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L’euphorie des chiffres de vente fait oublier que changer de console est toujours un moment grave. Passés les engouements de l’adolescence, chaque nouvelle génération est pour beaucoup l’occasion d’une crise de vocation. On ne remise pas impunément un objet avec lequel on a joué des centaines d’heures, d’autant qu’on ne change pas toujours pour le meilleur : j’étais très heureux sur Saturn, DSi et Wii, malheureux sur 3DS, N64 et PS3.

 

Le passage de relais requiert parfois un intermédiaire, et c’est le rôle qu’a tenu Enslaved: Odyssey to the West (2010) pour moi ; il a été un pur objet transitionnel. Acheté pour compenser le Batman: Arkham Asylum vendu en bundle avec la 360 et qui m’avait immédiatement rebuté, Enslaved avait le gameplay rassurant d’un jeu à l’ancienne, en plus beau.

Le jeu apportait même sa part de nouveauté : par ses quelques partis-pris (dont un village tibétain en pleine Amérique), Enslaved manifestait par endroits la présence d’un auteur, fruit de la collaboration entre Ninja Theory, les développeurs anglais, et Alex Garland (cinéaste et écrivain, bien connu pour son ode à la faible consommation énergétique de la Game Boy, communément appelée La Plage).

L’« auteur » veille : une incise narrative contredit discrètement les calculs plein d’assurance de Pigsy.

 

Alors certes, ce n’était pas la première fois que l’ombre d’un « auteur » semblait planer au-dessus d’un jeu (on peut citer la série Mother de Shigesato Itoi), mais avec le budget AAA de cette production, la relative célébrité de Garland et d’Andy Serkis (qui a participé à l’écriture et incarné le rôle principal en performance capture) et, plus globalement, l’ambition de toute l’équipe, c’est une ère nouvelle qui était promise, une ère où les jeux allaient pouvoir à terme se comparer aux œuvres de Shakespeare ou Tolstoï :

 

Ce que les jeux doivent absolument améliorer — et il y a une sacrée marge de progression — ce sont les personnages. Les gens emploient le terme de « personnage » dans les jeux vidéo, à raison, mais si vous comparez leur degré de complexité à ceux que l’on rencontre, disons, dans Taxi Driver ou Les Affranchis, voire dans Guerre et paix ou Hamlet, en toute franchise et en tant que fan de jeux vidéo, il y a un putain de gouffre.

Alex Garland, Edge

Il n’aura échappé à personne qu’Enslaved n’était pas à la mesure de ses ambitions. Ni que, depuis quatre ans, peu d’autres jeux auront cherché à taquiner Martin Scorsese. Pour cette même raison, il faut être indulgent avec lui : au moins Ninja Theory aura-t-il essayé de réaliser de grandes choses.

J’arrive ainsi à lui pardonner son scénario percé (pour quelle autre raison que fournir un collier d’asservissement à Trip Pyramid emploie-t-il des esclaves humains pour diriger le gigantesque vaisseau de transit du début ? D’ailleurs, ces esclaves se prennent-ils tous pour Andy Serkis au XXIe siècle ? etc.), et même sa fin bâclée.


enslaved_03.jpgLe QG ennemi, avant que « des questions de délai et les suggestions » de Garland n’en fassent une bête pyramide.

 

 

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Pour un jeu placé sous un double patronage littéraire illustre (La Pérégrination vers l’Ouest et L’Odyssée), et malgré son écrivain dans l’équipe, Enslaved: Odyssey to the West peut également décevoir : on cherchera en vain la moindre référence à Homère, tandis que le conte chinois, matrice essentielle du shônen et de la pop-culture asiatique, est méconnaissable.

Peu d’adaptations auront de toute façon été entreprises avec si peu de déférence à l’esprit et à la lettre de leur source :

J’ai lu le livre original, la traduction d’Arthur Waley en particulier, qui est largement considérée comme la meilleure. J’ai été ébahi tellement c’était cool, imaginatif ; un bouquin de 400 ans, et tellement riche pourtant. Il y avait [aussi] cette série télé du Roi-Singe qui a été diffusée en Angleterre, une série japonaise. Tous les trentenaires doivent s’en rappeler […] Et je suis allé voir la version de Damon Albarn aussi, que j’ai trouvée incroyable, vraiment incroyable.

Tameen Antoniades, creative director.

