J’aurais parié qu’ils étaient là, les deux kuroko, tellement ils paraissaient indissociables de la série Goketsuji Ichizoku (Power Instinct), et pourtant non : ces personnages en noir qui encouragent les combattants ne sont pas systématiquement présents dans les décors de Matrimelee (NeoGeo, 2003) — et dans ce cas, il n’y en a qu’un seul.

Unique et passif, il ne sert plus ni d’arbitre, ni de supporter, mais sa discrétion trahit toujours sa servilité. On le reconnaît bien dans le portrait des domestiques brossé par Alizée Delpierre, dans Servir les riches (2022) :

[Ils] s’effacent au maximum en se déplaçant sans bruit, en restant silencieu[x] et en baissant le regard, et leurs patrons ne les regardent pas, y compris même, parfois, lorsqu’ils leur donnent explicitement des ordres. Les domestiques font ainsi partie du décor : « être meubles »

De ce point de vue, Goketsuji comme Samurai Shodown (puisqu’il y en a un aussi dans cette série) ne se trompent pas quand ils leur prêtent des capacités (explosifs divers, disparition, souplesse) et des atours de ninja. En fait, c’est d’autant plus à propos que ce sont ces kuroko qui pourraient avoir inspiré notre image du ninja, et pas l’inverse (Stephen Turnbull, Ninja AD 1460-1650, 2012, p. 17) :

The earliest pictorial reference to a ninja in black is a book illustration of 1801, which shows a ninja climbing into a castle wearing what everyone would immediately recognise as a ninja costume. However, it could simply be that it is pictures like these that have given us our image of the ninja rather than vice-versa. It is a long-standing artistic convention in Japan, seen today in the Bunraku puppet theatre [et au Kabuki], that to dress a character in black is to indicate to the viewer that he cannot see that person. To depict a silent assassin in an identical way in a picture would therefore be perfectly natural and understandable to the contemporary Japanese viewer, and need not imply that the resulting illustration is in any way an actual portrait of a ninja.

Ainsi donc une convention artistique en lien avec le Kabuki aurait forgé notre représentation de ce combattant furtif qui, dans un tel accoutrement, n’aurait pu qu’être empêché dans ses missions sitôt sorti de la pénombre des maisons japonaises et des nuits sans lune ; son invisibilité provenait de ses talents de déguisement, pas d’un habit qui l’identifiait immédiatement en tant que mercenaire. Selon Anthony Cummins, les ninjas « auraient plutôt revêtu des armures légères pour des raids nocturnes et la tenue du samouraï, ou un équipement militaire, pour des missions furtives. » (préface au manga Les Secrets du ninja: Enseignements Shinobi de maître Hattori Hanzo, 2015).

En tout cas, comme le premier boom de popularité de la figure du ninja serait dû au théâtre Kabuki début 19e (wiki), on se dit que tout est dans tout. 

Puisque l’on parle de ninja et de Kabuki, permettez un petit retour sur Goemon (taf initiale). Son premier acolyte (version MSX2 de Ganbare Goemon! Karakuri Dōchū, 1987) était Nezumi Kozō, un autre voleur historique censé avoir aussi redistribué le fruit de ses larcins. Dans le roman Les Huit chiens des Satomi (2013 pour sa traduction française, 1964 à l’origine), Yamada Futarō en fait le portier du Nakamura-za, une salle majeure du Kabuki d’Edo, distribuant les billets à Hokusai et Kyokutei Bakin, auteur du Nansō Satomi Hakkenden, en septembre 1825 (c’est Hokusai qui parle en premier) :

Vous avez entendu parler de ce monte-en-l’air, Nezumikozô, qui a été exécuté en place publique à Kozukappara le mois passé ?
— Oui, j’en ai eu vent.
C’était un euphémisme. A preuve, si son journal était accaparé par les notes touchant au ménage, et la vie sociale tout au plus représentée par les sinistres et les inondations, on trouvait quand même cette exception en date du dix-neuf août : Exécuté ce jour le cambrioleur Nezumikozô Jirôkichi, appréhendé au début du cinquième mois [1832], après avoir été traîné par les rues d’Edo ; foule nombreuse en maints endroits, dit-on.
— Rappelez-vous… Quand nous sommes allés voir Les spectres de Yotsuya, au Nakamura, ce portier qui nous a conduits sous la scène, eh bien, il semblerait que ce soit cet homme, ce Izumiya Jirôkichi.
— Pardon ? Bakin ouvrit de grands yeux. Lui, Nezumikozô ?
— Il s’est fait mettre le grappin dessus alors qu’il s’était introduit chez Matsudaira Machinchose, un seigneur qui réside à Hamachô, mais avant cela on dit qu’il avait écumé plus d’une centaine de résidences de notables.

Digression au cube. Le design de Nezumi Kozō peut décevoir, surtout comparé à Goemon (et c’est probablement la raison pour laquelle il a été remplacé dans les jeux suivants par Ebisumaru), mais il faut remarquer qu’il se contente de décalquer l’apparence du personnage dans les pièces et les films qui lui étaient consacrés (ci-dessous une statue de Nakamura Kanzaburō XVIII en Nezumi dans le quartier d’Asakusa à Tokyo).

En fait, et c’est une réflexion dont je réserve le développement ailleurs, mais les personnages de jeux (et, pour ce qui m’intéresse, les jeux de combat en particulier) n’emploient généralement les personnages « historiques » que dans leur version popularisée par la littérature et la culture populaires (Kabuki et cinéma, très liés de toute façon pendant longtemps, mangas…). Un peu comme si, alors que Vercingétorix est étudié dès la primaire, que les images d’Épinal sont nombreuses le concernant, un jeu allait préférer utiliser la version avec Christophe Lambert. Ok l’exemple n’est pas heureux.

