Grâce aux rondeurs des sprites, à ses musiques entraînantes et aux couleurs pastels des décors, Fantasy Zone (FZ) est depuis 1986 une série phare du Cute’m Up, du jeu de tir mignon.

Seulement douze mois après Twin Bee de Konami, Sega mettait au point la formule ultime, parfaite. Il ne faut pourtant pas s’y tromper : derrière les sourires de façade, l’heure est grave. C’est bien une guerre qui a lieu, qui fracasse les familles et brise les cœurs.

À première vue, évidemment, ça ne saute pas aux yeux : même sous l’attaque de l’Empire Nenon*, la région demeure accueillante et bucolique. La fantasy zone est en son entier un locus amoenus, un véritable Eden.


Campagne, plage, glace… La région jouit de tous les lieux agréables.

Le décor est agréable jusque dans les lieux qui devraient être les plus sinistres : la forteresse de l’Empire, la plus puissante de ses armes, est peinte de belles nuances de gris. 

Même les ennemis sont de prime abord aussi aimables qu’Opa-Opa, le héros des jeux : couleurs acidulées, gros yeux et formes rondouillardes, on leur donnerait le bon Dieu sans confession.

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À gauche dernier niveau de FZ, à droite un boss de Super FZ.

Cette harmonie est intéressante parce qu’elle n’allait pas de soi : bien souvent les développeurs cherchent au contraire à créer un contraste entre le décor paradisiaque et la brutalité des ennemis sans foi ni loi cherchant à le détruire. Ce n’est pas le cas dans Fantasy Zone et c’est un élément important du récit : la guerre n’est pas le résultat d’une violation de territoire, c’est une lutte intestine entre semblables. 

Le motif de cette guerre n’en est pas moins sérieux et universel : l’argent. Plutôt incongru dans un univers enfantin mais pourtant omniprésent, il est même être l’objet de la quête du héros. L’empire Nenon a en effet provoqué une crise de liquidités sans précédent en dévalisant les réserves fiduciaires de la fédération.

Les pièces abandonnées par les ennemis en déroute sont d’ailleurs les reliquats du magot détourné qu’Opa-Opa a la charge de reconstituer. 

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Opa Opa manifeste une évidente ascendance viking en dépensant l’argent de la fédération dans les magasins croisés au cours des niveaux (FZ II Dx et Space FZ).

Si démarrer un jeu sur fond de crise économique est déjà singulier, c’est loin d’être la seule particularité de Fantasy Zone. Ce jeu est aussi un récit d’apprentissage : Opa-Opa est un héros qui a tout à prouver, un usurpateur au début du premier jeu. Il n’est que le fils du gardien attitré, le bien nommé O-Papa, et c’est sa disparition inexpliquée qui propulse Opa-Opa défenseur de la fédération. L’absence du père est d’ailleurs un motif récurrent de la série : c’est que par dessus tout Fantasy Zone est une tragédie familiale.

Enfin, familiale, il faut le dire vite : la figure de la mère est totalement absente de la série et si le frère de Opa-Opa, Upa-Upa, est jouable le temps de deux spin-offs, il est rapidement évacué (« Les activités d’Upa Upa sont inconnues depuis », à la fin de FZ: The maze). Tout se condense finalement dans la relation père-fils, avec ce père absent qu’il s’agit donc de remplacer honorablement, qu’il soit introuvable (Fantasy Zone), en cavale (Fantasy Zone II) ou mort (Super Fantasy Zone).
Ce motif récurrent révèle une tragédie qui se répète de génération en génération : Fantasy Zone Gear, qui se déroule 140 ans après les événements du premier jeu, rejoue le même drame en inversant les rôles : Opa-Opa devenu père est kidnappé à son tour et sauvé par son fils, Opa-Opa Jr.

Le nom des personnages manifeste que le drame se noue autour d’Opa-Opa : son fils est un faire-valoir qui ne se distingue que par sa jeunesse (« junior ») quand son père, O-papa, est par son nom “toujours déjà” voué à sa fonction parentale. Quand au héros, son nom redoublé affaiblit paradoxalement son identité : par la répétition, on conjure en même temps qu’on révèle un lourd secret de famille, opaque et refoulé.
Le nom de la planète ennemie fonctionne de même. Quel francophone ne remarquerait pas qu’il est saturé par la négation : l’empire Ne-non est lui aussi un lieu grammatical du déni, un stratagème pour maintenir le status-quo.