Un opéra anglais de 2007, une série japonaise de 1978, et une traduction qui date de 1942¹ (en fait plutôt un « best-of » écartant une petite moitié des épisodes du texte chinois)… Dès le départ adaptation d’adaptations, les développeurs d’Enslaved n’ont logiquement ressenti aucun scrupule à s’éloigner de la Pérégrination pour inventer leur « odyssée ». D’ailleurs, loin de seulement consister à « remplacer les démons par des robots et la magie par la technologie en se focalisant sur le goût de l’aventure et d’amitié du roman » (Antoniades toujours, à Script), le conte du Roi des Singes n’est plus qu’un vague prétexte où surnagent quelques gimmicks :

Je dois dire que c’est une interprétation très très libre. Alors ce qu’on a aimé, ou du moins ce que nous voulions conserver, c’était le personnage de Monkey et sa relation avec Tripitaka, le moine. Le fait qu’il soit réduit en esclavage par Trip et qu’ils partent ensemble mener une quête à bien […] Le bandeau, le nuage, le bâton, tout vient du roman, même le choix des couleurs, à la différence que, dans l’original, le moine Tripitaka était un homme sans défense, ce qui ne nous convenait pas. On a grandi avec la série télé, où Trip était une femme sans davantage d’explications, alors il nous a paru aller de soi d’en faire une fille également. Le personnage de Pigsy aussi vient du roman. Et il y a, ici ou là, d’autres petites références, très ponctuelles, comme lorsque Monkey combat le Rhino dans la paume d’une main géante. Dans l’histoire originale, Monkey atterrit dans la paume du Bouddha, urine sur un de ses doigts et met Bouddha hors de lui [en fait pas vraiment]. Ou alors ce robot géant sous l’eau, c’est en gros inspiré du Démon de l’eau de l’histoire [il parle sans doute du Prince-Dragon qui, transformé en cheval, servira de monture à Tripitaka].

Le même, à Destructoid.

 

Autre exemple quand, au tout début d’Enslaved, Monkey est délivré involontairement par Trip d’une cellule ovoïde. Dans le conte, Son Gokū naît effectivement d’un œuf, en pierre celui-là. Après avoir provoqué une bonne partie du panthéon taoïste et bouddhiste, il finira 500 ans emprisonné sous une montagne, jusqu’à ce que Tripitaka le délivre avec l’accord du Bouddha. On voit à quel point le texte original est trituré dès les premières minutes du jeu ; il finira ensuite totalement négligé¹ à mesure que l’histoire s’embourbe dans une vendetta post-apocalyptique.

 

 

Tripitaka, les « trois corbeilles » en sanskrit (c’est-à-dire les trois sections du canon bouddhique que le moine doit ramener d’Inde en Chine) qui devient Trip. L’apocope du nom du moine, raccourci en simple « voyage » (et en jeune fille), illustre bien la méthode à l’œuvre : on débite, on taille dans la dimension religieuse ou picaresque pour en faire une banale course-poursuite. Au besoin on affadit (Trip est volontairement passive et sexualisée).

 

Pourtant, et ce n’est pas la moindre qualité du jeu, de cet appauvrissement il sort finalement quelque chose d’efficace et de touchant.

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« Peut-on ressentir un lien émotionnel profond avec un être fondamentalement fictif » se demandait Antoniades. « Cela avait été fait dans les films, mais pas de façon plausible dans les jeux », d’après lui. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’avant l’arrivée de Garland, Enslaved n’était pas parti pour faire mieux qu’Ico :

 

La première grande discussion sur le récit a eu lieu dès le premier jour, quand on s’est tous assis avec Tameem et les level designers. Il y avait un passage où Monkey [cherchant à s’enfuir] croisait un fuyard agrippé sur le bord de la passerelle. Au lieu de l’aider à monter, Monkey lui balançait un coup de pied et l’envoyait crever. Ils trouvaient que ça exprimait bien l’idée que Monkey était un gros dur. Pour moi, ça en faisait juste un connard. […] Au bout du compte, si on veut un récit solide, il faut que les personnages le soient.

Alex Garland.

« Alors on en a discuté, et décidé que [Monkey] devait être au fond de lui un type bien pour qu’on puisse ressentir de l’affection pour lui » : qu’Antoniades et son équipe aient eu besoin d’engager un écrivain pour ce genre d’évidences prouve effectivement qu’il reste du chemin à faire aux développeurs de jeu. Et si, malgré tous ces ajustements, Monkey, Trip et Pigsy sont loin d’être des créatures d’une grande complexité, on nous présente pour une fois dans un jeu des personnages qui évoluent autrement que par leurs points de vie, leurs compétences ou leur équipement paramilitaire.

