Goemon, depuis que le tabac existe
Par Game A le 30 juillet 2022 - La Vie vs les jeux vidéo(s).7 minutes
Si l’inspiration Kabuki de Mr. Goemon (1986) m’a toujours séduit, je découvre seulement à quel point elle rendait justice au personnage : le visage maquillé en blanc symbolisant le bon fond de ce voleur légendaire du 16e, le maquillage rouge autour des yeux signalant sa force, la perruque hyakunichi de celui qui a dédaigné de se raser le dessus du front durant « 100 jours », et donc son tempérament borné, vaguement dangereux, en marge, tout correspond avec le personnage tel qu’il a été fixé dans le théâtre japonais.
Rien d’étonnant à bien y réfléchir : Goemon, à l’historicité tout juste plus assurée que Robin des Bois ou Guillaume Tell, n’est que ce que la littérature en a fait.
Le style graphique vaguement caricatural rappelle aussi que l’apparence même de Goemon a traversé les siècles grâce aux estampes : la représentation des acteurs et des courtisanes des quartiers de plaisirs étaient les thèmes principaux de ce qu’on appellera l’ukiyo-e jusqu’à leur interdiction par le shogunat en 1842*. Voleurs, artistes, prostituées et acteurs de kabuki, tous marginaux dans la société d’Edo, tous souvent regroupés dans les mêmes espaces urbains consacrés au « monde flottant », tous « paradoxalement adulés par un vaste public mais toujours classés parmi les non-humains (hinin) par l’administration shogunale » (Brandon Leiter, Kabuki plays on stage, vol. 2).
L’arme du Goemon de jeu vidéo détonne cependant : au kabuki on peut se battre avec des bancs et des échelles, des éventails, des baguettes (Shinobu no Sōta, 1854), mais pas avec des pipes à tabac (kiseru), bien qu’on atteste leur utilisation en combat réel, notamment chez ces samouraïs marginaux nommés kabukimono, qui partagent avec le théâtre qui nous occupe l’ancien verbe kabuku, « se conduire de manière excentrique, aimer l’excentricité » (« Kabuki », le personnage éponyme de Kabuki Klash sur NeoGeo y fait autant référence par son accoutrement qu’au théâtre kabuki lui-même).
Le Goemon historique n’a probablement jamais pris le risque comme Keiji Maeda dans Hana no Keiji (chap. 2, 1990) de s’habiller de manière voyante, ni celui d’employer un kiseru en guise d’arme improvisée. Peut-être a-t-il eu néanmoins le plaisir de goûter au tabac avant de passer l’arme à gauche, les Portugais l’ayant introduit au Japon 3,4 ans avant son arrestation. Ce qui est sûr par contre, c’est que le kiseru est un accessoire fréquent du kabuki, notamment parce qu’il offre une gamme de jeux de scène (kata)** auxquels les amateurs sont très sensibles.
Goemon joué par Onoe Waichi II (Utagawa Kunisada, 1857) et par Ichikawa Danjūrō 7 en 1911. On appréciera qu’une seule lettre différencie le patronyme du brigand et celui de la plus illustre lignée d’acteurs de kabuki.
Dans une scène connue de tous les amateurs, Goemon utilise justement un kiseru, devisant devant la chute des fleurs de cerisiers du haut de la porte d’entrée du temple Nanzenji à Kyoto (Sanmon Gosan no kiri, 1778) (« Quelle vue ! Quelle vue splendide ! Admirer le printemps vaut un millier de pièces d’or qu’ils disent. C’est trop peu, trop peu ! »).
Il est fort probable que le personnage de Konami doive son arme à cet acte. Plus globalement, c’est le game design de la série qui doit beaucoup au kabuki, lui permettant de se démarquer de la concurrence : les sauts (tobi roppo) des acteurs le long de l’hanamichi (la rampe partant de la scène qui traverse la salle) ont sans doute inspiré et orienté cet étrange comportement dans les jeux famicom de sauter près des objets pour révéler leur contenu, tandis que l’ingéniosité des dispositifs scéniques du kabuki ont pu non seulement justifier les passages secrets des mêmes jeux mais également, pourquoi pas, les anachronismes (« the amount of randomness ») qui deviendront de plus en plus typiques de la série.
