Si Burning Fight (SNK) n’a plus grande réputation, il en allait autrement en 1991, quand Player One le désignait comme « l’un des meilleurs beat’m up de la planète » et que Joystick (n°20, octobre 1991) exprimait le même enthousiasme : « Alors que Burning Fight n’est autre qu’un remake de Final Fight, sa réalisation est tellement brillante qu’il laisse ce dernier complètement sur la touche ».

Ces jugements dithyrambiques expliquent probablement pourquoi ce jeu m’a longtemps fasciné, même si je m’en suis vite détourné quand j’ai eu l’occasion d’y jouer. Ce n’est pas le moindre des mérites de la NeoGeo Mini de m’avoir motivé à y passer davantage de temps.

« Remake de Final Fight » disait J’m Destroy à l’époque. C’est à la fois évident et à nuancer, car Burning Fight est loin de s’abreuver à la seule fontaine de Capcom. Après tout le « Burning » du titre signale aussi sa grande dette envers Nekketsu Kōha! Kunio-kun (Kunio le dur au sang chaud), le jeu qui a inventé le genre, 3 ans et demi avant Final Fight.

On ne pourra nier pour autant que le jeu de Capcom a très largement inspiré les développeurs : tous deux proposent parmi leurs trois personnages un Américain blond en jean et un Japonais en tenue orange, partagent un niveau dans un monte-charge et finissent par un boss final apparemment handicapé. Même le slogan japonais du jeu SNK y fait référence (« Osaka c’est mieux que New York »), sans parler de la jaquette NeoGeo CD occidentale qui fait venir « la famille Castella de Metro City », la ville qui remplace New York dans l’univers fictionnel de Capcom !

Entendons-nous bien : ça n’enlève rien à l’intérêt du jeu. Personnellement, c’est même un de ces cas où l’on peut préférer la copie à l’original, notamment parce que jouer à Burning Fight, c’est toujours jouer en filigrane à Final Fight. La proximité des jeux est telle que, lorsque « Crevette » (Player One n°16) signale que l’« on peut complètement pourrir une voiture (de loin ça ressemble à une Lexus) avec tous les objets contondants que l’on trouve sous la main », il confond les deux titres : la voiture dont il parle n’est qu’un élément de décor que l’on ne peut atteindre* ; la Lexus LS400 que l’on peut démolir, c’est bien dans Final Fight !

Le jeu SNK a toutefois pour lui quelques originalités, si on veut bien définir « originalité » comme un « mélange particulier de plagiats divers » (citons le détective japonais nommé Ryu Saeba).

Naoto « Abepapa » Abe ne s’en cache pas - sans toutefois assumer l’éléphant dans la pièce puisqu’il ne cite pas Final Fight sur lequel on l’interrogeait à l’évidence (« Le design me donne fréquemment une impression de déjà-vu à de nombreux endroits » lui demandait-on) :

« notre méthode de développement s’appuyait simplement sur ce qui était populaire à l’époque. Par exemple, il s’inspire beaucoup du film Black Rain.** »

Contrairement à Capcom qui réinvente New-York à partir des stéréotypes perçus et intégrés depuis le Japon, essentiellement à travers les films américains diffusés chez eux (Akiman cite Street Fighter et Streets of Fire), SNK a l’heureuse idée de suivre le sillage médiatique d’un film se déroulant à Ōsaka, soit la ville même de l’entreprise (et de Capcom, d’ailleurs).

Dès lors il ne s’agit plus de séduire le marché occidental en lui renvoyant l’image qu’on en a tant bien que mal capté depuis le Japon (ce qui dans une ère pré-internet et avant la relative démocratisation des vols long-courriers était l’occasion d’erreurs d’appréciation encore plus innombrables), mais de Japonais qui profitent de l’impact médiatique d’un film américain pour représenter leur propre quotidien.

