Space Harrier, futur antérieur
Par Game A le 15 août 2008 - Fautographie.6 minutes
Après la séquence musicale de dimanche, vous vous rappelez maintenant sans doute tous de Space Harrier ; Harrier, dernier espoir de son époque, y traversait la Fantasy Zone pour libérer Dragon Land des armées d’Absymbel[1].
Quelque chose me travaille depuis quelques mois à propos de ce jeu d’arcade sorti en 85, durant l’âge d’or de Sega : je lui trouve des ressemblances étonnantes avec des projets de groupes d’architectes radicaux des années 60. Vous me direz.
Mégastructures
La ligne d’horizon de Space Harrier est souvent chargée d’une bizarre dentelle de constructions surélevées, relativement basses mais semblant s’étaler sur des centaines de mètres. Leur fonction serait loin d’être évidente sans d’autres bâtiments aux formes plus conventionnelles à leurs côtés : manifestement, il s’agit de logements gigantesques.
Aussi étranges qu’elles puissent paraître, des formes similaires ont été sérieusement conçues par des architectes dans les années 50-60.
Connues d’abord sous le terme de nappes (Yona Friedman) puis de mégastructures, elles cherchent à résoudre à la fois l’augmentation rapide de la population urbaine et le manque de place : on propose simplement de superposer de nouveaux secteurs au-dessus de la ville historique. Libérées de tout obstacle topographique ou patrimonial, elles peuvent s’étendre à volonté et ainsi s’adapter au caractère grouillant, instable de la ville moderne (Izoaki dit “fluidité”, Archizoom parlera de “liquidité”).
Yona Friedman, La Ville spatiale, 1960. Image
Ces constructions ne sont pas seulement des solutions ; elles sont aussi des prises de position idéologiques : si la Ville spatiale de Friedman ménage encore les beaux ouvrages du passé, d’autres mégastructures dépassent l’héritage du passé, au propre comme au figuré : construites par dessus, leur coupant d’abord la lumière pour leur ôter finalement tout intérêt.
Chez Arata Izoaki, on côtoie ainsi des ruines abandonnées sans nostalgie ni mise en valeur (City in the Air, 1962) :
Vous me permettrez de retrouver dans Space Harrier cette même cohabitation de technologie et de ruines :
La mégastructure est entièrement tournée vers l’avenir, au point de n’être qu’une sorte de tamis dans lequel les habitants créent librement leur logement, l’abandonnent pour en créer un autre ailleurs ; la ville n’a plus de limites et, surtout, n’en impose plus à ses habitants.
Constant, New Babylon, 1970. “Vue des secteurs” (image).
Les mégastructures de Constant abandonnent un peu l’horizontal, rappelant de loin d’autres bâtiments géométriques :
Sol quadrillé et déplacements
Parmi tous les éléments du décor, le sol quadrillé est sans doute le plus caractéristique du jeu. Ses avantages sont nombreux : il augmente non seulement l’impression de vitesse mais crée aussi un indéniable effet d’étrangeté et de futur (soit ces civilisations ont eu le temps et les moyens de recouvrir chaque parcelle du sol, soit celui-ci est vraiment différent du nôtre).
Ce sol quadrillé, on le retrouve aussi dans l’avant-garde architecturale, en particulier chez Archizoom et Superstudio, deux groupes florentins d’architectes radicaux[2] (leur manifeste date de 1966).
Connu sous le terme de “grille”, ce quadrillage symbolisait dans leurs dystopies à la fois le geste architectural minimal (sur lequel construire), l’idée d’une urbanisation mondialisée et sans échappatoire et pas mal d’autres choses que je n’ai pas comprises.
Reprenant les théories situationnistes (désolé), la grille manifestait aussi la liberté totale de circulation et d’aménagement laissée aux humains, la supersurface de Superstudio s’étendant sur la quasi-totalité du globe et lui offrant à ses intersections prises et branchements bio-technologiques pour répondre à ses besoins.
