Voilà des années que je retourne à South Town, la ville de nombreux Art of Fighting (AOF) et Fatal Fury. Un lien très fort a fini par m’y rattacher : j’y vais encore fréquemment, par amour pour quelques-uns de ses quartiers.
Cet amour, la ville me le rendait au centuple. C’est difficile à exprimer mais parfois, vous êtes dans un endroit et tout rentre en harmonie. Le bruit de la ville vous semble une musique.
Pour autant, toutes ces années, j’ai été un mauvais amant. Je n’ai pas porté à la ville l’attention qu’elle était en droit d’attendre.

Or South Town se mérite. Elle n’offre pas ses trésors au premier venu. C’est sans doute pour cette raison que les trois héros de Fatal Fury (Terry & Andy Bogard, Joe Hisaishi) y viennent à pied (quand Geese Howard, le méchant, y retourne en voiture).
Alors moi aussi j’ai décidé d’arpenter South Town. Patiemment. Je me suis demandé si cette ville était vraisemblable, fonctionnelle et cohérente à mesure des épisodes. Ça m’a pris environ deux mois, ça vous prendra un petit peu moins de temps à lire : j’ai résumé.

Quand on arrive en ville

South Town, West Subway, East Side Park, West street, East Island… cette ville est saturée par les points cardinaux. Ce n’est pas sans poser problème, d’abord pour le choix du toponyme : ville du Sud je veux bien, mais par rapport à quoi ?
Deux hypothèses pour le choix de ce nom :
1/ South Town est une ville relativement ancienne, datant d’une période où les espaces urbains étaient assez rares et éloignés les uns des autres pour que l’utilisation d’un point cardinal soit pertinente. Une place au “nord” de la ville (en haut de la carte en tout cas) est d’ailleurs consacrée à un mystérieux pionnier. Par ailleurs une longue histoire permettrait de justifier l’usage du mot town, normalement réservé aux villes petites et moyennes, car South Town propose au contraire des équipements et une densité de population typiques d’une très grande ville (city) ;


Le stage de Blue Mary à Pioneer Plaza, dans ce qui semble une église assez fastueuse pour être catholique.

2/ C’est au contraire une ville récente dont la fonction dominante est touristique ; les connotations positives (chaleur, plages, loisir, vacances) du point cardinal serviraient alors de promesse commerciale. Renforcent cette hypothèse les très nombreux lieux voués au loisir dans cette ville : trois parcs d’attraction (East Side Park, Happy park…), un zoo (AoF2), une réserve nationale (stage de Joe, FF3), au moins deux grands jardins (Delta Park & Howard Arena, privés)… Enfin il faut compter le quartier de Sound Beach tout entier : plages, plaisance et commerces (restauration, bars/discothèques).

Dans ce contexte, le tournoi King of Fighters lui même ne serait finalement qu’une des manifestations de la prédominance de la fonction de loisir.


The Happy Park, Fatal Fury 1 (FF1), Dream Amusement Park avec sa montagne (FF1). Il faut apprécier l’échelle totalement manquée des personnages dans le décor.

Remarquez, ces deux hypothèses ne sont pas forcément exclusives : la ville pourrait avoir vécu plusieurs vies, dont la dernière serait consacrée au tourisme.

La forme d’une ville hélas change plus vite que le coeur d’un mortel



Dans Fatal Fury 1, South Town se limite à six quartiers. L’habitat y apparaît déjà extrêmement dense, conséquences sans doute d’une forte attractivité de cette ville sur la région alentour mais surtout par son emplacement géographique : cette presqu’île est bornée au Nord par un massif montagneux et ailleurs par la mer.
Une petite île (à droite sur la carte) a donc logiquement été investie et rattachée à la presqu’île par un pont. Cette île, qui souffre déjà du même manque d’espace, supporte l’immeuble le plus haut de la ville, la Geese Tower, destination finale du jeu : le plus haut point du lieu le plus éloigné, ou quand la géographie renforce le dramatique.


Le bras droit du boss du jeu vous attend à la sortie du pont qui mène à l’immeuble de Geese (en arrière-plan, la presqu’île de Southtown). Petite erreur dans le stage de Geese, où la vue de South Town est inversée ; le massif aurait dû être à droite.

La densité insoluble du site géographique explique pour une bonne part la corruption et la violence qui y règnent (sur lesquelles Geese Howard, le boss du jeu, a la main mise) : le peu d’espace disponible couplé aux flux de population importants qui le traversent (touristes et autochtones) multiplient les tensions sociales et créent des conditions idéales pour l’économie parallèle.
Enfin le nombre conséquent des lieux destinés au loisir cache mal un paradoxe : la population de la ville s’ennuie, il faut acheter tant bien que mal la paix sociale et lui fournir des divertissements.


