Yakuza

 

 

La série Yakuza de Sega jouit sans forcer d’une bonne place dans le panthéon des jeux les plus généreux : combats innombrables et violents, plongée sociologique et géographique dans le Japon urbain, activités innombrables et variées…

 

 

Ces jeux sont si riches que le risque est chaque fois sérieux d’abandonner le fil du scénario principal pour se laisser happer par la frénétique Kamurocho, équivalent virtuel (et assez fidèle) de Kabukicho, le Pigalle tokyoïte, noyé dans les dizaines d’alcools à goûter ou la contemplation des kimonos qui s’échancrent de quelques actrices érotiques qui cachetonnent.


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Mais la série a bien davantage à offrir, certes plus discrètement : natures mortes, paysages et portraits parmi les plus célèbres du 19e s’y étalent d’épisode en épisode. Voyez comme ces jeux sont décidément généreux : beaucoup se seraient contentés des muses de Dorcel, ils visitent sans le savoir le musée d’Orsay.

 

Ce qui allait devenir une tradition de la série était présent dès le premier épisode (2005). Fragonard et Vermeer accompagnaient ainsi la descente des marches vers le dancing du Stardust (le seul host club du jeu).

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Il faut souligner l’à-propos avec lequel les toiles ont été choisies pour un tel lieu : Jeune femme lisant (Fragonard, ~1770) et La Lettre d’amour (Vermeer, ~1669),

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hommage à la beauté féminine dans l’intimité d’un tête-à-tête (dans une reproduction minuscule alors que L’Allégorie de la peinture (~1666) était la plus grande toile de Vermeer) et polissonneries galantes (Fragonard, Les Hasards heureux de l’escarpolette, ~1767).

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Si le Stardust perdra ses toiles dès le deuxième épisode, ce n’est pas le cas du Serena, sempiternelle base arrière du héros. Dans Yakuza 1, la décoration s’appuyait essentiellement sur Renoir (Portrait d’Irene Cahen d’Anvers, Le Bal du moulin de la Galette) et Degas (Ballet - L’étoile).

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Retapé à partir de Yakuza 3, la salle principale du New Serena alignera désormais exclusivement des paysages de Jean-Baptiste Corot :

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De gauche à droite, Chemin de Sèvres, Souvenir de Mortefontaine, Paysage de La Ferté-Milon, Dans un Parc, Un Moulin à Montmartre.

Après une telle rétrospective, la présence dans le salon privé d’une grande copie de l’Ophélia de John Everett Millais (avec deux tableaux non identifiés) paraît bien incongrue.

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Le bar Heart’s Angel dans le quartier « Champion district » (Shinjuku Golden Gai en vrai) penche plutôt pour Van Gogh avec deux reproductions ; un des premiers Tournesols (1888)

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et Amandiers en fleurs (1890), pas loin d’être méconnaissable à cause du découpage effectué.

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Le Bantam, un « pub irlandais traditionnel » à côté de la Millenium Tower, pille quant à lui Toulouse-Lautrec depuis le premier Yakuza (quand le bar s’appelait encore Bacchus). Dans le 4, ce sont au moins onze œuvres qui s’étalent sur les murs, produites entre 1889 et 1896. 

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On y retrouve ses affiches les plus célèbres : trois consacrées à Aristide Bruant (Eldorado, Ambassadeurs, « dans son cabaret »), la troupe de Mlle Eglantine, la Goulue et le Divan japonais.

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La première mouture du Bacchus/Bantam accrochait aussi trois natures mortes, dont une de Cézanne à droite, inversée (si vous trouvez les deux autres…).

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Comme au Earth’s Angel, cette mise à l’honneur d’un peintre éminent ne rime pas avec respect de son œuvre. Non seulement les couleurs des reproductions sont incroyablement ternes et gomment les détails (comme Au Moulin rouge ci-dessous, 1892),

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mais les images sont souvent déformées et retaillées pour tenir dans le cadre (Salon Rue des moulins, 1894).