Superstudio, photomontages. En haut “Vie. Le camp.” (1971-72) ; en bas, “Voyage de A à B” (1972) dont ils précisent : « Les routes ou places n’auront d’autre raison [que le déplacement] ».
Étonnamment, on retrouve une certaine liberté de mouvement qui était à la base de la grille dans Space Harrier, si forte qu’elle finit même par s’opposer au scénario. En effet, si dans le jeu on avance sans jamais pouvoir s’arrêter (l’urgence est telle qu’elle ne peut plus souffrir aucun délai), on peut pourtant librement se déplacer sur la gauche ou sur la droite au point de tourner littéralement en rond ! Les décors bouclent et se succèdent après la défaite du boss ou après un temps limité.
Vous direz que j’abuse, mais ça me fait tout de même beaucoup penser au concept d’unité d’ambiance (ou de “secteur” quand il désigne des zones d’une ville) des Situs. Mais ok j’abuse.
Si on mèle tout, structures sur pilotis, grille, abandon de l’ancien etc., on obtient ce genre de choses :
Archizoom - “No-Stop City” (1969-70). Deux “paysage intérieur” (en haut).
Avouez : il y a comme un air de famille…
Je ne fais évidemment pas de Sega un repaire d’architectes radicaux, je remarque seulement des ressemblances et des compatibilités qui me semblent visuellement nombreuses. Les développeurs du jeu ont-ils eu ces projets ou des travaux plus récents qui en étaient inspirés devant les yeux ? Ou, plus sûrement, les utopies des années 60 ont-elles infusé jusque dans les années 80, sans leur contenu politique, dans les travaux de science-fiction ?
C’est une bonne question je trouve, en tout cas.
Sources
Toutes les images non créditées proviennent du livre de Dominique Rouillard, Superarchitecture, Le futur de l’architecture 1950-1970, Éditions de la Vilette. Pour ceux qui souhaiteraient creuser le sujet, MEGASTRUCTURE RELOADED est passionnant et propose de nombreux documents.
Notes
[1] Encore que je n’y comprenne pas grand-chose. Le dernier niveau est bien nommé Absymbel, mais on ne combat aucun ennemi de ce nom ; il s’agit plutôt d’un boss rush de sept clones de boss des niveaux précédents, se terminant sans énorme confrontation (et sans fin digne de ce nom). Le boss du niveau 17 aurait eu la carrure, malgré les deux chiens qui le flanquent, et son nom ridicule (Oui Oui Jambo [sic]… ウイウイジャンボ), mais ce n’est que le boss du niveau 17…
J’ai déduit l’année 6226 d’après la page Virtual Console de Space Harrier II, qui se situerait donc 10 ans plus tard (ce qui impliquerait que Space Harrier se déroule non seulement dans le même univers mais en même temps que Fantasy Zone - si la date de 623X indiquée ici est correcte ou près de 5000 ans après si c’est mon t-shirt qui a raison.)
[2] Ces deux groupes composaient plus ou moins des contre-utopies, en réaction à la société de consommation. Leur travail est donc toujours une critique sociale, mais elle est également une critique de l’architecture de leur temps qu’elle cherche à détruire par l’absurde en imaginant leur évolution logique. Bon ça, c’est le peu que j’ai compris à la lecture de Superarchitecture, Le futur de l’architecture 1950-1970 de Dominique Rouillard. Donc à vérifier et à compléter dans les commentaires si vous maîtrisez le sujet ; personnellement, ça m’a un peu dépassé.
Commentaires
Comment tu attaques méchamment nos neurones de façon traître un samedi matin dis donc >_<. C'est passionnant mais pardonne moi mon A adoré, je posterai un commentaire digne de de l'intérêt de cet article, qui pointe du doigt une étonnante coïncidence (car il n'y a, je le pense, et c'est bien dommage et moins magique, qu'une coïncidence) :).
les grilles c est la marque de sega.
