Il y a quinze jours douze ans, Tadhg Kelly développait l’idée que « les jeux vidéo ne sont pas un [bon] outil pour raconter des histoires ». Il visait alors particulièrement LA Noire, et les moments rébarbatifs à travers lesquels le joueur doit passer pour enclencher « l’histoire que la Team Bondy veut raconter » : l’interactivité proposée s’y limitait souvent à des actions simples, répétitives. Et justement parce qu’elles étaient simples et répétitives, elles n’auraient pas eu leur place dans un « storytelling medium » différent.

À l’époque, je réfléchissais à une idée similaire à propos de Last Window (Nintendo DS), la suite d’Hotel Dusk. Cela aurait été moins bien dit et fait que le texte de Tadgh Kelly, j’avais donc abandonné.

Aujourd’hui j’ai totalement oublié LA Noire (sauf cette reproduction inutilisée d’un camp japonais à destination de l’entraînement des GI dans un coin de la carte), et je trouvais dommage de laisser le mien hors-ligne, tout médiocre qu’il était en comparaison d’un article que je n’ai cependant pas eu le courage de relire. J’ai des souvenirs tout aussi diffus de Last Window et d’Hotel Dusk, mais par contre je sais encore que je n’y rejouerai plus malgré leurs histoires qui m’avaient envouté. Le paradoxe vaut peut-être cette mise en ligne très tardive.

Vous souvenez-vous de cette feature un peu méta dans Last Window : qu’à mesure que de la progression dans le jeu, on accédait aux chapitres d’une nouvelle écrite par un personnage du premier jeu, romancier de profession ? En voici un extrait, pour l’exemple et se rafraîchir la mémoire :

Il possédait une bouteille de whisky vide dans laquelle il mettait un peu d’argent de temps en temps. Il commencerait par piocher dans cette réserve : il la prit, l’agita et compta les pièces qui en étaient tombées.

Il y avait aussi quelques billets, mais Hyde eut beau secouer, il ne parvint pas à les faire sortir.

« Mais comment je vais faire pour choper ces billets ? » S’il voulait mettre la main dessus, une seule solution s’offrait à lui - briser la bouteille. Pour ce faire, il décida d’utiliser un tournevis.

Il le brandit et frappa de toutes ses forces, mais le verre résistait. Ce n’était pas l’objet adéquat. Réflexion faite, il aurait dû s’en douter…

Il fallait trouver autre chose…

Avant de se résoudre à casser sa bouteille, Hyde envisagea une autre solution. Il conservait dans son armoire une tirelire à l’effigie d’un personnage de dessin animé, Pinkie Rabbit - cadeau que lui avait fait Mila. Pas question de la casser, mais il lui fallait cet argent. La règle qu’il trouva dans un carton rempli de produits Red Crown ferait l’affaire. D’un geste habile, il réussit à récupérer les quelques pièces, pour constater avec dépit qu’il n’y avait même pas de quoi payer une partie de ses dettes. Hyde ne trouva chez lui rien qui convienne pour casser la bouteille. C’est alors qu’il repensa au marteau que Dylan tenait lorsqu’ils s’étaient croisés dans le couloir l’avant-veille. Quand Hyde demanda à emprunter son marteau, Dylan trouva sa requête suspecte et le convia dans son appartement en lui demandant d’expliciter ses intentions.

Hyde expliqua qu’il avait absolument besoin d’un objet coincé au fond d’une bouteille et qu’il devait par conséquent la casser, en omettant de préciser qu’il s’agissait d’argent pour payer le loyer.

Ses doutes dissipés, Dylan partit chercher son marteau dans sa voiture, laissant Hyde seul chez lui pendant quelques minutes. […]

Une fois chez lui, Hyde n’eut aucun mal à briser la bouteille et à récupérer son contenu.

Ce qui rend cet extrait particulièrement pénible à la lecture n’est pas (seulement) son style convenu ni son passé simple d’un autre âge. Le problème du récit est la place démesurée qu’il donne à des péripéties que n’importe quel narrateur aurait éludées ou résumées en deux phrases. Au cinéma, un réalisateur n’aurait sans doute gardé qu’un plan sur le personnage qui casse la bouteille et un autre sur son contenu, la séquence aurait pris trois secondes. Dans le jeu, elle dure près d’une demi-heure, ce que la retranscription reproduit assez fidèlement. 

Le rythme du récit d’un jeu comme son efficacité sont constamment contrecarrés par le fait que le ludique s’insinue justement dans les interstices que les autres formes de récit traitaient bien souvent par l’ellipse (ce qui n’empêche pas que ces péripéties puissent être haletantes, seulement que l’histoire ne progresse pas durant tout ce temps). C’est également vieux d’une dizaine d’années mais Shenmue the movie par exemple ne conservait rien des va-et-vient de chariots élévateurs, de l’achat de canettes ou de gashapons, des jeux dans les salles d’arcade, activités qui ont pourtant constitué l’essentiel de l’expérience de tout joueur du jeu.

Autre problème, les jeux redistribuent copieusement les positions traditionnelles d’auteur, de personnages (dont le narrateur) et de spectateur. Le joueur emprunte un point de vue externe, contrôle un ou plusieurs personnages selon des modalités prévues à l’avance, tout en restant essentiellement un spectateur.