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Ce traitement de choc aboutit par exemple à rendre le cadre champêtre de L’Abandon (les deux amies) (1895) et la pose du modèle (voire la deuxième « amie ») presque indiscernables :

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Ces déformations ne sont peut-être pas toujours innocentes : le graphiste ne devait pas partager le goût d’Henri pour les rondeurs de ses modèles car la Conquête de passage (1896) a subi, comme le personnage d’Hana dans Yakuza 4 d’ailleurs, une sévère cure d’amaigrissement.

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On peut tout de même s’interroger sur l’intérêt de choisir des œuvres qui de Manet à Toulouse-Lautrec se distinguent par leur technique et leur usage de la couleur pour en faire précisément disparaître l’originalité en les reproduisant ; qui retrouverait ici les traits amples et pastels du portrait de Monsieur Fourcade au bal de l’opéra (1889) ?

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Quoi qu’il en soit, Toulouse-Lautrec et Pigalle plaisent beaucoup dans le quartier des plaisirs de Tokyo puisqu’on retrouve au moins deux de ses toiles au Drama Queen, un autre club du Champion District : Au Moulin rouge et L’Abandon (les deux amies) (cette fois-ci inversée, les personnages ont la tête vers la droite).

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Le Club Jewel avait d’abord limité sa décoration à quelques bambins ailés dans les deux premiers Yakuza.

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S’y ébattaient Amour et Psyché (1890) et L’Amour au papillon de Bouguereau

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ainsi que les chérubins de La Madone Sixtine et les Amours du Triomphe de Galatée par Raphaël (~1513 pour les deux).

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Depuis Yakuza 3, le Jewel présente de grandes copies d’Edouard Manet. On profite ainsi en entrant d’une grande reproduction du Bar aux Folies-Bergère (1881-1882),

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tandis qu’au fond, subrepticement, on distingue le Balcon (1868-1869) :

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De nouveaux angles de caméra dans Yakuza Dead Souls permettent également d’admirer Le Chemin de fer (1872-1873) et Dans la serre (1879) :

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Le Club Jewel n’expose cependant pas que du Manet puisqu’au moins deux reproductions de Berthe Morisot y trônent : le Berceau (1872) à l’extrême-droite de l’image ci-dessus, et Cache-cache (1872-1873), à gauche du Bar aux Folies-Bergère ci-dessous.

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Morisot étant la belle-sœur de Manet, un de ses modèles (du Balcon notamment) et le Berceau ayant appartenu à Manet, il s’agit peut-être d’une simple erreur d’attribution : les graphistes ont-ils fait leurs recherches un peu rapidement et pris ces deux tableaux pour du Manet, d’où leur présence au Jewel ?

Quelle ironie en tout cas : alors qu’il fallait s’éloigner raisonnablement de beaucoup de ces œuvres pour que notre cerveau en « synthétise » l’image, la qualité de la copie dans les Yakuza font que beaucoup deviennent très difficiles à reconnaître.

Dans un tout autre genre enfin, le Cuez Bar expose deux agrandissements du graveur et cartographe Sidney Hall (1788-1831), les constellations du Dragon et de la Petite Ourse à gauche, celle du Scorpion à droite.

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Les originaux, publiés dans l’Urania’s Mirror (~1825), étaient perforés pour aligner les constellations représentées et les étoiles correspondantes.

Comme un argument supplémentaire au constat plus ou moins faux formulé dans un ancien papier, on retrouve très peu d’œuvres asiatiques à Kamurocho : dans le 4, hormis des affiches pour une exposition consacrée à Sharaku dans la Millenium Tower (on retrouve une illustration inspirée de son style dans Ryū ga Gotoku Ishin!), une reproduction géante d’une estampe de Toyokuni III Kunisada (source) au bout de Pink Street

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et deux estampes non identifiées au restaurant coréen Kanrai (accrochées aussi dans Yakuza 0), c’est à peu près tout.

Pour être complet, le salon du tatoueur dans Yakuza 1 a toutefois la reproduction du célèbre Phénix d’Hokusai (original) et plusieurs posters d’Utagawa Kuniyoshi :

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En bas de gauche à droite, Kintarô contre une carpe et Zhang Shun, en haut Konkôryû Rishun, Kyumonryu Shinshin contre Chokanko Chintasu et Benkei contre une (autre) carpe géante (sources).

