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Pour peu qu’on s’en lasse, l’archipel des Cyclades a bien davantage à offrir que ses calanques et son climat parfait. Dans ses eaux magnifiques mais redoutables, les courants marins ont accumulé les traces de quatre millénaires de présence humaine.

Ainsi, à quelques mètres de cette crique, à peine dix mètres sous la surface, voisinent fresques minoennes, bibelots mycéniens, épaves du XIXe, jusqu’aux ruines d’un palais, le château des Valka.

C’est en l’explorant (au prix d’une Wii, du jeu Endless Ocean 2 et d’un vicieux coup de queue de requin) que l’on peut découvrir un étonnant portrait.


Valka

Le glissement de terrain qui a emporté le château a également englouti la dynastie du prince Valka, que seules quelques rumeurs de trésor ont empêché de sombrer tout à fait dans l’oubli. Les livres d’histoire n’en gardent en tout cas aucune trace, pas plus que les cartes (impossible de retrouver cette île Ailouros, comme ce détroit de Cicéros* - on trouve bien une ville dénommée Valka au nord de la Lettonie par contre, pur hasard sans doute). Vanité du pouvoir et de la gloire : la salle du bal est aujourd’hui abandonnée aux mérous, et le trône, jalousement protégé par un poisson-scorpion.



Revenons au portrait, encore accroché dans le cabinet du roi, autrefois privilège réservé à quelques proches du prince, maintenant recouvert de vase et ignoré par tous. Dernier témoignage des traits et du passage sur terre du prince Valka, il nous livre des informations pourtant bien divergentes.

Si la magnificence du château, des dorures à la reproduction d’une carte d’Anaximandre, témoigne d’un monarque raffiné et curieux, Valka était aussi plein de contradictions, comme le fait de cacher ses trésors tout en indiquant leur emplacement avec ce portrait immense (le cadre du tableau précise que même lorsqu’il ne sera plus qu’un esprit, son regard continuera à surveiller ses trésors).

Le portrait comporte lui-même son lot de paradoxes : si la barbe, la relative austérité de l’habit font penser à un homme pieux et humble, le bijou qu’il présente avec tant d’ostentation et son imposant turban évoquent l’extravagance et le goût des plaisirs terrestres. Est-ce là une manifestation du faste oriental ? Après tout la flotte turque menée par Barberousse a pris les îles à la République de Venise en 1537, tout en maintenant, les premiers temps, les anciens systèmes politiques. Toutefois son turban exubérant (un tiers du tableau !) ne ressemble pas à la coiffe des dignitaires musulmans, dont la toile est blanche. En cela il est plus proche des portraits orientalisants et fantaisistes d’un Rembrandt.


Turbans du sultan Mehmed II et de son fils Soliman le Magnifique, contemporain de la prise des îles. À droite, détail de L’Homme au costume oriental (Rembrandt, 1633).

À vrai dire, si l’on veut bien ignorer sa coiffe, Valka pourrait tout autant être orthodoxe (les religions catholiques et orthodoxes cohabitaient dans ces îles), voire même catholique, puisque la mode de la barbe touche l’Europe au début du XVIe siècle (y compris chez les catholiques, à la suite du pape Jules II). On trouve d’ailleurs dans l’iconographie catholique un jumeau à notre Valka en la personne de Baldassare Castiglione : même austérité de l’habit (valorisée au début du XVIe siècle), même barbe qui semble se scinder au menton, même lèvre inférieure extrêmement fine, même lumière provenant chaque fois de gauche qui creuse les mêmes ombres sur les visages. La ressemblance est confondante.


Noble lombard, Castiglione (1478-1529) fut un diplomate au service du duc d’Orbino puis du pape Clément VII. Ami de Raphaël, le peintre fit son portrait vers 1514.

Toutefois, si Castiglione apparaît comme « aimable et dépourvu de toute affectation » (Paul Veyne), tout en retenue et en mesure, Valka manifeste une excentricité aux antipodes de l’honnête homme incarné par le comte italien : quand les mains de Castiglione, sans doute posées sur une balustrade hors cadre, soulignent la patience et le calme du courtisan, les mains de Valka, crispées dans une pose inconfortable (il faut casser son poignet droit tout en collant les avant-bras au torse), présentent ostentatoirement un bijou précieux - en même temps qu’elles pourraient le dérober à la vue au moindre danger.

Si le peintre a été très inspiré par Raphaël (faisait-il partie de l’atelier du maître ? Était-il à la cour d’Urbino pendant la première moitié du XVIe ?), le portrait a bien d’autres dettes à l’égard de la peinture européenne. La position des mains, si peu naturelle, rappelle ainsi celle du chanoine Van der Paele, dans la Madone de Jan Van Eyck.