Hotel Dusk et Last Window, qui proposaient pourtant des scénarios formidables, n’en freinaient pas moins constamment l’immersion et l’identification au personnage dans les dialogues : si l’on pouvait orienter la conversation, le ton et le sens des répliques de Hyde déviaient fréquemment dans des directions différentes que les amorces de phrases proposées laissaient présager, créant une véritable frustration.

Par ailleurs, parce qu’il n’est pas comédien et parce qu’il est avant tout le destinataire du récit, pas son auteur, il ne connaît pas les ressorts internes du personnage principal, qui ne reste pour lui qu’une coquille vide. En jouant à Silent Hill Shattered Memories (Wii, PS2 et PSP), je me suis ainsi reproché d’avoir mis une demi-heure à appeler chez moi : n’importe quel père de famille occupé à retrouver sa fille l’aurait fait immédiatement pour vérifier qu’elle n’était pas retournée à la maison, mais pas un joueur occupé à maîtriser les commandes et une wiimote

Dès que l’histoire reprend les rênes, le joueur est réduit à la position de spectateur, et ce qui n’était qu’un réceptacle devient un personnage. C’est ce que soulignait Randy Smith dans le magazine Edge (article non retrouvé) en montrant l’incohérence du personnage de Niko Bellic dans GTA IV : « le Niko que l’on regarde est un personnage complexe mêlant un lourd passé à un caractère solidement trempé, une loyauté envers ses amis qui ne recule devant rien, et une expérience de la criminalité durement gagnée. Par contre, le Niko que l’on joue bafoue sans raison le code de la route, prend des risques absurdes à violer la loi et enchaîne les homicides à une échelle sans précédent. » 

Cette schizophrénie n’est pas spécifique à GTA ou LA Noire, elle est générale : les cinématiques sont toujours nécessairement « incohérentes » parce qu’elles recadrent l’avatar du joueur dans son rôle de personnage et dans son rôle de personnage seulement. Dans Shenmue, si Ryo Hazuki est dans les cinématiques et les QTE un adolescent traumatisé et obsédé par la vengeance, une fois dans nos mains, il n’est plus qu’un personnage éparpillé qui passe ses journées dans les salles d’arcade et collectionne les gashapons quelques jours après l’assassinat de son père.

Pour autant, si le jeu vidéo pose des défis narratifs, décréter sa déficience comme T. Kelly c’est peut-être aller vite en besogne. En effet les jeux réussissent au moins dans une direction presque abandonnée par le cinéma, impossible à rendre au théâtre et au potentiel d’innovation assez limité dans la littérature : la vue subjective.

Si Agatha Christie en a fait un usage célèbre dans un de ses romans, la narration à la première personne a été particulièrement travaillée par le Nouveau Roman. Le Voyeur d’Alain Robbe-Grillet mettait ainsi le lecteur dans l’entrelacs du flux de pensée d’un narrateur se mentant à lui-même et passant son récit par le filtre de sa mauvaise foi.

Au cinéma, peu de films ont basé leur dispositif sur la caméra subjective comme l’a fait Robert Montgomery dans La Dame du Lac (1946). Le procédé n’est utilisé que ponctuellement, et relève souvent de l’exercice de style dès qu’il se prolonge.

Dame du Lac Dame du Lac

Si le cinéma n’utilise la caméra subjective qu’avec parcimonie, c’est qu’elle échoue souvent dans son principal objectif (créer un effet de réel). Est-ce qu’à feindre de prendre le point de vue du spectateur, ces films lui rappellent paradoxalement qu’il n’en est qu’un observateur passif ?

Dans le jeu vidéo par contre, sans doute parce qu’elle s’accompagne d’une capacité d’agir, la vue subjective est une réussite immense : contrairement aux autres médias qui l’ont employée, la vue subjective parvient à inclure le spectateur sans jamais paraître artificielle. En fait, on pourrait même dire comme Charles Tesson que « les jeux vidéo commencent là où le cinéma s’est frayé un chemin qui a conduit à une impasse » (« Le héros et son spectateur », Hors-série Cahiers du cinéma, septembre 2002). Le passage en vue subjective dans l’affreuse adaptation cinématographique de Doom (2005) était presque l’aveu d’un passage de relais de la technique du cinéma au jeu 3D, la séquence ne servant que de clin d’oeil au jeu, comme si le cinéma abandonnait un dispositif qu’elle avait largement développé.

Doom

En tout cas ce seul dispositif, utilisé à bon escient comme Silent Hill Shattered Memories avait magistralement su le faire, s’avère un instrument narratif incroyablement puissant. Et pour le coup, les jeux semblent les seuls à pouvoir l’exploiter.

silent_hill.jpg

 

Voilà où j’en était début décembre 2011. Je le publie finalement en comptant sur l’indulgence des lecteurs de passage. Polygon a écrit quelque chose en 2018 qui, au vu de son chapeau introductif, exprime sans doute mieux ce que je voulais dire à propos du « passage de relais » de la vue subjective du cinéma au jeu vidéo. Il n’est pas non plus inutile de préciser que le jeu le plus récent auquel j’ai joué doit être Dariusburst: Chronicle Saviours en 2015-2016, ce qui dit beaucoup de choses de ma connaissance en jeux au scénario ambitieux depuis un certain temps ; il en va de même du cinéma, ce qui confortera tout le monde du sort à réserver à ce texte. N’hésitez donc pas à le/me corriger par un commentaire bien senti.