Devant ces personnages que la vie n’a pas épargnés et qui n’auraient jamais dû se rencontrer car tout les oppose, on se prend même d’affection. Quant à la progression téléphonée de leur relation, elle ne gâche rien, au contraire.


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Ainsi, au lieu d’ulcérer par sa mièvrerie, le cœur rose qui apparaîtra un instant derrière le duo arrachera un soupir attendri, comme involontaire. Et quand, après l’avoir terminé, on repassera en boucle la chanson de fin (« There’s no death in love, Je vous attends »), il faudra bien se rendre à l’évidence : on a succombé au premier jeu d’action-aventure à l’eau de rose.

 

Entretemps, la brute solitaire et cynique s’est muée en protecteur sous dépendance, et la jeune fille repliée sur elle-même, surprotégée, est devenue implacable, préférant la souffrance de la réalité au confort de l’utopie paternelle. Rien de très novateur dans l’absolu, mais si rare « de façon plausible » dans le cadre d’un jeu vidéo…

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Cependant, comme dans beaucoup de relations, la cristallisation n’a qu’un temps. Peu à peu on se détache, et certains défauts, si longtemps ignorés, peuvent finalement nous apparaître. Si l’innamoramento entre Trip et Monkey est ainsi la plus belle réussite du jeu, à bien y réfléchir, il s’avère également étrange, et finalement bancal.

L’amour entre Trip et Monkey étire en effet au maximum les limites de la comédie romantique, leur relation commençant plus que mal : causant la chute du négrier volant qui l’a kidnappée, Trip est responsable de la mort de tous les autres humains à bord, esclaves et prisonniers. Monkey ne parvient à s’en échapper qu’en s’agrippant à la capsule de survie de Trip, et pour être asservi par un des colliers que portaient les esclaves à bord.

Évidemment, ce collier est un subterfuge pratique pour maquiller le tutoriel. Très rapidement ensuite, le lien psychique entre les deux peut se détendre de plusieurs centaines de mètres sans qu’aucun cerveau n’explose, et très vite, c’est même le « maître » qui est guidé par le serviteur, ce qui, tout en illustrant à sa manière la dialectique hégelienne du maître et de l’esclave, témoigne aussi des incohérences de narration et de gameplay.²

« Si tu veux survivre, alors quand je dis quelque chose, tu dois le faire immédiatement. »

 

C’est au point qu’on peut se demander à quoi se rapporte vraiment le titre du jeu : qui est réduit en esclavage, et par qui ? « Enslaved » désigne-t-il la condition de Monkey, obligé sous la contrainte d’escorter Trip ou, plus largement, la menace de l’organisation Pyramid qui asservit les survivants qu’elle capture ? A vrai dire, les deux possibilités seraient décevantes, faute de cohérence : alors que Ninja Theory et Tameem Antoniades avaient bien conscience que « la moindre invraisemblance pouvait ruiner le jeu tout entier », le récit n’en prend pas moins l’eau d’un peu partout (le leader des esclavagistes n’avoue-t-il pas à la fin que sa pyramide est aussi une arche ?).

 

En fait, Enslaved développe une autre sorte d’esclavage, plus discret que les précédents mais plus impératif : Monkey, comme Trip ou Piggy, sont les jouets de leur amour.

Tous ceux qui auront tenu jusqu’à la fin de l’épilogue, pour peu qu’ils soient schopenhaueriens, assimileront ces amoureux rejetant plusieurs milliers d’« esclaves » dans l’horreur d’un monde dévasté, à ces

traîtres qui cherchent à perpétuer toute cette misère et toutes ces peines, voués sans eux à une fin prochaine ; ils veulent empêcher que tout cela cesse, comme leurs semblables l’ont fait avant eux.

Arthur Schopenhauer, Métaphysique de l’amour.

Par égoïsme, manipulés par leurs instincts sexuels, Trip et Monkey sacrifient la multitude, qui se contentait de belles illusions (volontairement ou pas). Leur égoïsme et « la ruse de la nature, qui aguiche les individus pour les jeter, sans fin, dans son creuset dévorant, qui perpétue l’espèce au prix de leur malheur »³ n’épuisent cependant pas l’énigme de la relation entre Trip et Monkey : ils n’expliquent pas la vitesse de la construction de leur relation.

Les événements du jeu se déroulent en effet sur très peu de jours, trois peut-être, et les évolutions psychologiques des protagonistes sont encore plus rapides : en l’espace d’une seule journée, Piggy passera ainsi du rival jaloux à l’ami sacrificiel.

