authentification requise). Je n’ai pas trouvé d’indications sur les frères et sœurs de Kogan. La famille entière est-elle partie à huit d’Odessa par exemple ? Le nom de Kogan/Kagan serait une variante russe de Cohen/Cohn d’après Setsuzo Kotsuji (From Tokyo to Jerusalem, p.22). On trouve par ailleurs une autre famille Kogan à Harbin avant leur arrivée.

³Je suppose que cette Harbin Commercial School ne doit pas son nom à un cursus professionnalisant, mais à son emplacement, Kommercheskaya Ulitsa (rue du commerce), à l’intérieur de la Chambre du commerce. Il s’agissait de la plus grande école russophone d’Harbin. (source).

⁴ Akio Nakanishi, qui entrera officiellement chez Taito en 1955 et deviendra son bras droit, était son instructeur de karaté à Tokyo. Il le remplacera à la tête de Taito en 1984.

⁵ Ça n’empêchera pas la CIA d’avoir longtemps soupçonné Kogan d’être un espion soviétique en Orient (câble du 08 décembre 1961 au bureau suisse). L’information ne s’est pas diffusée à cause de l’état du document : je suis tombé dessus en cherchant des informations sur son père.

⁶ Drôle d’objet que ce livre co-signé par Mary Swartz et le rabbin Marvin Tokayer qui a officié à Tokyo de 1968 à 1976 . Auteur d’une vingtaine de livres en japonais qu’il ne parlait pas, son Plan Fugu consacre finalement peu de temps au dit-plan et s’ouvre à la place sur les « visas pour la vie » que Chiune Sugihara, le vice-consul de Kaunas en Lituanie entre 1939 et août 1941, a acceptés de signer - ou de laisser falsifier. Plus de deux mille visas de transit pour Curaçao qui ont permis à plus d’un millier* de Juifs européens de traverser l’URSS puis d’atteindre le Japon, d’où ils sont ensuite repartis, notamment pour Shanghai. Drôle d’objet que ce livre car se prétendant nourri par les paroles des survivants et des documents secrets révélés, mais en même temps fictionnalisés et jamais sourcés.
Pour ceux qui s’étonneraient d’un tel plan, l’époque en fourmillait : projets nazis de réserve juive en Pologne ou à Madagascar (la conférence de Wannsee n’a pas encore eu lieu), oblast autonome juif de Birobidjan en Sibérie, etc. Les nationalistes chinois tentent d’en développer trois en 1939, pour les mêmes raisons que les Japonais, dont les journaux de l’époque font l’écho. Ils seront abandonnés faute de financement américain.

Troika était en fait la marque de vodka pas du tout polonaise de Taito Trading, brassée un peu plus de trois années à partir de 1952-1953 à 1956. L’activité sera cédée quand Taito se consacrera davantage aux jukebox et autres Amusement Machines. Je n’ai trouvé nulle part ailleurs mention que Taito importait également des bananes, surtout à cette date (mais soit, après tout ils importaient probablement des cacahuètes pour leurs distributeurs, et en 1971 ils commercialiseront même du miel et de la confiture de Nouvelle-Zélande). Précisons enfin qu’à la date donnée (1954), les « procès de Tokyo » sont terminés depuis 6 ans… Concernant la discrétion du général, on retrouve la même chez Chiune Sugihara : comme Higuchi, il vivait dans la précarité après la guerre, et a enchaîné les emplois sans prestige jusqu’à sa retraite : manutentionnaire, vendeur d’ampoules, représentant commercial à Moscou.

⁸ Quand il déclare que « des criminels de classe A ont sauvé les Juifs », et pour peu qu’il l’ait vraiment dit ainsi (le site — une secte japonaise — n’est pas forcément fiable), Tokayer semble accepter ce petit jeu politique. Il n’est pas inutile de préciser que la plupart des installations de la tristement célèbre Unité 731 se trouvaient à une vingtaine de kilomètres d’Harbin ; insister sur les belles actions et la tolérance japonaise envers les Juifs en ville est un moyen de détourner le regard sur les horreurs et la xénophobie qui s’exerçait sur les populations chinoises à deux pas.

⁹ Cette anecdote publiée en 2004, 20 ans après la mort de Kogan, est probablement liée à la mort de la veuve, Inuzuka Kyoko, qui a toujours défendu le bilan de son mari : Tokayer la remerciait d’ailleurs dans la préface d’avoir répondu avec bonne volonté à ses questions ; dans ces conditions il était délicat d’être trop acide. Elle a même offert au Musée de l’Holocauste Yad Vashem à Jérusalem, en 1981-1982, la boîte à cigares dont l’inscription (« En signe de gratitude et de reconnaissance pour les services rendus au peuple juif. ») vaudra l’acquittement de son mari après la guerre. Toutefois on a parfois l’impression qu’Inuzuka est un bouc émissaire servant à préserver les statures de Yasue et surtout de Kiichiro Higuchi, qu’une vaste frange politique veut construire comme un autre Shindler japonais quitte à enjoliver son bilan*.

* La question des chiffres reste épineuse. Higuchi d’abord : début 1938, avec l’accord de Matsuoka qui aurait fourni des trains spéciaux pour l’occasion, Higuchi a permis à des juifs bloqués côté URSS (Otpor, dernière station avec l’écartement russe des rails) d’entrer au Mandchoukouo pour ensuite atteindre Shanghai ou Kobe via Vladivostock et Tsuruga. Les membres du BETAR d’Harbin auraient accueilli une partie de ces migrants.   Concernant le bilan de ce sauvetage par cette « route Higuchi », on trouve souvent sur internet le premier chiffre de 20 000 venu d’auteurs japonais peu recommandables, ramené à plusieurs milliers (faute de traduction qu’ils disent) après les premières critiques. La réalité est peut-être encore moins belle : « Dylan Hallingstad O’Brien, doctorant à l’université de Californie à San Diego, a découvert que Higuchi n’avait sans doute permis qu’à « quelque 18 personnes » d’entrer au Mandchoukouo. « Il n’y a tout simplement aucune trace » indiquant un nombre plus élevé de personnes, a déclaré O’Brien. « Il paraît peu probable que des milliers et des milliers de personnes soient passées sans laisser de traces », a-t-il déclaré. ».
D’après Kenji Kanno, « le nombre total de réfugiés juifs arrivés au Japon en 1940-41 est d’environ 4 500. Parmi eux, environ la moitié étaient de nationalité allemande et l’autre moitié, de nationalité polonaise. Il y avait aussi des personnes de nationalité lituanienne, mais relativement peu nombreuses. Parmi ces 4 500 hommes et femmes, environ 1 800 – soit un peu plus du tiers – étaient titulaires d’un visa Sugihara délivré à Kaunas, en Lituanie. […] Concernant le nombre de ceux qui ont été « sauvés » par les visas Sugihara, il existe des estimations nombreuses, japonaises ou pas, de 6 000 à plus de 10 000, selon les historiens et les écrivains. Cependant, sur la base de mes recherches portant sur des documents de première main, j’ai été amené à conclure qu’il s’agissait de moins de 2 000 personnes. » (Towards Positive Historiography of Japan’s Jewish Policies in Wartime Shanghai: Two Samples of Primary Sources Analysis). Le même auteur relève 1200 Juifs repartis de Kobe pour Shanghai en 1941. Rappelons que ces chiffres revus à la baisse ne doivent pas faire oublier que le Japon reste le seul pays qui n’a pas fermé ses portes aux Juifs pendant la guerre, contrairement à tous les autres, Alliés compris.