A l’occasion de ses 70 ans en août, Taito vient de mettre en ligne un nouveau site. Plutôt vide actuellement, il développe cependant l’historique actuel du site principal de l’entreprise, mentionnant en particulier son fondateur :

Août 1953, Shōwa 28

Création de Taito Boeki Co., Ltd. à Minato-ku, Tokyo

Fondée par le juif russe Michael Kogan.
Établie au 13, Sakae-cho, Minato-ku, Tokyo avec un capital de 3 millions de yens.
Commercialise divers produits importés, brasse de la vodka pour la première fois au Japon, développe de petits distributeurs automatiques (cacahuètes).

La mise en avant de la judaïté de Kogan peut d’abord étonner, jusqu’à ce qu’on apprenne qu’elle était déjà dans le nom de l’entreprise : « Taito » (太東) ferait référence à la « compagnie juive en Extrême-Orient » (極東の猶太人会社). Ce qui doit vraiment interloquer cependant, c’est la mention de sa nationalité russe.

En effet, Michael Kogan est né en 1920 à Odessa et si, à cette année-là, « les citadins ordinaires tentaient de comprendre tant bien que mal les changements de pouvoir qui semblaient se succéder d’un mois sur l’autre »¹ dans la ville, Odessa n’était plus russe.

La situation géopolitique de la ville (et de l’Ukraine en général) n’en restait pas moins d’une grande complexité : « la guerre civile y fut un chevauchement de conflits opposant une multiplicité de formations armées, y compris étrangères »². Ainsi, dans la foulée de la Première Guerre mondiale finissante et de la disparition de l’Empire russe, l’Ukraine prend son autonomie puis déclare son indépendance entre 1917 et 1918. Cette nouvelle République populaire ukrainienne signe avec l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et la Russie bolchévique le traité de Brest-Litovsk, à la suite duquel elle abandonne une partie de son territoire à l’influence des Allemands et des Austro-Hongrois. La présence allemande aiguise l’esprit de revanche du gouvernement français, Clémenceau en premier, qui envoie une part famélique, mal équipée et désorganisée de sa marine dans le sud de l’Ukraine fin 1918 (découvrant sur place que les militaires allemands étaient précipitamment rentrés chez eux, las d’un conflit trop long), notamment « à Odessa [où] une armée dépenaillée de forces coloniales françaises – composées pour une part de troupes nord-africaines vêtues de culottes bouffantes colorées et de capotes de laine – défila sur le boulevard Nikolaïevsky et imposa un régime militaire hâtif et mal préparé. »¹

L’idée était de prêter main forte aux Russes blancs commandées par Anton Denikine (« Armée des Volontaires » sur la carte) qui tentaient, depuis les marges de leur ancien Empire, de reprendre le territoire aux bolchéviques, parfois en accord avec diverses factions ukrainiennes. Rien ne se passe comme prévu par Clémenceau, tout se déroule comme on pouvait s’y attendre, les Français abandonnent position après position, ville après ville, Odessa compris, sous la charge de l’armée rouge dirigée par le général de division Nikifor Grigoriev.

Les principaux fronts de la guerre civile, carte tirée du Livre des pogroms².

Les changements de camp du même Grigoriev illustrent assez la complexité de la situation : « ancien officier de l’armée tsariste sur le front sud-ouest (là où les troupes russes avaient mis en pratique, dès 1915, une politique antijuive), Grigoriev servit d’abord dans l’armée de Petlioura [période du Directoire, deuxième séquence de la République populaire ukrainienne], avant de rejoindre l’Armée rouge en février 1919. Nommé général de division, il refusa d’obéir aux ordres du haut commandement et se mutina début mai 1919. À la tête d’une force armée bien équipée de 15 000 hommes, formée principalement de recrues paysannes du sud de l’Ukraine »², il commet avec ses 15 000 soldats parmi les pires pogroms de la guerre civile, et perd au cours de l’année 1919 Odessa, au bénéfice de l’armée blanche. On en est là quand Michael Kogan naît en janvier 1920. Durant son deuxième mois, il aura probablement entendu le fracas de l’armée rouge qui reprenait la ville pour de bon, laquelle est rattachée à la République soviétique ukrainienne.

Au terme de ce résumé (où diverses factions de paysans insurgés n’ont pas été citées), il convient de souligner qu’Odessa, même occupée par l’armée des volontaires russes (blancs) ou par l’armée rouge bolchévique (par exemple entre janvier et mars 1918, érigée en capitale de la République soviétique d’Odessa), n’appartenait plus à la Russie. Kogan n’est donc pas né russe, mais légalement ukrainien.

