Ce n’est sans doute plus le lieu pour le faire mais je souhaitais partager (non vraiment ce n’est plus le lieu pour le faire) mon enthousiasme pour un essai sorti en 2019, Le Japon grec. Culture et possession de Michael Lucken.

Sa lecture m’a fait considérer d’un œil nouveau un certain nombre de jeux japonais des années 80, en arcade ou sur console, comme Trojan, Rygar, Athena, Kid Icarus ou Altered Beast (1988) qui se déroulaient en Grèce antique ou s’en inspiraient.

Jusqu’alors j’aurais soupçonné l’influence de blockbusters américains : l’idée de pénétrer leur marché n’était jamais loin à l’époque, en arcade particulièrement. 

Faute de pouvoir nommer un tel film durant la période, j’aurais balayé le tout en imaginant un orientalisme à l’envers, un intérêt passager pour l’Antiquité grecque comparable à notre japonisme. Ce n’est pas le moindre mérite du livre de signaler mon européocentrisme, qui me faisait m’approprier la Grèce antique et la refuser à d’autres régions du monde, avec tout le ridicule d’un Français se croyant lié à une civilisation dont il ignore à peu près tout, sauf ce qu’il a appris dans Saint Seiya - ce qui montrait au passage que cet engouement dépassait largement le jeu vidéo, depuis les mangas de Masami Kurumada (Saint Seiya donc mais avant lui Ring ni Kakero deuxième période), en passant par Nausicaa de Miyasaki et le postmodernisme en architecture, repérable peut-être jusque dans les colonnades de Space Harrier.

En fait, là où j’aurais cru repérer des manifestations d’appropriation culturelle de récits occidentaux, Michael Lucken démontre que non seulement le Japon s’est lui aussi « rêvé grec » de longue date, mais que son Antiquité grecque imaginée n’est pas moins légitime, pas moins réelle, pas moins fantasmée que celle de l’Allemagne, de la France (remember la famille royale d’origine troyenne) ou de la Grèce contemporaine.

Le Japon ne s’est donc pas pris de passion momentanément pour la Grèce antique durant les années 80, il se l’est fait sienne plus d’un siècle durant, au point que cette antiquité n’apparaisse plus forcément exotique aux Japonais et encore moins occidentale pour une partie de ses intellectuels, certains revendiquant un héritage, voire parfois même une hérédité.

J’ouvre une parenthèse. Cette filiation fait considérer différemment la notion d’« aryen d’honneur » concédée par les nazis aux Japonais au moment de leur alliance militaire, nazis qui se considéraient eux-mêmes comme des descendants de la Grèce antique (je dis « concéder » sans avoir eu le courage de faire des recherches sur la bonne grâce et la sincérité des nazis au moment de l’attribution de ce qualificatif) :

les théories de certains intellectuels japonais dépassaient largement l’idée d’une appartenance à la race aryenne par le mérite seul, puisqu’elles défendaient une filiation culturelle (via la proximité entre stoïcisme et bushido), artistique (via le gréco-bouddhisme notamment), linguistique, environnementale (climat et paysages similaires auraient induit les mêmes qualités) mais également raciale (les Japonais proviendraient d’Arménie pour l’historien nationaliste Kimura Takatarō, auquel cas les Grecs seraient issus du peuple japonais**).

Il faudrait donc distinguer les jeux qui empruntent à la Grèce antique de ceux qui s’inspirent d’autres périodes historiques « rêvées », par exemple l’espèce de Moyen-Âge que l’on retrouve dans Golden Axe du même game designer Makoto Uchida. Contrairement à Golden Axe, où Makoto avoue l’influence de Conan le barbare et du Seigneur des anneaux et à Alien Storm, son troisième jeu inspiré de Ghostbuster, Altered Beast ne s’inspire d’ailleurs a priori d’aucun film, si ce n’est du Howling de Joe Dante pour la transformation en loup-garou.

