Retrouver la salle de jeux aperçue dans Kung-Fu Master d’Agnès Varda devait être simple : chercher dans un annuaire d’époque les salles de jeux à Paris (tournage entre le printemps et l’automne 1987) et trouver celle qui se trouvait au numéro 88 d’une rue assez large pour accueillir des lignes de bus, une rangée d’arbres massifs (éventuellement plantés au milieu d’un terre-plein) et beaucoup de commerces. J’en aurais même profité pour dresser la liste des salles, d’une pierre deux coups.

Il s’avère malheureusement qu’en 1987 les Pages jaunes ne répertorient aucun abonné parisien à l’entrée « établissement de jeux » (ce serait la rubrique 1320). Avaient-elles au moins une ligne téléphonique ? Étaient-elles sous liste rouge ou bien avec un numéro au nom du propriétaire et pas de l’entreprise ?

J’ai fait également chou blanc en cherchant par numéro de rue (un autre type d’annuaire) quelques salles dont l’adresse était précisée par l’article de Tilt n°1 en 1982. Leur numéro éventuel n’était donc pas public (quel intérêt il est vrai pour des salles d’arcade d’être répertoriées dans l’annuaire ?).

On trouve bien quelques entreprises sous la rubrique « Jeux automatiques » (1316) ou « Jeux pour cafés et salles publiques » (1317), mais rien qui corresponde au numéro 88 visible sur un plan du film.

Une des deux photocopies réclamées (j’ai réussi à perdre l’autre) ; j’aurais plutôt dû chercher dans l’annuaire de 1988 de toute façon.

Chercher la boutique de robes de mariées visible sur un plan (robes et parures de mariage, rubrique 2544, vêtements pour dames, 2562, location, 1443) ne m’a pas aidé non plus (très bonne idée pourtant)(pas de moi), aucune boutique au 86 ou 90 ne semblant correspondre au type de voie que l”on voyait dans le film.

Faute d’avoir trouvé un moyen de lister toutes les voies parisiennes allant au moins jusqu’au 88, j’ai repris la technique dans laquelle j’excelle : chercher au petit bonheur la chance, aucun esprit de méthode et repartir de zéro.

Je fais court : je suis tombé dessus à quelques dizaines de mètres du Trianon, 88 boulevard Marguerite de Rochechouart, quand le cinéma de genre se trouvait au 80 !

Je m’étais pourtant arrêté précisément au même endroit la première fois : ce boulevard très commerçant a un terre-plein (où passe la ligne 2) et actuellement un magasin au n°86… mais le nombre et l’emplacement des fenêtres ne correspondaient pas, au 88 comme au 90, j’avais donc repris ma route.

Cette fois-ci j’ai quand même vérifié les clichés anciens de Streetview, et tadam, ce qui est aujourd’hui un immeuble de 6 niveaux avec comble et sous-sol, « à usage de commerce et de 5 meublés touristiques », se révèle avoir été jusqu’en 2017 un « bâtiment de 2 étages sur 1 niveau de sous-sol partiel » construit « entre 1851 et 1914 » (sources).

En 2008, les deux petites fenêtres caractéristiques étaient encore là et reconnaissables : la salle de jeux est déjà remplacée par un autre commerce (« Shenkine ») mais l’étage conserve la trace de son utilisation comme billard, ce que le cadastre confirme (autorisation d’urbanisme DT 075 118 88 V9120, réponse favorable le 3 février 89, « Modification de la façade aux rez-de-chaussée, 1er étage de locaux à usage de salle de jeux. »).

Le peu que l’on voit de la salle d’arcade dans le film laisse imaginer que la « voie sans issue » au fond permet de monter à l’étage pas encore aménagé pour le public.

Thomas Clerc vient de consacrer un livre à l’arrondissement qui nous occupe (Paris, musée du XXIe siècle - 18e arrondissement). Suivons l’auteur alors que son itinéraire recoupe le nôtre, à partir du 72 boulevard Marguerite-de-Rochechouart.

« Voici l’Élysée-Montmartre, qui inaugure les salles de spectacle d’un quartier de joie et de sang. Historiographie : pendant la Commune, la salle a servi d’entrepôt de munitions; ça n’a pas suffi, hélas, à cramer Versailles. Image mentale : Montmartre du plaisir et du crime, de Louis Chevalier, réédité par Éric Hazan. Attraction : ce jour, une foule se masse devant l’Élysée, pour un concert d’après-midi. Je m’approche et demande aux fileurs : « Qui passe ? - Louise Attaque. » Je serais incapable de citer une seule chanson d’un groupe dont j’ai pourtant déjà entendu le nom ; la foule qui se presse est d’ailleurs celle de ma génération, raison pour laquelle ils sortent l’après-midi. »

Soulagement: pouvoir écrire sans honte qu’on ne connait pas un titre de Louise Attaque ; je n’en menais pas aussi large d’avoir mis si longtemps à identifier le Trianon alors que c’est toujours une salle de spectacle extrêmement utilisée dont l’intérieur n’a quasi pas bougé, nonobstant les bornes d’arcade et les flippers. 