Revenons aux kuroko. Je dis les car ils n’ont pas d’autre appellation, ni de manière de les distinguer, de génération en génération.

Donner le même prénom […], aux employées qui se succèdent sur un même poste est une façon de réduire leur identité à leur statut de domestique et de marquer les frontières de classes.¹

Cette frontière de classe est particulièrement injuste chez les Goketsuji : contrairement aux domestiques habituels, qui « en entrant au service des riches, […] s’entendent dire qu’[ils] sont des membres de la famille »¹, les kuroko appartiennent pleinement au clan, tous descendants du 7e enfant d’une fratrie de 8, ostracisé pour avoir fait trop d’enfants à trop de femmes, « ce qui a conduit à une extrême pauvreté »². Et depuis quatre générations, le remboursement de la dette se poursuit, alors même que le clan Goketsuji est devenu entretemps richissime, depuis qu’Oshima Goketsuji (1893-) a, excusez du peu, découvert gisements de pétrole, trésors cachés et gagné plusieurs fois à la loterie. Le ruissellement n’existe pas jusqu’au sein d’une famille — il est vrai que les Goketsuji sont « aveuglés par l’avidité », selon la chanson Shinobi Ai Goketsuji (Matrimelee). 

Pour les kuroko, cette domesticité prend tous les atours de l’esclavage, puisque, outre d’un prénom propre, ils sont privés de leur vie entière : formés dès l’enfance dans des lieux réservés, ils vivent sur place (Otane Land ou Oume World).

Les élèves de l’école maternelle du 2e épisode étaient à l’origine tous des kuroko en formation. Mais comme c’était effrayant, ils ont été remplacés des écoliers plus traditionnels.²

Malgré cela les kuroko acceptent leurs conditions ; s’ils peuvent se montrer factieux — certains vont prendre le parti d’Otane (1915-) contre sa jumelle Oume et inversement, cela ne va jamais jusqu’à la révolte. C’est même l’inverse, puisqu’ils se considèrent comme les garants de la tradition et de l’ordre, par vocation ou esprit de sacrifice, marquant un peu plus de la présence d’une véritable illusio de la domesticité, « le fait d’être pris au jeu, pris par le jeu, de croire que le jeu en vaut la chandelle, ou pour dire les choses simplement, que ça vaut la peine de jouer » (Bourdieu, « Intérêt et désintéressement »).

Ne négligeons cependant pas un aspect des choses, qui « contribue au fait que les domestiques restent au service des riches malgré les désillusions qu’elles y rencontrent : la peur»¹. Il est révélateur que dans Matrimelee, ses autres fonctions confisquées, la seule qui reste est celle de souffre-douleur (sifflé au premier plan, il peut servir de projectile ou de bouclier humain). Un dialogue du pachinko CR Goketsuji Ichizoku évoque bien la crainte dans laquelle ils évoluent :

Kuroko2: Miss Oume hurt us for no reason
Kuroko1: Talking about Miss Oume is dangerous. I am not sure if we should.

On doit admettre cependant que la peur n’explique pas tout, que d’autres mécanismes de cohésion existent qui évitent l’explosion du clan — et de son patrimoine. Ils se manifestent d’abord par l’endogamie maximale au sein du clan, qui compense largement les velléités de fuite : la fuite de Goketsuji Shintaro, l’aîné de la fratrie qui ne veut pas reprendre le nom du patriarche est compensée près d’un siècle après par la participation de ses arrières-arrières-petits fils aux tournois et même le mariage de Keith Wayne (1969-) avec sa cousine au 4e degré Annie Hamilton (9 degrés de séparation), de même pour tous les membres expatriés en Europe, au Moyen-Orient, en Chine ou en Amérique.³

Plutôt que la manifestation d’un « instinct » naturel, la concurrence généralisée ainsi que les promesses d’ascension sociale et de leadership apportées par les tournois court-circuitent les règles habituelles de succession du patrimoine et de respect traditionnel des anciens mais provoquent une cohésion sociale très puissante — tout en produisant finalement les mêmes effets (dictature des aînés, contrôle des flux, limitation de l’émiettement du capital). Cela n’en fait pas une famille aimante, au contraire, mais au moins une entreprise commune. Dont un bon nombre d’employés en bas de l’échelle.

 

 

¹ Citations d’Alizée Delpierre, Servir les riches, 2022.

² Source : Gamest Mook vol.3, Ichizoku Goketsuji 2, 1995. Selon Keiko Tanaka (Chuuko), personne clé de la licence avec son mari (qui s’occupe des chansons notamment) : « あれ、もともとはみんな黒子のか っこしていたんですよ。 黒子養成 学校みたいな設定でして。そした ら、みんな顔がないのは不気味だと言われてしまって。 それで、いまのような形になったんですよ。 » Autre remarque intéressante, les spectateurs des décors n’appartiennent pas forcément à la famille. Il faut les voir comme des travailleurs migrants (出稼きみたいな人).

³ Malgré la lubricité voire l’inceste délibéré au sein du clan, on peut remarquer que les stratégies matrimoniales ne s’affranchissent pas de la loi japonaise : on relève au maximum un mariage entre cousins germains (le père de Sahad est marié avec la fille de sa tante), soit 4 degrés de séparation. À ce sujet, le Goketsuji wiki entretient un arbre généalogique très complet.

La capture d’écran en ouverture est une horreur mêlant un sprite de Goketsuji [sic] Legends (récupéré chez powerinstinct.fandom d’où provient aussi le décor de Kintarō Kokuin) et un décor de Matrimelee. L’illustration de Nezumi Kozō vient de goemon.fandom.