En permettant l’abordage de continents linguistiques entiers à des gens comme moi qui ne dépasseront jamais les hiragana ou l’anglais 5e, DeepL et Google traduction concluent un siècle de réflexions sur l’échec du langage et l’incommunicabilité.

Dans ce monde parallèle, quand un journaliste interroge Yu Suzuki pour un Weekly Famitsu consacré à Virtua Fighter 3, il multiplie les commentaires ironiques sur les métaphores incompréhensibles du développeur et l’air « méchant » qu’il prend avant chaque nouvelle saillie. Dans une belle cohérence entre le fond et la forme, ni Google trad ni DeepL ne permettent de saisir ces palabres qui convoquent marathon, surf et snowboard (« Le cerveau du miso est un type qui emprunte les bases de la banlieue sans calculer sur l’ordinateur », « assis de l’autre côté du moniteur se trouve l’habituel poulet lézard »¹).

Bien sûr, on doute de la traduction, on imagine mal un magazine dépendant pour ses informations du bon vouloir du développeur se permettre un tel affront. N’empêche, ce n’est pas la première fois non plus que les déclarations de Suzuki peuvent laisser songeur (« Going forward, I’m aiming for graphics you can smell »), et l’épilogue d’Enduro Racer (1986), à ce titre, m’interroge toujours.

“Enduro” est un voyage symbolique à travers la vie par le biais d’une course. Les résultats n’ont pas d’importance, ce qui compte, c’est la compétition. Ce qui compte surtout, ce sont les leçons à tirer sur soi-même des différentes rencontres que l’on fait en chemin. Il n’y a ni vainqueur ni vaincu dans cette épreuve d’endurance. La seule chose qui compte, c’est que vous vous engagiez à entreprendre ce long et éprouvant périple. Ce jeu est donc dédié à tous les “life riders” qui se sont lancés dans ce voyage solitaire pour trouver leurs propres limites. Enfin, mais non des moindres, nous vous félicitons sincèrement pour votre parcours parfait.

Je comprends bien sûr l’idée d’un voyage symbolique, mais là où j’étais préparé à un laïus genre « l’important n’est pas la destination, c’est le voyage - Robert Louis Stevenson » (à moins qu’il ne s’agisse de Jack London, Penelope Riley, Philippe Pollet-Villard ou Sylvain Tesson), voire d’un plus hypocrite « l’important ce n’est pas gagner mais participer », je ne sais toujours que faire de la référence à la compétition, même contre soi-même (endurance, commitment, individual limits) plutôt que contre les autres (mais alors pourquoi tant de concurrents sur la route ?). Dans le même ordre d’idées, ça ne manque pas de sel de prétendre qu’il n’y a ni vainqueur ni vaincu dans le cadre d’un dispositif ludique qui organise la défaite de presque tous les utilisateurs pour être rentable (l’année d’OutRun, l’objectif était de 200 parties par jour). Et si vraiment les résultats ne comptent pas, pourquoi attendre la fin du jeu pour le dire ? Et pourquoi nous féliciter pour une course parfaite ?

C’est donc préparé à l’idée que des choses m’échapperont que j’aborde cette nouvelle déclaration sur la grande liberté d’action du joueur dans Virtua Fighter, de prime abord séduisante pour ses références culturelles¹.

Il y avait cet anime, “Mazinger Z”. Dans Mazinger Z, le robot était piloté depuis l’intérieur de sa tête n’est-ce pas ?, alors que dans une autre série, Tetsujin 28-gō, Shōtarō, un jeune garçon, actionnait frénétiquement un boîtier pour le diriger, un peu comme une voiture radiocommandée. Avec VF3, nous voulions un type de jeu dans lequel on incarnait le personnage, plutôt qu’un jeu dans lequel on opérait à distance comme dans Tetsujin 28-gō. C’est pourquoi nous avons essayé de ne pas donner trop de personnalité aux personnages. Si vous leur donnez trop d’individualité, Lau sera toujours Lau, peu importe qui l’utilise. Je pense qu’il est alors difficile de s’attacher émotionnellement au personnage que l’on joue.