Deux jeux de combat développés par Atop et édités par Kaneko se basent également sur le kabuki pour créer leur Goemon ; passons sur le premier épisode, Fujiyama Buster/Shogun Warriors (1991), qui se contente de peu et arrêtons-nous sur sa suite, О̄Edo Fight/Blood Warrior (1993), laquelle procède avec un manque de subtilité cadrant bien avec le foutraque du jeu : au lieu de Goemon, dont l’apparence est relativement fixée par la tradition théâtrale (« Goemon au kabuki, c’est un long hyakunichi » et deux scènes, d’après l’acteur et grand spécialiste du rôle Kataoka Ainosuke), О̄Edo Fight plagie plutôt l’apparence de Soga no Goro et de Kamakura Gongorō Kagemasa (Shibaraku), deux personnages encore plus célèbres du répertoire, caractéristiques du type de jeu nommé aragoto (« guerrier sauvage ») : mêmes cheveux en pattes de crabe (gohon-kuruma-bin), mêmes mèches au-dessus du front (ils sont encore adolescents), maquillage kumadori sujiguma identique, révélant leur force extraordinaire et leur tempérament colérique.
Chercher l’originalité n’est pas le problème, d’autant qu’« il n’y a presque aucune description historique de Goemon. En d’autres termes, Ishikawa Goemon est un personnage et un nom créés par l’imagination des gens. C’est pourquoi on peut le dépeindre librement », comme le rappelait Ichikawa Ebizō qui ne s’en est pas privé : en 2009 et 2015, le scénariste des Enquêtes de Kindaichi lui a écrit un Goemon échappant à son exécution et poursuivant ses aventures en Chine (Sanmon Gosan no kiri en faisait déjà l’enfant naturel d’un espion des Ming).
De même en 2011, Kazuo Mizuguchi et, au moins partiellement, Kataoka Ainosuke (le kabuki est un théâtre construit d’abord autour des acteurs principaux) imagineront un Goemon roux, fruit de l’amour entre une courtisane et un jésuite espagnol***. À la fin, Goemon échappe aux griffes du shogun à dos de faucon géant, et tout finit par un flamenco en Espagne.
Pourquoi pas un Goemon type aragoto donc ? Ce type de personnage est spectaculaire, c’est un guerrier, et ça change du costume de lion ou de démon que les jeux vidéo reprennent plus souvent (Kabuki/Shishimaru dans la même série, Zen dans Martial Champion,, Senryō Kyoshirō de Samurai Shodown, Mysterious Budo dans Muscle Bomber…). D’un autre côté cependant, équiper un personnage aragoto de tonfas quand le propre des accessoires et des armes de ce genre de personnage est leur démesure, c’est manifester une incompréhension des symboles que l’on manipule. Tout comme le faire sourire à pleines dents quand il ne devrait être qu’une boule de seum.
Beaucoup auront pensé à E. Honda (Street Fighter 2 1991) en voyant le maquillage kumadori de ce Goemon : Eri Nakamura, sa conceptrice, y faisait explicitement référence dans une interview (précision perdue dans la traduction anglaise) : « À l’étranger, les gens dissimulent leur identité lorsqu’ils se battent dans la rue, mais je pensais que ce serait bien, une sorte de maquillage kabuki pour exprimer sa fierté patriotique. Je me suis documentée et j’ai utilisé le maquillage du héros justicier dans Shibaraku ».
Une illustration d’Eri Nakamura publiée dans le Gamest consacré au jeu (n°64, octobre 1991) ne laissait de toute façon aucun doute sur ses références : loin de son design définitif, Honda, geta aux pieds, une corde surdimensionnée (Niō dasuki) dans le dos, porte un kimono rouge à l’emblème plagiant celui des acteurs de la branche principale des Ichikawa (trois mesures de riz) - Shibaraku a été écrit et joué par Ichikawa Danjūrō premier du nom en 1697.