Ainsi, autant on ne trouvera rien d’authentique sur New York en arpentant Metro City (ses rues vides sans grande animation, ses plateformes bétonnées en milieu de route…), autant Burning Fight reproduit des caractéristiques réelles de la métropole japonaise, que ce soit l’omniprésence des distributeurs, les shotengai, l’importance du métro essentiellement à ciel ouvert pour se déplacer ou bien l’imbrication des centres commerciaux et des gares (en l’occurrence Whity Umeda et la station « Umida » [sic]).

« Pèlerinage en terre sainte » dans les lieux des niveaux 2 et 3 de Burning Fight.

 

Les quelques stéréotypes locaux sont par ailleurs plutôt savoureux (le coureur Glico, le clown Tarō Kuidaore, la cuisine hormone, les rabatteurs dans les quartiers chauds autour de Dotonbori…). Même le goût de la blague qui vole bas paraît bien typique du Kansai - on peut déchiffrer « ウンコ » (unko), caca, au lieu de Glico (グリコ) sur la sublime illustration du jeu.

On reste bien sûr très loin de l’exactitude mais, à choisir, il vaut sans doute mieux préférer le réel enjolivé au stéréotype reconstruit : au moins le premier est-il produit en passant par un plus petit nombre de prismes déformants.

Burning Fight me plaît également pour les perspectives à perte de vue de ses décors. Là où de nombreux beat’em up donnent parfois une désagréable impression d’écrasement des plans (ci-dessous dans Final Fight), Burning Fight ménage une profondeur de champ qui facilite l’évasion mentale entre deux paires de gifles.

 

En parlant de « beat’em up », sans doute savez-vous que les Japonais emploient une autre expression anglaise pour désigner ce genre de jeux, Belt Scroll Action Game***. Outre quelques tendres souvenirs de jeu (Mawasunda et ses obi de kimonos que l’on retire), ce « défilement en ceinture » évoque aussi irrésistiblement les emaki-mono, ces rouleaux (« scrolls ») peints que l’on déroule pour les admirer.

La parenté entre les emaki et les Belt Scroll Action Game dépasse d’ailleurs la simple coïncidence des termes et s’avère également esthétique.

On retrouve ainsi dans l’un comme dans l’autre les mêmes problématiques de représentation de l’espace et en partie les mêmes solutions, notamment le choix préférentiel de la perspective parallèle, dont Elsa Saint Marc précise, à propos des emaki, « que ce procédé est un moyen habile de faire tenir dans un espace restreint et rectangulaire de nombreux personnages et éléments décoratifs » (Techniques de composition de l’espace dans l’Ippen hijiri-e, 2001).

On retrouve également dans les deux le fait que la taille des personnages ne dépende pas de leur position - qu’ils soient au fond de la scène ou plus proche de nous, voire même ce que la même Elsa Saint Marc nomme la perspective à vue mobile quand les protagonistes sont plus gros que les autres personnages (The Combatribes par exemple, en 1990).

Plus souvent, quand il s’agit d’une scène en intérieur, les deux genres partagent enfin l’omission du mur face au spectateur, convention nommée fukinuki yatai dans les emaki.

Face à des contraintes similaires (déroulement horizontal et hauteur limitée pour rendre l’impression de profondeur), on peut sans grand risque faire l’hypothèse que les développeurs japonais (en premier lieu desquels Yoshihisa Kishimoto et les 5 autres développeurs de Nekketsu Kohâ Kunio-Kun) se sont d’autant plus naturellement tournés vers les techniques de l’emaki qu’ils étaient culturellement familiarisés à ce type d’œuvres. Après tout Isao Takahata y voyait déjà une forme « d’animation au XIIe siècle »****, alors pourquoi ne pas y voir aussi l’origine des Belt Scroll Action Game ?