Altered Beast, parce qu’il se déroule en Grèce antique, est ainsi peut-être le jeu le plus japonais de Sega après Samurai (1980) et Ninja Princess (1985)*. Hasard des choses, c’est également le seul parmi les trois premiers jeux conçus par Uchida à avoir un titre japonais (獣王記, Jūōki) en plus d’un titre international en anglais.

D’ailleurs, si la Grèce antique n’est pas pour un Japonais cet ailleurs lointain et révolu que l’on pouvait croire, le canevas devient autre chose qu’une histoire commode et sans originalité (Rygar proposait quasiment le même deux ans auparavant : un guerrier ressuscité pour combattre un méchant).

Si l’Antiquité grecque ne renvoie pas forcément à l’Occident mais à un passé également japonais, le jeu ne raconte plus seulement un christianisme conquérant (les croix chrétiennes qui accompagnent le méchant) voulant évincer une religion oubliée (le temple du début est en ruines, comme le cimetière), sur un même sol et chez un même peuple : si l’on admet que la chrétienté est dans la majeure partie de son histoire un fait occidental, le jeu illustre aussi un risque de changement de civilisation, une forme de « colonisation » rejouant celle qu’a connu deux fois dans son histoire le Japon moderne, à l’arrivée des jésuites au 16e puis du commodore Perry, où l’Occident n’apporterait rien sinon l’enfer, soit grosso modo le discours de Last Blade et de beaucoup d’autres  fictions japonaises.***

Je vous laisse avec ça. Evidemment le livre vaut mieux que ce que j’en ai retiré et extrapolé.

 

 

* Je mets volontairement de côté Shinobi, en grande partie réalisé par la même équipe : certes shinobi est un mot japonais mais compris des Américains, du moins dans leur horizon d’attente, le jeu alimentant la vogue des ninjas aux Etats-Unis ; les apparitions de Batman, Spiderman ou Marilyn Monroe cherchent clairement, malgré le titre japonais, à plaire aux Américains. D’autre part, Golden Axe présente certes un kanji comme logo mais c’est bien le titre anglais en katakana qui est utilisé au Japon, à la différence d’Altered Beast.

Aucun rapport mais je l’ai négligé aussi : j’ai évacué la toute fin du jeu, qui prétend qu’il ne s’agit que d’un tournage de film. Le même twist se reproduisant dans Golden Axe l’année suivante, Makoto Uchida n’exprime sans doute que son souhait de rivaliser avec le cinéma, l’idée revenant dans plusieurs interviews (celle-ci en français, une autre en japonais ou sur cet épisode d’un manga dont je suis triste qu’il ne soit pas traduit - on y apprend que l’introduction animée d’Altered Beast occuperait le tiers de la rom disponible et dans les autres qu’elle les a occupés le premier mois de développement).

** M. Lucken exhume, dans son Histoire de l’Antiquité japonaise fondée sur des recherches mondiales (1912), une citation qui coche toutes les cases : « Le peuple japonais est en vérité de la race des Grecs et des Romains, notre langue, notre histoire, notre religion, notre société, notre organisation, tout s’inscrit dans cette lignée ». L’ambassadeur du Japon en Allemagne (probablement Kintomo Mushanokōji, en poste durant la signature du pacte anti-Kominterm ou Hiroshi Ōshima) aurait soufflé pareillement aux nazis le mythe shintō selon laquelle les Japonais seraient issus d’êtres blonds et aux yeux bleus venus des étoiles.

***  Outre les croix (et les méchants qui déclinent souvent les représentations du diable), le premier plan du niveau du dernier boss (techniquement chez Hadès mais les conversions internationales l’ont évacué) regorge aussi de symboles occidentaux : Penseur de Rodin, Cri de Munch et surtout cet amas de corps fondus - la fin de la version Mega Drive comporte à propos un célèbre appel anti-nucléaire. 

L’illustration originale était de Michiaki Satō, merci vgdensetsu. Michael Lucken, Le Japon grec. Culture et possession, Gallimard, 256p, 22,5e.