Le lourd secret que les noms du héros et de son ennemi héréditaire doivent recouvrir, c’est la responsabilité d’Opa-Opa dans ces guerres : avant sa naissance la paix régnait sous la surveillance de son père et de son invincible armada (« mighty armada » d’après l’introduction de Super FZ). Sa taille énorme imposait sans doute à elle seule le respect des traités.

Difficile, à l’ombre d’un père si fort et si protecteur qu’il en vient à protéger l’univers entier, difficile de se développer, de grandir ; le modèle est trop parfait. Opa-Opa en a été affecté à vie, physiquement d’abord : adulte, protecteur de la galaxie et père à son tour, il n’aura pas forci d’un pixel.


Opa-Opa et O-papa (FZ), Opa-Opa remorqué par Opa-Opa Jr (FZ Gear).

Fantasy Zone se conclut sur une note amère : le chef de guerre de l’armée ennemie n’était autre que son père, et à la fin du jeu, l’incompréhension est de mise : pour quelle raison O-papa a-t-il trahi ?

L’affrontement final de Fantasy Zone II The tears of Opa-Opa répondra à cette interrogation en dévoilant l’identité du commanditaire derrière les invasions successives et la trahison d’O-papa ; à nom double, personnalité dédoublée, il s’agit d’Opa-Opa lui-même.

Traumatisé durant son enfance, Opa Opa se scinde en deux, sa part maléfique ne trouvant mieux pour s’exprimer que ruiner la galaxie. Il faut remarquer que la formidable réfection du jeu sortie en 2008 sur PS2 (images ci-dessus) suggère que cette schizophrénie et le combat final sont intérieurs (via un bidule actionné par son père pour le purifier, le « Gestalt Gate »), quand le jeu original en faisait deux êtres physiques distincts (« splitting into two separate beings » dans le jeu original)**.
Sur la nature du traumatisme ou sur cette guerre pendant son enfance, les jeux ne donneront aucune information ; sans doute ces événements sont-ils reliés à l’absence de la mère d’Opa-Opa et à l’immense culpabilité du père, qui participe à une supercherie incroyable dont le seul objectif est de cacher la vérité à son fils (« because of the paternal bond existing between them, his father had no alternative but to assume the role of their leader »).
La saga Fantasy Zone développe ainsi un récit d’apprentissage bien particulier, dans lequel l’enfant apprend au bout du compte moins à devenir adulte qu’il ne découvre la dimension astronomique de sa pathologie.


Tristes dernières années d’O-Papa : humilié (général de l’armée qu’il devrait combattre dans FZ, écroué par le méchant Opa-Opa dans FZ II) puis tué au début de Super FZ, il n’aura guère eu que l’occasion de pleurer.

La petite taille n’est donc pas la seule séquelle d’Opa-Opa, et son apparence physique fait écho à une maturation psychologique elle aussi contrariée.

La place de l’argent dans la série (à l’exception de Galactic Protector) pourrait être un premier moyen pour diagnostiquer son état. Opa-Opa étant chargé de le récupérer, les jeux de la série organisent une immense collecte de capital. Cette accumulation a par ailleurs eu lieu deux fois par épisode : avant le jeu, planifiée par la part mauvaise d’Opa-Opa, et au cours du jeu par son jumeau héroïque (dans ce cas, elle est conditionnée par la mort d’un ennemi ; il s’agit ni plus ni moins de détrousser des cadavres ; pas si héroïque vu comme ça).
Dans les deux cas, l’argent ne change finalement pas de main, sa restitution à la guilde de l’espace n’étant jamais représentée ni évoquée. Notre Opa-Opa bifide s’unit au moins dans son amour de l’argent.


Pièces de monnaie expulsées après destruction des sentinelles dans FZ, grosses et petites pièces dans Fantasy Zone : The maze, sorte de Pac-Man.

Si Opa-Opa exprime avant tout un désir de rétention vis-à-vis de l’argent, l’aspect inverse de ce désir, l’expulsion, est également à l’oeuvre chez lui.


À droite, Opa-Opa est le seul personnage de FZ à exploser quand il est touché (les autres cassent, disparaissent ou se dégonflent). À gauche, armes d’Opa-Opa.