« C’est juste que j’ai toujours pensé que j’avais mes chances avec Trip tu vois, mais s’il y a quelque chose entre vous, je l’accepterai. »

 

Cette belle histoire d’amour n’est donc pas si romantique qu’elle en a l’air. Ce n’est pas l’amour qui est plus fort que la désolation, mais peut-être, seulement, une autre répercussion de ce contexte traumatisant : Monkey qui s’éprend de celle qui peut le tuer d’une pensée (et qui a manqué trois fois de le supprimer au début), n’est-ce pas autre chose qu’un énième cas de syndrome de Stockholm, où la victime s’attache émotionnellement à son tortionnaire ?

 

Ce collier d’asservissement qui les relie psychiquement et qui empêche Monkey de s’éloigner physiquement de Trip les rend aussi interdépendants et intimes. Il révèle en même temps l’immense vulnérabilité de Trip, incapable de survivre sans Monkey dans cet environnement. Or, « les signes de vulnérabilité poussent à vouloir soigner ou protéger la personne concernée ».

De nombreuses études montrent en effet que « les personnes tendent à se lier émotionnellement lorsqu’elles sont troublées, par exemple par des exercices, des aventures ou l’exposition à des situations dangereuses », et particulièrement quand « chacun se sent vulnérable ». « Dans une zone de guerre, une telle vulnérabilité peut créer en quelques secondes des liens émotionnels puissants, ce qui est la cause, par exemple, du syndrome de Stockholm, l’attachement très fort que certains otages développent pour leurs kidnappeurs » (Robert Epstein, La science à l’aide des amoureux, Cerveau & Psycho n° 39, pp. 41-45). Le sentiment amoureux est par ailleurs stimulé par la proximité physique et une grande intimité, bref la situation même que vivent Monkey et Trip reliés psychiquement et constamment en danger.

« Je sais que j’avais tort. Je n’avais pas plus le droit de t’asservir que quiconque.[…] — Remets le bandeau en marche. Je t’ai dit remets-le en marche. »

 

En somme, le bandeau fonctionne comme un philtre d’amour, ce que Monkey comprend peut-être vaguement quand il refuse sa désactivation — l’effet des philtres, dans les légendes, n’est jamais éternel. D’ailleurs, la conclusion du jeu s’en trouve encore fragilisée : Trip ne choisirait pas la réalité contre la fiction, mais simplement la fiction de son amour contre la fiction proposée par Pyramid.

 

Ce n’est peut-être qu’une coïncidence mais la série japonaise n’avait pas su elle non plus se terminer correctement : au bout de la deuxième saison (partiellement diffusée au Royaume-Uni), la quête n’a toujours pas abouti. La morale et son épilogue, il faut les chercher dans le roman : Tripitaka retourne effectivement en Chine avec les textes sacrés du bouddhisme, Son Gokū est libéré de son bandeau — calme et respectueux, il n’en a plus besoin, et leurs compagnons sont pardonnés de leurs fautes.

Compte-tenu du travail de documentation apparemment limité effectué par Ninja Theory et de l’impact de la série chez les Anglophones, il n’est pas impossible que la faiblesse de la fin du jeu en provienne partiellement ; le sens et l’issue de la quête de Tripitaka et Son Gokū devaient paraître bien mystérieux à un jeune occidental, et donc ouvert à tous les remplissages plus ou moins inspirés. On ne trahirait pas trop Garland en ajoutant qu’« au bout du compte, si on veut un récit solide, il faut que la fin le soit aussi », car là aussi, à comparer les livres et les jeux, il y a « un putain de gouffre ».

 

 

 

¹ Cela n’empêchait Antoniades d’évoquer la richesse des péripéties de la Pérégrination à Eurogamer ainsi : « le texte d’origine possède un nombre incroyable de chapitres, dont la moitié seulement a été traduite en anglais il me semble [c’était en effet le cas… en 1942 NdA], et qui relatent un voyage long de 7 ans. Il y a donc encore beaucoup de matière [pour une suite] ». La version d’Arthur Waley est une des trois traductions disponibles en français (aux éditions Payot, sous le titre Le Singe pélerin). Une édition en deux volumes dans la collection Pléiade est la seule complète, et la plus récente.
² Pas mal d’articles le relèvent (dont certains découverts quelques jours avant la mise en ligne et qui racontent peu ou prou la même chose…), en se basant essentiellement sur la démo ou en convoquant Hegel. Globalement, ils sont beaucoup moins indulgents que moi, Gamecritique et Pop matters étant les plus sévères.
³ Martial Guéroult, dans la préface de l’édition 10/18 de Schopenhauer.