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Les programmes de Kakuki ont la particularité de rarement représenter une œuvre en entier, privilégiant essentiellement les morceaux de bravoure ; un acte ou deux, bien souvent ni le début, ni la fin, tant les histoires sont connues des spectateurs. C’est particulièrement vrai pour Goemon, dont la scène du balcon évoquée plus haut est parfois la seule représentée (15 minutes). De même, son exécution en marmite n’est plus mise en scène depuis des dizaines d’années, alors que des estampes du 19e attestent son existence (à ceci près qu’il existait une tradition d’estampes de scènes inventées [les mitate-e], et que d’autres, publiées en avance à des fins publicitaires, pouvaient représenter des scènes jamais jouées devant public - Satoko Shimazaki, Edo Kabuki in Transition, p. 16).
Pressentant que le passage oui-ouin sur le nationalisme « innocent » des jeux de combat et de la série Goemon sera de trop, on procédera de la même façon ici.
Commentaires
* Durant les réformes Tenpo, le shogunat interdit notamment les yakusha-e, les portraits d’acteurs. Réactions des artistes et imprimeurs quelques années plus tard, profitant de l’affaiblissement de l’État et de sa capacité de surveillance et d’exécution :
Vue de Shibuya - lieux célèbres d’Edo
Kunisada Utagawa - Oie à Yamashita dans la collection des oiseaux populaires (source).
Même si, censure oblige, les noms des personnages et, surtout, des acteurs n’apparaît plus (sinon par des jeux de mots ou des références que je serais bien en peine de relever, on reconnaît le maquillage du premier, et le kiseru et la coiffure hyakunichi du deuxième (donc à fortement parier une représentation de Goemon, même si le personnage n’avait l’apanage ni de l’un, ni de l’autre - en l’occurrence, l’oiseau pourrait ici lui apporter le message écrit par son père naturel et qui va lui révéler son origine).
** Un exemple d’utilisation du kiseru dans Benten Kozō (Kawatake Mokuami, 1862), autre pièce prenant des voleurs comme personnages principaux, et qui cite ce qu’on dit être le poème d’adieu du Goemon historique.
L’extrait en anglais, tiré de Karen Brazell, Traditional Japanese Theater; An Anthology of Plays, Samuel L. Leiter pour la traduction, 1998, pp.497-499 et Samuel L. Leiter, The Art of Kabuki; Five Famous Plays, 1999, pp.28-29) :
This is the most famous speech in the play, known to many Japanese by heart. Benten performs a wide variety of gestures with his pipe during ifs delivery. First, to get the audience, attention, he taps the pipe sharply on the brazier. This is said to be a trick borrowed from the storytellers who always rapped on their stands with their fans before beginning their tales. Satsuma bushi, a kind of shamisen accompaniment normally found in history plays, begins to play in the background. Meanwhile, Nango, having dropped his disguise, sits arrogantly smoking with his right hand while he keeps his left in the pocket of his right sleeve. Benten begins to speak while twirling his pipe around and around on the fingertips of his right hand, a trick requiring a good deal of manual dexterity, though he does it quite casually. His voice rises and falls in regular poetic meter during this stylized speech. The last line culminates in a famous stylized pose [mie].
In the words of the notorious bandit,
Ishikawa Goemon, we thieves are
Countless as Shichigahama’s sands.
(Pause)
It was there I, too, plied my nighttime trade
On the Isle of Enoshima, near the
Abbey of Fuchi, while apprenticed to
A local lord, I would steal and gather
In my tiny bowl the pennies offered
To the Buddha (gestures with pipe) by the Edo pilgrims,
(Gestures with pipe)
Then gamble freely with them (gestures with pipe) and even
Further pile up loot by pilfering a
Hundred or two from the offertory box.