Quant aux parents de Kogan, nés sujets de l’Empire russe, ils ne se sentaient probablement pas russes eux-mêmes. D’abord parce qu’ils vivaient à Odessa, qui « à strictement parler ne peut être considérée comme une ville russe en ce qui concerne les habitants, qui sont principalement allemands, italiens, grecs, juifs arméniens, [et où résidaient] quelques Français et Anglais »¹. Ensuite parce qu’ils étaient juifs, ce que les lois de ségrégations de l’Empire, les pogroms, les vexations multiples ne leur permettaient jamais d’oublier : c’était la seule identité que leur laissaient l’État et la société russes dans son ensemble, même si la situation à Odessa était plus heureuse (un proverbe yiddish aurait dit « heureux comme Dieu à Odessa » - mais comme on disait aussi « heureux comme un juif en France », on ne peut exclure un trait d’ironie). La guerre civile n’a rien arrangé :

Dans la mêlée générale de la guerre civile qui, en Ukraine, s’amplifia notamment à cause des tentatives des diverses parties en présence de construire un nouvel État, les protagonistes changeaient de camp en permanence et concluaient de nouvelles alliances, le plus souvent éphémères. Un seul point commun les unissait : la participation aux pogroms antijuifs.²

Étonnamment, dans les articles japonais consacrés à Taito et Kogan sur wikipédia, il est bien mentionné qu’il est ukrainien et pas russe (depuis mai 2012 pour Kogan, et septembre 2014 pour l’article Taito), comme sur les versions ukrainienne et russe, dont on peut, vu le contexte géopolitique, supposer qu’elles sont surveillées et soupesées, considérant qu’il s’agit d’un des premiers milliardaires du jeu vidéo et donc d’une fierté nationale. Côté français, l’erreur est présente sur l’article Taito depuis 2014, sans doute venue de la version anglaise, à ce jour elle aussi fautive — la biographie anglaise de Kogan a par contre été modifiée le 25 janvier 2023, au motif tout aussi contestable qu’« Odessa a toujours été ukrainienne ».

Kogan est mort en 1984, sa femme Asya en 2013, laissant deux héritiers (entretemps les parents de Michael Kogan avaient migré à Harbin, en Mandchourie, concession russe depuis 1898, avant de devenir japonaise). Internet dévoile beaucoup de choses sur eux, les propriétés cossues de la fille décédée en 2019 (voir ici et surtout là), la passion alimentée par les sommes fantastiques provenant des pachinko et pachislot pour les voitures de courses d’Abraham Kogan et même deux de ses adresses à Monaco (Panama leaks), mais pas, pour ce qui nous concerne, si ses parents se considéraient appartenir à la nation russe ou ukrainienne, ou si plutôt, face aux pogroms, à la ségrégation, aux insultes, ils ne se sentaient que juifs ; à la mort d’Asya Kogan, le site Jewsinchina évoquait une vie consacrée aux actions de bienfaisance ; des fondations et des dons évoqués, on pourra relever qu’ils ne s’adressaient qu’à des établissements israéliens ou au bénéfice de populations juives (Far Eastern Society of San Francisco, Association of Former Residents of China in Israel). Rien pour l’Ukraine, rien pour la Russie.

Pour autant, s’ils ne se sentaient pas appartenir à la nation russe, Michael et Asya étaient indéniablement russes de culture. Le russe a d’abord été toute leur vie la langue parlée à la maison³ et en grande partie celle de la communauté juive au Japon après la Seconde guerre (« Les conditions pour être membre [du centre juif de Tokyo] étaient de pouvoir parler russe, jouer au poker et boire de la vodka » ; d’ailleurs le plat le plus servi dans le restaurant du centre — qui n’était pas kasher au début — était le bœuf Stroganov). La vodka et le caviar ont fait la légende des fêtes organisées par les Kogan et dont beaucoup de membres de la profession se souvenaient avec émotion au moment de sa mort.

Si Michael Kogan était donc un juif russophone, le caractériser comme « juif russe » n’en demeure pas moins un raccourci qui me semble fautif, en relation avec la guerre d’agression actuelle, en regard de l’histoire mais aussi de sa biographie. Quitte à vouloir absolument le rabattre à une appartenance nationale qui ait un sens pour lui, le Japon était le pays dans lequel il sentait le plus chez lui. À sa mort en 1984, Masumi Akagi écrivait d’ailleurs qu’« en ce sens, sa ville natale était Tokyo »³ (il a beau avoir fait son alya avant les années 60 —il possédait un passeport israélien d’après un câble de la CIA, il ne semble pas avoir vécu en Israël plus que le temps nécessaire pour l’obtenir — de même, sa veuve aura préféré vivre à Tokyo jusqu’à son décès, en 2013).  

¹ Charles King, Odessa - Splendeur et tragédie d’une cité des rêves, 2017.
² Nicolas Werth et Miliakova Lidia, Le Livre des pogroms - Antichambre d’un génocide, Ukraine, Russie, Biélorussie, 1917-1922, 2010.
³ Les anecdotes sont tirées du bulletin n°233 de Game Machine rédigé par Masumi Akagi.

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Faute de pouvoir interroger Abraham Kogan, je me suis quand même mis dans l’idée de faire la réfléxion à Taito, du moins à leur compte twitter japonais. Merci beaucoup à Chronocyte d’avoir accepté la mission de traduire quelques tweets à ce sujet, qu’il a largement améliorés. L’article sera mis à jour si éventuelles réactions.