On pourrait d’ailleurs prendre comme premier élément de preuve l’orientation des diagonales dans Kunio-Kun : du haut à droite vers le bas à gauche, c’est-à-dire, comme souvent dans l’emaki, « selon le mouvement naturel des yeux qui accompagne le déroulement du rouleau de la droite vers la gauche [et] amènent donc le plus souvent l’œil en direction de la section suivante » (E. Saint-Marc) - et alors que le défilement de Kunio pousse plutôt le joueur dans le sens inverse et que la plupart des jeux suivants préféreront logiquement des obliques dans l’autre sens (à noter toutefois que le scrolling n’est pas encore forcé dans Kunio, comme l’année suivante dans Double Dragon).

On pourrait continuer moins sérieusement (quoique) cette sorte de filiation historique entre les graphistes japonais des années 80-90 et leurs illustres prédécesseurs. Notre œil d’occidental habitué depuis si longtemps à la géométrie qu’il finit par la croire naturelle ne cesse en effet de se heurter à leur représentation des paysages et des bâtiments.

Ce n’est pas seulement qu’il « n’existe pas dans la peinture de l’emaki de réelle perspective au sens occidental, c’est-à-dire qui représente fidèlement ce que perçoit l’œil » (E. Saint-Marc), mais surtout que les artistes japonais, et jusqu’à des périodes assez récentes, ne semblent jamais s’astreindre à un point de vue unifié, y compris dans l’exercice de la perspective parallèle.

Pour quitter le seul champ des emaki-mono, on peut remarquer, dans ce magnifique paravent du 17e siècle représentant un épisode du Dit du Genji, la discontinuité entre les obliques des bateaux et celles du palais (on notera au passage un exemple de fukinuki yatai en bas à droite).

Un siècle plus tard, ce sont les premières tentatives de perspective centrale qui auraient catastrophé tous les Européens : dans La Prise du frais du soir à Ryōgokubashi (1745) d’Okumura Masanobu, la perspective centrale cohabite avec une vue à vol d’oiseau, isométrique et étagée (plus les éléments représentés sont hauts, plus ils sont loin), d’où l’impression que les personnages du premier plan pourraient basculer dans la rivière Sumida, « impression causée par le manque d’unité entre ces espaces » (Shigemi Inaga, 1983).

Trois siècles ont ainsi beau séparer l’« initiateur du trompe-l’œil » de Ninja Combat et de Streets of Rage, ce sont pourtant les mêmes aberrations dans leur volonté de faire coexister des systèmes perspectifs incompatibles.

Concernant la perspective centrale, c’est même plus globalement le principe d’un seul point de fuite qui pose problème, témoignant d’une compréhension superficielle et empirique de la perspective linéaire, comme dans cette estampe de Eishōsai Chōki (fin-18e début 19e) ou, en 1989, dans Final Fight.

Loin de moi l’idée de faire de la perspective centrale une vérité hors-sol et universelle. Elle n’est, comme les autres, qu’une convention de représentation qui, même si elle prétend à la reproduction réaliste du monde, fonctionne sur une abstraction et une philosophie radicales : un œil, et un seul, regardant la scène depuis un point précis, plaçant de fait l’homme au centre de son univers (abstraction et philosophie radicales et radicalement européennes : on saisit alors pourquoi cette vision humaniste venue de la Renaissance italienne dérangeait les Japonais, dans la mesure où leur art, cherchant l’harmonie entre le sujet et le monde alentour, refusait obstinément de se mettre à hauteur d’homme - alors dans son œil…).

Les graphistes 2D semblent bien avoir compris que la perspective centrale n’était qu’un moyen parmi d’autres de ménager une profondeur de champ, et ils ne se privent donc pas de les combiner (avec plus ou moins de bonheur comme on a vu).

Exemple de combinaison heureuse, le premier niveau de Double Dragon est construit sur deux systèmes opposés d’obliques qui se rejoignent vers le milieu du décor.

On peut cependant reprocher à la plupart des jeux de mal jauger les avantages de l’une et l’autre, ce qui limite parfois l’impact des décors : si beaucoup de joueurs se souviennent du combat devant la moissonneuse-batteuse dans Double Dragon II, l’utilisation de la perspective centrale pour cette portion du niveau n’y est sans doute pas étrangère, et il est donc dommage qu’elle soit si rare dans le jeu.