Plans de South Town dans Art of Fighting 2 (1994) et Fatal Fury 3 (1995).

Fatal Fury 3 et Art of Fighting 2 présentent une carte plus vaste de South Town ; exit le massif montagneux au Nord.
La presqu’île, renommée East Island mais pourtant pas à l’est, s’intègre à une avancée complètement urbanisée du littoral.
Les cartes de South Town sont remarquablement proches entre ces deux jeux (un an les sépare)[1].

[Remarque fumeuse]

Enfin non, il y a peut-être un problème de boussole : la ville semble changer d’orientation à chaque jeu : dans FF1, le nord était en haut mais, dans FF3, le haut parait correspondre à l’ouest (W en haut et “e” minuscule pour east ?). Dans AoF2, le haut pointe au nord… ou est-ce le sud ? Le “S” dans la rosace signifie-t-il South ou South Town ?.


Orientation de South Town dans FF1, FF3 et AoF2 ; dans cette dernière apparait une échelle intéressante, sans doute en miles.

Bref.

[/Remarque fumeuse]

Ce “détail” mis à part, les deux cartes respectent à peu près les quartiers communs avec Fatal Fury 1 si ce n’est une montagne déplacée du Dream Amusement Park à l’East Side Park (qui ne se trouve pas sur East Island mais sur la presqu’île à gauche).



Dream Amusement Park dans FF3. Il se trouve en bas à gauche de la deuxième image, sans la montagne présente dans FF1 (voir image plus haut). East Side Park et sa montagne, vus depuis une plateforme de chargement (stage de Hon Fu) ; au fond, la Geese Tower - bien solitaire par rapport à FF1.

On y découvre finalement le centre-ville, reconnaissable sur les cartes par la densité de l’urbain et le nombre des voies de communication (notamment la gare) ; la ville dispose de plus au nord d’un aéroport et d’un nœud autoroutier conséquent et au sud-ouest, juste après une des trois gares de la ville, d’un port manifestement construit sur un espace gagné sur la mer si l’on en croit ses bords droits : on est bien loin du caractère enclavé de la ville dans FF1.

Il n’est pas anodin qu’un quartier normalement aussi important qu’un centre-ville ait été absent du premier épisode. Manifestement, il ne joue plus son rôle[2] ; le centre de décisions s’est déplacé vers la presqu’île et l’île de Geese : la taille, la forme et la concentration des buildings correspondent en effet à un Central Business District ; ce n’est pas un hasard géographique que les bâtiments appartenant à Geese (Howard Arena au centre de la presqu’île, Geese Tower) s’y trouvent en bonne place : c’est l’empreinte symbolique de sa puissance.

Le centre-ville géographique et historique n’a pas été le seul à être délaissé ; avec lui, c’est sans doute la première fonction de South Town qui a souffert : l’import-export. Le stage de Hon-Fu dans Fatal Fury 3 permet dans ce sens d’entrevoir les immeubles délabrés qui jouxtent les entrepôts.


Un exemple en bas à droite d’un immeuble délabré à proximité immédiate du port.

La mort apparente de Geese Howard à la fin de FF1 (il y revient au début de FF3) a eu un impact économique positif sur la ville. Son organisation étouffait la ville et canalisait son économie dans FF1 ; une fois son pouvoir de nuisance et d’attractivité disparu, la ville reprend progressivement son dynamisme à partir d’East Island : pour ne citer qu’un exemple, le PaoPao Café a ouvert une succursale à côté du centre-ville historique.


Le nouveau Pao Pao Café 2 à l’ouest du centre-ville. Ou au nord, je ne sais plus.

Bienvenue chez les Ch’tis

Le scénario des Fatal Fury et des Art of Fighting place South Town aux États-Unis. Par un chassé-croisé cardinal, la ville du sud serait située dans le plus emblématique des pays du Nord. Rien n’est moins sûr pourtant.

Comme DePassage me le rappelle, SNK précise même que South Town se situe en Floride. On retrouve d’ailleurs dans South Town les fonctions dominantes d’une ville type Miami : comme Miami, porte des USA, plaque du commerce international et pôle du tourisme héliocentrique, South Town jouit d’une importante communauté asiatique, de liens commerciaux notamment avec le Mexique et d’une activité de plaisance importante. Les deux villes subissent également un bétonnage à marche forcée des côtes (d’où ce National Park, garant minimal de la survie de l’écosystème). Pour autant, des points de divergence importants existent entre ces villes.