La petite taille des mains par rapport au visage de Valka renvoie d’ailleurs elle aussi à Van Eyck. Cette disproportion était en effet caractéristique du style du Flamand, comme dans ces deux portraits de 1430 et 1436 :

La bague tenue par les deux hommes n’y aurait à propos pas la même signification : si à droite la bague désigne directement la profession de Jan de Leeuw, riche orfèvre de Bruges, il pourrait à gauche s’agir « d’un de ces portraits qui circulaient pour préparer des fiançailles » (Till-Holger Borchert).
Parce qu’il est imposant et accroché en bonne place dans son cabinet, le portrait de Valka ne pouvait avoir cette fonction matrimoniale. On peut cependant douter qu’il n’ait été peint que pour indiquer une chambre secrète ; la bague (mais en est-ce bien une ?) devait donc avoir une autre fonction que la simple promesse métonymique du trésor (infime part qui annonçait des richesses bien plus grandes). Que pouvait-elle symboliser pour les ministres ou les hommes de haute lignée qui pénétraient dans le cabinet du régnant ? Manifestait-elle l’appartenance du prince à un ordre ? Représentait-elle le clou le plus précieux de sa collection ?

Si le tableau de Valka partage de nombreuses ressemblances formelles avec ces portraits flamands (du visage vu de trois quarts - innovation nord-européenne quand jusqu’au XVe le reste de l’Europe préférait les profils - à la fourrure aux poignets de Leeuw), il semble particulièrement proche d’une autre grande œuvre de Van Eyck.

L’Homme au turban rouge (1533), que l’on s’accorde à prendre pour un autoportrait (« le premier dans le monde de la peinture flamande » d’après Tzvetan Todorov), partage en effet de nombreuses ressemblances formelles avec celui de Valka. Comme lui, le portrait fonctionne sur le hiatus entre un personnage, sévère, et son couvre-chef, exubérant et imposant. Comme lui encore, il s’agit d’un portrait omnivoyant, où « le regard du personnage représenté fixe le spectateur » d’où qu’il le regarde (Borchert), nouveauté dans un portrait autonome amenée à rencontrer un succès immense. On remarque tout de même que lorsque Van Eyck générait de cette manière « une nouvelle sorte d’intimité » entre personnage et spectateur, l’omnivoyance de Valka se rapporte surtout à la fonction de “vidéosurveillance” dont le monarque affublait son portrait (cf. l’inscription sur le cadre).

Le visage de trois quarts, les yeux fixés sur le spectateur sont cependant des innovations qui se diffusent dans toute l’Europe de la Renaissance, alors que le portrait de Valka est redevable d’éléments bien plus précis au tableau de Van Eyck : on remarque tout d’abord qu’il porte un vêtement au col de fourrure identique à celui de l’artiste bourguignon. Dans ce contexte, son turban pourrait alors tout autant être un chaperon, très à la mode en Europe dans la première partie du XVe siècle.

En comparant rapidement les contours encore visibles du turban de Valka, on obtient une correspondance aux deux tiers entre les deux. C’est évidemment beaucoup trop pour un hasard total ; on retrouve même chez Valka le repli caractéristique de l’étoffe qui cache l’oreille gauche.

Raphaël pour le visage, Van Eyck pour le reste. L’image de Valka semble avoir été créée à partir d’éléments bien disparates, espacés dans le temps et sur la carte. Finalement, le monarque aura été à l’image du site sur lequel il a, un jour, régné : comme les rivages de son île, qui accumulaient les vestiges de quatre civilisations, lui se voyait comme une synthèse culturelle de l’Europe. Valka, prince d’une dynastie éteinte, sans visage propre, maître d’un château introuvable, l’Histoire a durement jugé ses prétentions.




* Quel dommage de ne pas retrouver l’emplacement du spot de plongée ! Deux fresques révolutionneraient les études archéologiques sur la civilisation minoenne : elles sont en effet très proches de celles que l’on trouve encore à Cnossos, en Crète (fresque des dauphins, à gauche).

Sources : la calanque a été photographiée par 9balllarry, ainsi que la première vue du tableau. Les bouquins cités sont : Paul Veyne, Mon musée imaginaire- 280 chefs d’oeuvre de la peinture italienne, Albin Michel ; Till-Holger Borchert, Van Eyck, Taschen ; Tzvetan Todorov, Éloge de l’individu, Essai sur la peinture flamande de la Renaissance, Points. Endless Ocean 2 est disponible sur Wii depuis l’an dernier ; il a été édité par Nintendo et développé par Arika.