La perspective centrale, les développeurs de Burning Fight semblent au contraire en avoir perçu tout l’intérêt : le jeu multiplie les points de fuite centraux (généralement dans une zone où le joueur se trouve bloqué par les vagues ennemies), comme une succession de tableaux séparés, et l’effet est, je trouve, incroyablement réussi.

La principale qualité du jeu ayant beau tenir à une monstruosité théorique, Burning Fight réussit ainsi mieux que le jeu qu’il était censé recopier. Pour un prétendu plagiat, pardonnez du peu.

 

* Précisons que l’auteur du test ne fait pas la confusion avec un camion que l’on peut effectivement démolir (« Mais ce n’est pas le pire puisqu’il arrive que l’on affronte, en tête à tête, des… camions ! »). Ce petit exemple est en tout cas assez significatif de la profonde médiocrité de beaucoup des tests de l’époque.

** Pour se faire une meilleure idée du degré d’« inspiration », voici le scénario du film d’après sa fiche Wikipédia et en gras ce qui correspond au synopsis du jeu : « Deux policiers de New York, Nick Conklin et Charlie Vincent, capturent le yakuza Koji Sato et sont chargés de le ramener au Japon pour qu’il soit jugé. À peine atterri à Osaka, Sato réussit à s’enfuir. Soupçonné plusieurs fois d’avoir touché des pots-de-vin, Nick est accusé de l’avoir laissé fuir et doit le retrouver pour se blanchir. Avec l’aide de l’inspecteur Masahiro Matsumoto, Nick et Charlie découvrent le Japon et s’attaquent à la pègre locale. » La proximité est à ce point évidente que je trouve étonnant qu’aucun testeur de l’époque n’ait fait le lien avec Black Rain, le film n’étant sorti qu’une grosse année avant.

*** Même si elle est plus jolie que l’expression anglaise (et que notre franchouillard « beat them all »), l’appellation « Belt Scroll Action » pose des problèmes dans la mesure où cette nomenclature n’inclut pas tous les jeux qui fonctionnent en scrolling horizontal et où la position du personnage sur la hauteur de l’écran correspond en fait à sa position en profondeur : dans les faits elle est réservée aux jeux de combat au corps-à-corps. Le terme exclut ainsi des jeux comme Mercenary Force (dont la proximité avec les emaki-mono saute tout autant aux yeux), classé parmi les « Shooting Game » pour la simple raison que les attaques se font à distance.

**** Edit des 5 et 10/05/19 : interviewé par Cedric Littardi pour Animeland n°6 (juillet-août 1992), Isao Takahata explicitait déjà sa comparaison :

Il n’est sans doute pas inintéressant de noter que le scénariste Ōtsuka Eiji bat en brèche cette filiation avec les mangas et les anime dans une communication traduite en français par Julien Bouvard (« Pourquoi les emaki ne sont pas des mangas : quelques objections à ceux qui voudraient ancrer les mangas et les anime dans une tradition ancienne » dans Japon Pluriel 12). Je laisse donc au lecteur le soin de tirer les conclusions de l’intérêt de la comparaison que je fais moi-même avec les BSA… ;)

Pour les images non sourcées plus haut : les deux extraits d’emaki sont tirés du Kumano engi emaki (17e) et du Kitano Tenjin engi emaki (13e). Le niveau de Final Fight (rip de shunninghuang) et ceux de Double Dragon et Double Dragon II (rippés par Cave) proviennent de la SpriteDataBase, celui de Kunio du site The Spriters Resource (rippé par Yawackhary). La grande capture d’écran de Burning Fight est officielle, la jaquette arrière de la version NeoGeo CD est empruntée au site TheOldComputer. Les niveaux de Burning Fight et la capture de Ninja Combat ont été réalisés avec WinKawaks, celle de Street of Rage avec Megasis.