Les decors de sonic, les jaquettes de boîtes de jeu ms, puis md (avec inversement des couleurs, noir avec grille blanche)...
Et sans vouloir faire de philo-architecture, mais dans sonic, les blocs cassables étaient quadrillés. On les reconnaissait par ça. Je pense à une mise en abyme de la production-design.
Le désavantage de ces mégastructures c'est qu'elles ne laissent pas pénétrer la lumière et crée donc ce que l'on pourrait appeler des bas-fonds et à terme crée un monde souterrain comme l'on peut le voir dans le 5ème élément. Or, dans Space Harrier la lumière est bien présente les mégastructures auraient-elles alors été détruites par Absymbel et sa clique. AU prémière abord l'étrange dentelle me faisait penser à un pont mais ton analyse mérite de faire réfléchir sur ce point.
Après pour ce qui est du quadrillage on sait tous qu'il est là à cause des limitations techniques de la console afin de donner une impression de 3d, cependant la raison première pourrait être tout autre.
Comme tu m'as demandé de le faire jeudi, lorsque nous sommes allés visiter jeudi après-midi l'exposition (minable et minuscule) consacrée à Superarchitettura à Hyères, j'ajouterai que, lorsque j'eus l'occasion de jouer à ce jeu chez un ami de mon père voici une vingtaine d'années, ces deux quadragénaires (mon père et son ami, pour ceux qui ne comprennent pas) évoquèrent les créatures du film "Zardoz" (de John Boorman, 1973, avec Sean Connery) en regardant certains monstres de ce jeu, notamment les énormes têtes volantes que l'on doit détruire dans le premier niveau.
Pour en revenir au sujet principal, on peut supposer que, outre les limites technologiques de l'époque pour la création des décors dans les jeux vidéo des années 80, l'influence des créateurs du jeu doit venir, non pas de la source directe, mais plutôt de sa "digestion" par la "pop-culture". Il faudrait comparer les décors de certains films de science-fiction des années 70 (grande période pour les utopies/dystopies) avec ces projets architecturaux : l'inspiration pour Space Harrier doit venir de là plus que de l'étude, même superficielle, des projets de Superstudio et d'Archizoom.
Sinon, rien à voir, mais, en regardant l'illustration située en début de l'article, une interrogation me vient : le genre sexuel de Harrier est-il précisé ? Je me pose cette question après observation de, euh, il faut bien que je le dise, de son postérieur.
excellent article, merci!
Gemma: d'après l'illus, c'est une nana, sans contredit. D'après le jeu, j'en suis plus si sur.... Pour ceux que ça interresse, la question des superstructures est très bien abordée dans le manga BLAME!, de Tsutomu Nihei, qui pousse à l'absurde les conséquences extremes de l'urbanisation déjà pointées par archizoom et superstudio.
@Gemmadril Ah oui, c’est vrai que je n’ai pas parlé de cette exposition de design, reproduction de celle qui a marqué la naissance d’Archizoom et de Superstudio en 1966 (ils se disaient designers aussi, au début). Nulle et vide, comme tu disais.
“L’inspiration pour Space Harrier doit venir de là plus que de l’étude, même superficielle, des projets de Superstudio et d’Archizoom.” Bien d’accord et je ne pense pas autrement.
Sinon c’est bien un garçon, il a seulement de belles fesses (et des cheveux plus longs pour cette illustration officielle sortie lors de l’adaptation Game Gear):
Excellent parallèle entre design et jeux vidéo. Je serais pas mal de l'avis de Ganesh en ce qui concerne le damier sur le sol, entre la solution pour figurer la perspective et la marque de fabrique de Sega (même si là, je suis moins sûr).