Outre les tirs et, surtout, les bombes avec lesquels il se bat, « l’expulsion » devient un motif essentiel de Fantasy Zone II, présent dès le sous-titre du jeu, « les larmes d’Opa-Opa ». C’est en effet une larme qui détruit la part maléfique d’Opa-Opa lorsque celui-ci découvre la réalité, et ce sont elles qui annoncent conjointement sa paix intérieure et celle de la galaxie (« Opa-Opa ne peut plus retenir ses larmes qui, à mesure qu’elles tombent, symbolisent son retour dans le seul chemin de la vertu. Opa-Opa jure qu’il n’y aura plus jamais de guerre »).


La larme d’Opa-Opa sur le point de détruire sa personnalité vicieuse dans FZ II. Dans la version de 2008, la larme est devenue une bombe aussi grosse que lui qui suggère des épanchements d’une autre sorte.

Pour Freud ça ne ferait pas un pli, ces éléments témoigneraient d’un stade anal jamais dépassé : si l’argent est bien de « l’excrément désodorisé, desséché et rendu brillant » (Sandor Ferenczi), alors le vol puis la collecte de la monnaie dans FZ relèvent de ce plaisir caractéristique de la sexualité anale où le sujet prend plaisir à accumuler et à garder en/pour soi.
On a vu que son envers, le plaisir ressenti par l’expulsion, s’exprimait aussi par de nombreux motifs proches dans leur principe de la défécation. La fin du deuxième épisode annonce de ce point de vue une forme de guérison : son double maléfique est détruit parce qu’Opa-Opa « ne se retient plus » et laisse sortir avec ses larmes les souffrances qu’il gardait fermement en lui.

La musique guillerette, les personnages enjouées cachaient bien leur jeu ; Fantasy Zone est d’une noirceur finalement bien plus marquée que la plupart des jeux de tir. Le plus admirable reste la cohérence qui se dégage malgré des épisodes écrits sans projet d’ensemble. Les motifs se répètent, se croisent et font sens.
Malheureusement pour Opa-Opa, cette cohérence n’est pas bon signe : rien ne s’arrangera pour lui après Fantasy Zone II : guéri d’un dédoublement de personnalité, il devra encore gérer le deuil de son père dix ans plus tard puis un kidnapping un siècle après. Une autre mascotte a-t-elle subi un destin si tragique ?

Notes

[*] La planète ennemie s’écrit avec un M (Menon) dans tous les jeux sauf dans Fantasy Zone II, y compris la version de 2008, où elle commence par un N. Je préfère cette version.

[**] On peut se demander si Upa-Upa, présenté comme son frère dans Galactic Protector et FZ: the maze qui disparaît après cet épreuve ne serait pas en fait son autre moi ; bien que Opa-Opa ne le reconnaisse pas dans Fantasy Zone II, la similitude entre certaines formules est troublante : comparez la fin de FZ: The maze « [Opa-Opa et Upa-Upa] were recognized as a class soldiers and allowed to carry twin shot and single bomb with each of them all the time. » à celle de Fantasy Zone II : « who was the mastermind leading the enemy forces that so closely physically resembled Opa-Opa and fought with the same functional weapon ?? ».

Fantasy Zone est sorti en mars 1986 en arcade (system 16, merci Adrien^^) puis la même année sur Mark III. Fantasy Zone II The tears of Opa-Opa a suivi en 87 sur Mark III puis sur arcade (system E). Fantasy Zone: The maze a suivi la même année, toujours sur console de salon puis Galactic Protector en 1988. Fantasy Zone Gear a été commercialisé en 1991 sur Game Gear, Super Fantasy Zone en 1993 sur Megadrive, développé par Sunsoft (encore une agression des Menons, mais cette fois Opa-Opa n’y est pour rien). Un jeu était prévu sur PC-Engine CD-Rom mais n’a jamais été finalisé, Space Fantasy Zone. Une rom partielle et sans scénario traîne sur le réseau. On trouve dans la collection Sega Ages sur PS2 une version 3D bof du premier jeu ainsi qu’une formidable compilation (2008) de tous les jeux commercialisés avec une incroyable version de Fantasy Zone II reprogrammée de fond en comble sur System 16 puis portée sur PS2.

Quelques images de Space Fantasy Zone et Fantasy Zone II Mark III/Master system proviennent de ce site très complet. Enfin, pour ceux qui ne sont pas encore dégoûtés, deux anciens articles sur la chronologie de la série (j’essaierai de le compléter dans les prochains jours) et sur l’origine du poids de 16 tonnes utilisé par Opa-Opa.