Le manque d’estampes est particulièrement étrange si on se souvient que les quartiers de plaisir ont non seulement constitué le thème principal de l’ukiyo-e mais lui ont même donné son nom (« images du monde flottant », c’est-à-dire en particulier le « commerce de l’eau », des jeux et des amours). Cette absence est d’autant plus incompréhensible qu’on retrouve un Yoshiwara clandestin reconstitué dans une station de métro abandonnée.


A priori, les estampes ne sont pas nombreuses non plus dans Ryū ga Gotoku Ishin!, ce spin-off se déroulant en plein 19e (source de l’image).

On peut évidemment s’interroger sur l’absence de ces estampes mais, au terme de ce relevé un peu longuet, on doit d’abord se poser une autre question : pourquoi Manet, Van Gogh, Corot ? Et pourquoi ces peintures et pas d’autres ? Passe encore le Bar aux Folies-Bergère au Jewel par exemple, mais que viennent faire les instantanés de bonheur familial de Berthe Morisot dans un établissement d’hôtesses ?

Ce n’est clairement pas un amour débordant pour la peinture européenne qui s’exprime dans ces jeux* : ni l’intégrité, ni la taille, ni les couleurs des toiles ne sont respectées. Ravalées au rang d’éléments de décoration bas de gamme, elles perdent bien plus que leur « aura » (selon le concept de Walter Benjamin à l’époque de la reproduction technique des œuvres d’art) : la seule chose qu’expriment encore ces reproductions, c’est leur caractère de mauvaise copie - car il serait bien peu probable de croiser un authentique Van Gogh dans un bar minuscule du Golden Gai.

Il est passé le temps où les impressionnistes étaient comparés à des demi-fous ambitieux, où la critique parisienne vomissait sur le vert du Balcon. Aujourd’hui, ces toiles sont à ce point consensuelles qu’elles en ont perdu une part de leur charge explosive.

Leur signification évacuée, leur statut de faux revendiqué, on aboutit alors à la décoration du Jewel ou du Serena première version qui accrochaient plusieurs fois la même toile aux murs.
Ce mépris aboutit logiquement au New Serena depuis Yakuza 5 où les cadres sont restés strictement identiques mais où les toiles ont été remplacées par des photographies insipides (le Serena version Yakuza 0 et Kiwami 1 et 2, remakes PS4 des premiers jeux, exposent désormais les mêmes).

 

Le résultat n’est pas de meilleur goût mais il a au moins l’avantage de ne pas réduire des chefs d’œuvres à une piètre fonction décorative*. Le fait que ces tableaux disparaissent maintenant que la qualité des textures aurait permis de les reconnaître à coup sûr confirme en tout cas que leur rôle jusqu’alors se limitait souvent à remplir l’espace sans jamais divertir l’attention du joueur.

 

Pour un jeu qui s’est fait une spécialité de noyer le joueur sous les quêtes annexes, le paradoxe méritait d’être relevé.


 
 
 

* Le Bacchus a conservé ses tableaux dans Kiwami. Dans le 6 par contre, le Bantam, largement redécoré, préfère désormais lui aussi les photos kitsch, dont celle du château de Neuschwanstein (photographie qui ne devait pas être libre de droits compte tenu du filtre appliqué). Que ce soit ce type de photographies, les tableaux relevés ou les noms du bar (Bantam, sur l’île de Java, a été le premier port de commerce asiatique à accueillir les Européens), ces symboles, outre la décoration, ont peut-être simplement la fonction d’évoquer une certaine « européanité ».

En dehors des quelques images officielles, les captures d’écran ont été réalisées avec une 3DS pour Yakuza 4 (et avec un filtre « trou de serrure » en plus, pas fait exprès) ou à partir de Let’s Play dont celui de Malaho pour Yakuza 4, M0kuu pour Yakuza 2 et ParaParaKing pour Yakuza HD Wii U. La première capture d’écran a été prise ici. Les images des tableaux proviennent essentiellement de Wikipedia. En parlant des tableaux, outre ceux déjà mentionnés, je n’en ai pas identifié quatre dans Yakuza 4 ainsi qu’un dans Kiwami 2 (qui n’est peut-être qu’une photo retouchée) ; merci d’avance si vous avez une idée !

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Merci enfin Ukyo pour Yakuza 4, je peux te le rendre maintenant. :)