(Gestures with pipe)
My crimes piled up as well, and I went from
Theft to theft, robbing the sleeping pilgrims
At the Iwamoto Temple, but my
Quick-fingered reputation caught up with me, (pause)
And I was booted off Enoshima.
Next, I dressed in drag to trap married men
And blackmail them, playing the badger game
(Gestures with pipe)
And then, here and there, extorted and conned
Using the vocal tricks I picked up
In Terajima from my old granddad —
So if you want to know my name, it’s,
(Taps brazier to remove tobacco)
Benten Kozo Kikunosuke — that’s who !
(He makes a wide swinging gesture with the pipe and then slams it down at his side. At the same time, he draws his left arm into his sleeve. The last word, « Kikunosuke », is delivered in a greatly heightened manner, almost sung, with the syllable « no » being spoken in a higher pitch than the rest, the voice then dropping sharply for « suke ». As soon as that last syllable is uttered, he thrusts his left arm out of the breast of his kimono in a fist held near the right knee, forcing the garment to drop from his shoulder, revealing an arm and shoulder covered with tattoos of blooming cherry blossoms. The tattoos are on a skintight, shirtlike garment. Simultaneously, he grabs the big toe of his left foot and brings the foot up over the knee of his right leg. He finishes with a revolving motion of the head timed to the beating of the tsuke. He glares, crossing one eye. Tattoos covering his thighs are visible. This pose is called the Revelation Pose [miawarashi mie].)
That’s who I am !
(As Nango begins to speak, Beaten slowly relaxes, after holding his pose for about five seconds, and begins smoking again. He places the towel on his left shoulder. seeing that his pipe is clogge he quietly picks up the rosette hairpin lying at his feet and uses its point to clean his pipe. He then wipes it with the paper used earlier for his forehead, fills it, and smokes.)
*** Soit roux et half comme Nemuri Kyōshirō, célèbre samouraï de roman qui aura connu de nombreuses adaptations. Dans les années 60, il est interprété au cinéma par l’acteur de kabuki Raizō Ichikawa, lequel jouait également Goemon Ishikawa dans la série cinématographique Shinobi no mono, tout est dans tout. (On n’est plus à une digression près : le nom de l’acteur et Shibaraku vous donnent l’essentiel des références de Raizo dans One Piece.)
C’est un peu dommage de planquer ça en note de bas de page alors que ça fait dix ans que j’y réfléchis mais petit ajout sur Nemuri Kyōshirō, dont je suis prêt à parier depuis des années que le personnage a influencé assez directement :
- le prénom de Kyōshirō Senryō dans Samurai Shodown,
- pour sa technique de la lune et sa rousseur, Moriya Minakata (The Last Blade). Nemuri Kyōshirō est en effet célébrissime pour son « coup de la pleine lune »,
- Iori Yagami, encore pour son rapport à la lune et sa coupe rousse impossible dans KOF 95, assez proche finalement de celle de Nemuri.
Youloute que je remercie profondément a eu, outre la gentillesse de me confirmer l’auteure du dessin, de me rappeller ce fait :
Encore un aragoto, au maquillage identique. Comme quoi, outre la question de l’inspiration, mon assertion concernant la rareté des personnages de ce type était largement sujette à caution…
Un service de streaming de pièce de kabuki vient d’être mis en ligne. Il propose la location de plusieurs (parties de) pièces pour une semaine et 1000 yens, dont la scène avec Benten Kozō citée dans un commentaire plus haut. Il faut toutefois supporter la voix anglaise par-dessus la pièce qui traduit tous les personnages et casse l’ambiance.
Pour continuer l’article plus haut, Goemon de Ninja Masters se bat aussi à l’occasion avec une pipe à tabac.
Il y a également une petite animation de type pose mie sur l’écran de sélection des personnages.
Enfin, sa place parmi les « maîtres ninja » du jeu est tout à fait à propos, la tradition lui prêtant une formation chez les ninja Iga. (Source des images)