 た と えば 「 マ ジン ガーZ』 っ て いう アニ メ が あり まし た よね 。 で 、 マ ジン ガー ン Z の 場合 、 頭 の 中 に 入っ て か ら 操 作 し ます よね 。 一 万 、「 鉄 人 28 号 ]」 っ て いう アニ メ も あっ て 、 これ は 正太 郎 君 が 速く か ら レ バー を 動か し て 操作 す る 。 ラ ジコ ン の 車 に 近い で す よ ね 。 で 、「VF3」 っ て いう の は 、 鉄 人 28 号 みた い に 離 れ て 操作 する タイ プ じ ゃ な く 、 自 分 で 入っ て 一 体 化す る よう な タイ プ を 目指 し た ん で す よ 。 だ か ら キ ャ ラク ター に は 極力 個人 林 を つけ 過ぎ な いよ うに し た 。 個 性 を つけ 過ぎ ち ゃ うと 、 誰 が 使っ て も ラウ は ラウ 、 と いう 形 に な っ ちゃ う 。 そ うす る と 、 自 分 の 操作 し て いる キャ ラク ター に 感情 移入 が し に くく な っ ちゃ うと 思う ん で す よね 。

Donc il y aurait d’un côté le personnage dirigé à distance, et d’un autre côté celui piloté depuis l’intérieur du crâne… La métaphore, sans doute assez bien traduite cette fois, demeure bancale, comme une image générée par une IA emboîtant mal le mauvais nombre de doigts. On peut imaginer que Suzuki manquait, par effet de génération², d’une troisième référence pour parfaire sa métaphore, celle du mecha piloté par synchronie des gestes ou des pensées, qui aurait mieux correspondu à ce qu’il voulait exprimer, mais cela ne change pas qu’un jeu vu à la troisième personne se rapproche bien davantage de l’expérience de pilotage de Shōtarō que celle de Kōji Kabuto, jusqu’au stick arcade, pas si éloigné du boîtier à leviers du jeune garçon.

L’étrangeté de la deuxième partie a d’autres causes. L’idée qu’un personnage graphiquement simple permette plus facilement l’appropriation est connue, mais ce qui étonne est que Yu Suzuki la défende à la sortie du 3e épisode, quand le travail de Katsuya Terada pour Virtua Fighter 2³ et la qualité de modélisation de VF3 ont donné à ces personnages un caractère et un charisme inédits jusque là.

Akira dans Virtua Fighter 5 Ultimate Shodown, costume « legendary » et skin normal — source.

Plus ironiquement, l’équipe chargée du 4e épisode prendra le contre-pied total de ce de point de vue, en permettant au contraire une personnalisation extrême : depuis VF4, Lau peut ne plus ressembler du tout à Lau. 

Yu Suzuki par contre, même interfacé par une machine, semble demeurer identique à lui-même.

 

¹ Le « poulet lézard » de la traduction automatique correspond aux joueurs de Kage qui fuient après un coup, « chicken » désignant dans le « Virtua Fighter slang » ceux qui gardent leurs distances, détériorant l’expérience des autres joueurs.

² Seiishi Ichii, game designer du premier Virtua Fighter et cadet de 13 ans de Suzuki, fait logiquement référence à une série plus récente au cours d’une autre interview : « In other words, it’s like when Amuro gets a Gundam (laughs). I’m sorry if the analogy is difficult to understand. ». Décidemment.

³ Ce faisant, Suzuki, né en 1958, trahit son appartenance à « la génération la plus otaku du Japon » dont parlait Naoki Urasawa dans le guide officiel dessins, récits et confidences, publié chez nous en 2017 :

« je sentais aussi que notre génération, celle de la fin des années 50 au début des années 60 (qui est connue comme la génération la plus otaku du Japon), a créé le monde tel qu’il est aujourd’hui à travers une culture qui ne lui permettait pas de devenir adulte, et je tenais à m’en excuser. […] Mon but était de dire à la jeunesse “Ne commettez pas les mêmes erreurs que nous, je vous en prie !” La génération qui a grandi en regardant des anime de Kaijû est restée otage de cette culture et j’ai l’impression que c’est la raison qui a fait que le Japon est devenu tel qu’il est. »

 

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La date de mise en ligne affichée, le 3 juin, pas tout à fait honnête, correspond à l’anniversaire du blog, ouvert un 3 juin 2006. Merci à B de poursuivre l’aventure, alors que je n’étais pas loin d’adhérer à l’idée de sa disparition. En parlant d’anniversaire, en octobre de cette année, Virtua Fighter fêtera ses trente ans.