Louise Attaque, qui s’est d’ailleurs produit au Trianon en 2016, a investi l’Élysée Montmartre le « mardi 26 avril 2022 pour y assurer 6 concerts gratuits, entre 11h et 21h »,  ce qui donne une idée du moment de passage de T. Clerc. Mentionnons enfin qu’il passe devant le Trianon sans le mentionner. Consolation : l’Élysée-Montmartre et le Trianon communiquent, ce qui en faisait un ensemble foncier d’une surface incroyable pour Paris (anecdote : les « pensionnaires » qui ont vécu deux ans sous la scène avant d’être repérés).

« Mythe : au 84, se tenait jadis Le Chat noir, célébrissime lieu montmartrois dont vous avez entendu parler même si vous habitez à Sydney ou à Châtellerault. L’ignoriez-vous ? Le Chat noir a connu trois adresses, celle-ci, la deuxième plus loin sur le boulevard de Clichy, puis un peu plus bas dans le 9. […] Au 86, un magasin s’intitule SOUVENIR. Beaucoup plus beau au singulier qu’au pluriel ; sans doute involontaire, vu la gueule des gérants. Historiographie : sur la façade de l’immeuble du 86 on lit, gravées dans la pierre, les dates de l’annexion parisienne de ce quartier qui faisait jusqu’en 1860 partie de la ceinture extérieure. »

Correction : le magasin SOUVENIR ne se situe pas au 86, mais au 84, précisément dans les murs du premier Chat noir, lui-même remplacé en 1895 par le Mirliton où Aristide Bruant officie jusqu’à la Première guerre. Image mentale : les affiches du même Bruant par Toulouse-Lautrec au Bantam des Yakuza.

Voilà donc le singulier SOUVENIR que le commerce perpétue, celui d’un cabaret et, plus encore, de Bruant, figure mythique de Montmartre. Principe de vie : toujours préférer l’acte conscient à la faute d’orthographe, d’autant que le commerce équivalent qui l’a précédé promettait bien jusqu’en 2015 des SOUVENIRS au pluriel (depuis l’an dernier une nouvelle devanture, SOUVENIR DE FRANCE, persiste et signe). Coupons les cheveux en quatre : le 68 boulevard Clichy est la troisième adresse du Chat noir, pas la deuxième (source : source pour l’adresse, quelques informations et la devanture précédente). Mais suivons l’auteur, qui approche du numéro qui nous occupe.

« Au 90-92, un chantier interminable (il existait quand j’ai commencé ce texte, il est toujours là quand je le termine) protège deux vieilles bicoques à colombages d’un étage, sans doute parées d’un vague prestige historico-pittoresque. Virez-moi tout ça! Banalité de base : le maintien envers et contre tout de bâtiments miteux paralyse cette ville. Il faut juger au cas par cas et arrêter de s’extasier sur les « deux étages », les p’tites maisons crado et les venelles de peintres. »

Décidément. Après le Trianon, le voilà qui ignore le 88… Mise au point : l’auteur a vu double, il n’y a toujours eu qu’une seule maison à colombages, au 92. Le 90 était un bâtiment comparable au 88, légèrement moins large (une seule fenêtre). Mise à jour partielle : les travaux sont terminés, les bâtiments sont tous démolis depuis mars 2023. La maison était assurément pittoresque, au nombre de Parisiens qui la mentionnaient sur internet et qui se sont émus de sa disparition (et en 2017 de la disparition de la statue qui surmontait l’entrée). Elle n’était cependant pas si vieille qu’il y paraît. Historiographie : le 92 a été une bonne partie du XXe un restaurant dirigé par un certain Leprince, au moins depuis 1924 et jusque dans les années 50 (d’abord nommé Café-restaurant du collège Rollin à sa reprise, puis Restaurant du collège et enfin Restaurant Leprince). Les menus conservés des années 30-40 représentent un étage à colombages, mais sans comble aménagé ni statue entourée de vis à pressoirs (le restaurant est mentionné encore dans les années 50). La vieille voiture ci-dessous était peut-être celle du patron, qui le dimanche stationnait la sienne devant l’établissement. Illustration : bibliotheques-specialisees.paris.fr.

Attaque ad hominem : Thomas Clerc proclamait au début de son texte que les « espaces ingrats sont justement les plus beaux de Paris », sa diatribe contre notre « rue » paraît alors bien gratuite. La démolition des 90, 90bis et 92 n’apportera rien au quartier : non seulement la dent creuse ainsi dégagée semble partie pour durer (les permis de construire n’ont pas reçu de réponse favorable des services administratifs) mais la perspective de comblement n’a rien d’enchanteur : des immeubles de 5 à 7 étages. Projet : poursuivre l’enquête sur place et militer pour rendre au n°88 et son voisinage l’intérêt que le romancier refuse de lui accorder.

 

Thomas Clerc, Paris, musée du XXIe siècle - 18e arrondissement, Les Éditions de minuit, 2024, pp.397-398. La Bibliothèque Historique Des Postes et Télécommunications se trouve dans le 20e à Paris et permet sur rendez-vous de consulter et de copier les annuaires préservés. Quelques démarches peuvent être réalisées par correspondance.