South Town a sa Chinatown, au nord du centre-ville (AoF2). Quartier des loisirs interlopes, Sound Beach propose bars, restaurants, hôtels, casinos et bastons (RBF). Sur l’île de Geese, marchandises en partance pour le Mexique (RBF).

Les villes américaines sont presque toutes contruites selon un plan caractéristique, le plan hippodamien, qui n’apparaît pas sur les cartes (sinon dans la carte d’Art of Fighting 2 - mais elle est corrigée par celle de Fatal Fury 3 sortie un an plus tard).
Par ailleurs le faible nombre de voies de communication à l’intérieur de la ville laisse présager de sérieuses difficultés de déplacement (sans parler de la ligne de métro en partie aérien qui divise la presqu’île dans le sens de sa largeur), bien loin de la rationalisation et de la domination de la voiture dans les villes américaines.
Il est vrai que Fatal Fury 1 montre l’île de Geese construite sur un tel plan mais si l’on accorde que cette partie a été urbanisée plus tardivement (voir la carte AoF2 plus haut), ce n’est donc plus une preuve : le plan en damiers est le plus rationnel et le plus prisé des nouvelles villes.


Vue depuis la Geese Tower ; le plan quadrillé est impressionnant dans FF1, ainsi que la concentration d’immeubles ; c’est moins le cas dans Real Bout Fatal Fury (RBF).

La proximité du centre-ville ancien et du port soulèvent par ailleurs un autre ensemble de questions. Il faut tout d’abord noter que ce port semble en fait une zone industrialo-portuaire (Z.I.P.) : des usines transforment sur place les produits exportés et importés.
On distingue de nombreuses usines en arrière-plan lors de l’affrontement contre Yamazaki, le long des rails de trains de marchandises.

Ce stage permet également de noter une des exportations majeures de la région : le bois. Des chargements traversent plusieurs fois l’écran.


Le stage de Marco Rodriguez (Garou : Mark of the Wolves) permet d’apprécier la richesse en bois de la région, typique d’un climat océanique. Le premier Fatal Fury laissait plutôt imaginer une rapide et forte influence du climat montagnard, les chaînes montagneuses jouxtant immédiatement la ville. Région des paradoxes, quelques kilomètres plus bas, le parc national présente une faune et une flore typiques des climat tropicaux humides.

Revenons à la Z.I.P. (dont on a déjà dit qu’elle n’avait sans doute plus son dynamisme d’antan). Elle jouxte immédiatement le centre “ancien”. L’existence d’une place du pionnier un peu plus haut peut laisser imaginer que le centre était à l’origine moins près du littoral, et qu’il s’est déplacé à mesure que l’activité commerciale marine prenait de l’importance. On obtient ainsi un schéma du type : port, centre-ville récent, centre plus ancien. Schéma qui ressemble très fort à la configuration des villes coloniales.


Configurations de trois types de villes. Source : HG BEP Hachette Technique, 2007.

Par ailleurs, si l’on repense à la première hypothèse sur le choix du toponyme (un des premiers espaces urbains de la région ou du pays) à la corruption et à la densité énormes de la ville, on s’éloigne encore du schéma de la ville américaine. Peu de villes américaines se seraient construites sur un site si étriqué : le mythe des grands espaces était omniprésent dès le début, et le goût pour les pavillons individuelles limite l’essor des villes.
Ce ne serait pas vers la ville américaine qu’il faudrait chercher un modèle pour South Town mais plutôt vers les villes-états genre Monaco, ou Singapour. Monaco pour la corruption, Singapour pour la très forte communauté asiatique et l’importance de son port. Le tourisme et le manque d’espace pour les deux.

La géographie de South Town contredit donc le scénario du jeu : cette ville a peu de chances de se trouver aux États-Unis. Elle ressemblerait plutôt à un ancien comptoir colonial (importance du commerce et nombre de contraintes physiques du site empêchant à long terme une évolution normale de l’espace urbain) victime de ses succès (commerce puis tourisme). L’influence américaine plus ou moins officieuse est par contre tout à fait problable, Geese Howard en arborant les drapeaux sur son kimono et autour de son dojo.

Notes

[1] Je négligerai la version de South Town telle que présentée dans Garou : Mark of the Wolves, celle-ci n’ayant quasi aucun rapport avec les précédentes (ce n’est pas la seule trahison de cet épisode de toute façon).

[2] Art of Fighting, qui précède les Fatal Fury d’une dizaine d’années d’après son scénario, se déroule entre le centre-ville historique et le début d’une Z.I.P (Factory à gauche).