Pour le reste, les artistes, tout employés de Sega fussent-ils, restent des gens avec, a priori, une formation, sinon un goût, pour l'histoire de l'art. Et si dans les années 80 on trouve plein de jeux/films/livres orientés SF, c'est parce que globalement, les utopies et tout ce qui avait trait au futur avait le vent en poupe, et je me dis que des projets comme les superstructures devaient avoir plus de popularité, au moins parmi les artistes, que le design ne peut en avoir maintenant, car à l'époque, c'était neuf, frais, et enthousiasmant, 3 qualificatifs que je n'ai pas croisés depuis un petit bout de temps dans l'art contemporain.
Super intéressant et inattendu, comme d'hab :)
Je suis nulle en architecture donc je ne vais pas entrer dans l'argumentation, mais est-ce que ce que tu appelles "super-structure" a un lien avec les fameuses "dalles" construites dans les années 60 pour séparer habitations et routes comme par exemple Beaugrenelle à Paris ou Meriadeck à Bordeaux?
Après “le cube pour tous” (école Bauhaus) voilà qu’on nous promet des tentes de romanos égarés au milieu d’étrons géants avec pour ciel une hyperstructure rappelant étrangement les faux plafonds et les préfab’ ; triomphe de la démocratie par le bas. Désolé mais les illuminations intello-modernistes me terrifient.
c'est marrant, le meka sur l'illustration ressemble tres fort a un Zaku ...
@-SGN-
Dans ce cas précis, je crois que c'était le principe, de faire peur. Sorte de raisonnement architectural par l'absurde.La part entre leur critique de la société et son architecture et leurs propositions "positives" pour le futur est difficile à cerner parfois.
@pollux tutafé oui. Le robot s'appelle Dom comme quoi la référence avec le Mobile Suit Zaku va même jusqu'au nom ("Gundam" est la contraction bizarre de Gun et de Freedom).
Un des nombreux modèles Zaku Image
Un Dom bricolé à partir de modèles réduits Gundam : how-to et images
@Menstruel : hum. Je me suis bien fouillé la tête pour répondre à ta colle. Ma réponse serait pas vraiment, parce que leur fonction et l'idéologie qui les sous-tend est très différente.
Les nappes contenaient avant tout des logements et se focalisaient sur le bien-être et la liberté des occupants (aménager, abandonner des logements librement dans ses alvéoles, pouvoir se déplacer sans problème, etc.)
Les dalles cherchent au contraire à canaliser des flux, à les fluidifier en les contraignant. Par ailleurs elles ont été souvent conçues d'abord pour le bénéfice des automobiles, qui étaient loin d'être en odeur de sainteté chez les utopistes (valeur symbole de la société de conso). Sans parler qu'elles sont bien moins ambitieuses que les mégastructures des années 60.
@ganesh2 je pense que la grille est devenue une image symbole du futur, de la technologie. Et la technologie est sans doute ce sur quoi que Sega voulait insister avec sa Master System (qui était bien plus puissante et mieux pensée qu'une NES par exemple).
Je ne peux m'empêcher de faire le lien avec cet article sur canardsauvage à propos de la nostalgie. Ton analyse est un exemple illustrant fort à propos que le jeu prend un tout autre sens une fois qu'il est dégagé des feux de l'actualité.
A l'époque, les décors de Space Harrier semblaient juste futuristes. Avec le recul, et avec les éléments que tu avances, il semble évident que pour mettre sur pieds ce monde futuriste, les designers de Space Harrier se soient inspirés des avant-gardistes d'alors. Bien malin celui qui saura dire si la composante politique/sociale de cette architecture fait partie de ce que souhaitaient exprimer l'équipe du jeu... Bravo en tout cas, il y a bien longtemps que je n'avais rien lu d'aussi ambitieux, et d'aussi bon.
c quoi ce truc: Vie. Le camp.” (1971-72) ?
j’en trouve pas trace sur le net…
Le titre du photomontage.
Super analyse !
merci de réanimer ces postures critique du design…
pour moi c'est juste un super jeux avec une super musique après l'inspirations a le droit de venir de partout