Sega Bass Fishing (Arcade 1998) ne semble intéresser presque personne. Allez lire la plupart des astuces postées ici ou là sur internet, elles sont incorrectes, notamment celle qui promettait de jouer avec Super Chicken, le poulet cyborg, et personne n’a même pris la peine de les supprimer.

Sega Bass Fishing n’est pas un mauvais jeu, mais c’est un peu la version classe moyenne de Sega Marine Fishing (1999) : le budget est serré, il y a le crédit de la maison à rembourser, l’école de musique de la petite alors il faut faire des choix, on se concentre sur l’essentiel, on oublie la cinquantaine d’hameçons de SMF, on se limite à 14 hameçons .

Par exemple, quand SMF vous faisait parcourir trois océans et pêcher du Japon aux Antilles, dans SBF, on ne taquine le poisson que dans les eaux de deux grands lacs - et dans chacune des 8 zones de pêche du jeu (quatre par lac), seulement à gauche ou à droite d’une sorte de rail invisible, et non librement, sur toute la surface du niveau comme dans SMF.

Sega Bass Fishing taille aussi dans la biodiversité : alors que SMF offrait presque une vingtaine d’espèces à attraper, ici on ne pêche que les (black) bass du titre, des petits, des gros, mais uniquement des machins de cette espèce.

Rien à voir mais vous savez comment on dit “bass” en français ? J’ai mis une demi-heure à trouver : on dit “achigan à grande bouche”. Un achigan à grande bouche, c’est bien moins gratifiant à ramener à la maison qu’un requin-marteau, d’autant que c’est un poisson vraiment idiot*, mais je vous le disais : la version classe moyenne.


Someone brought the Black Bass To this lake from far away.
Changing the biological Distribution of the lake


Les deux lacs en question ont des noms bien jolis (Lake Paradise, Lake Crystaldew) et offrent des environnements variés (chute d’eau, pont, pilotis…) mais ils sont bien moins accueillants que leur nom le laisserait penser.

Prenons le seul de ces lacs présent dans la version arcade, Lake Paradise
Le lac est salement pollué, l’eau pas cristalline du tout (idem dans l’autre lac), et le fond bien vide, seulement peuplé de cuves et de futs abandonnés.

En fait il pue la main de l’homme, car non seulement le lac est artificiel (l’écluse est d’ailleurs une des quatre zones de pêche du lac) et récent (il reste encore de nombreux arbres morts, immergées le long des berges), mais en plus les perches y sont exogènes (la dernière zone de pêche, une ruine de château médiéval, permet de situer le lac en Grande Bretagne ; et comme la perche truitée est une espèce nord-américaine… - ah oui, on peut dire aussi “perche truitée”).

Reste que les perches truitées, c’est un peu comme les carpes. On peut trouver ça joli, mais ça ne s’accommode avec rien, et ça vous plombe un écosystème en deux-deux. Résultat, il n’y a pratiquement plus rien d’autre que des perches dans les deux lacs : y vivotent en tout et pour tout quatre grenouilles, une tortue, trois espèces de poissons (dont deux silures peu ragoutants) et quelques écrevisses en voie d’extinction, les perches préférant parfois les boulotter au lieu de gober l’hameçon.

Bref, le lac paradis, ce n’est pas l’arche de Noé, et il n’est paradisiaque que pour les pêcheurs ; ceux-là, finalement, ont peu d’exigences : la sauvegarde de l’écosystème, le maintien de la biomasse, ça ne les branche pas trop : ils conduisent des 4x4, alors l’écologie…

Ce qu’ils veulent, ce sont des perches. Plein. Et des perches, il y en a, presque autant que dans les parcs à truites (vous savez ces endroits si tristes où l’on va gamin avec ses parents, et où on n’a pas si tôt jeté son hameçon que déjà un poisson mord).


Let’s go fishing for a Black Bass. But it is a rainy day.
Let’s go fishing for a Black Bass. But it is a windy day.


Mais n’allez pas croire que Sega Bass Fishing est moins bien que Sega Marine Fishing. D’abord il a connu des suites, ce qui n’est pas le cas de l’autre (un deuxième épisode sur Dreamcast, bien plus joli, et un Sega Bass Fishing Duel sur PS2). Ensuite, il possède quelques aspects qui manquaient complètement à SMF : le moment du jour (matin, après-midi, soirée) et le climat (ensoleillé, nuageux, pluvieux). Bon, il ne s’agit malheureusement pas de changement en temps réel, mais seulement que chaque zone de pêche est déclinée selon toutes ces variables qui influent plus ou moins sur l’emplacement et le comportement des poissons, comme autant de rounds différents.


I went to buy many lures. I got up early in the morning.
I made tuna sandwiches. Put them in a basket with chocobars.


Le mode original, spécifique aux versions consoles et PC, propose de concourir à travers 5 tournois, histoire de débloquer la quatrième zone de pêche de chaque lac, et quelques hameçons supplémentaires dont un Sonic très efficace.

Chaque épreuve dure une journée entière, découpée en trois manches de quatre heures (6-10h, 10-14h, 14-18h), une heure dans le jeu correspondant à une minute de jeu, et qu’importent les conditions météo, qu’il fasse gris, ensoleillé ou qu’il pleuve. Mine de rien, ce petit subterfuge temporel révèle la principale qualité de ce jeu : être un fabuleux simulateur de dimanche (les décors eux-mêmes sont d’une tristesse si dominicale).

A voir leurs dimanches, on l’imagine si bien la vie de, disons, Dan et Kim (les deux personnages proposés, vu que le poulet cyborg…).
Leur vie tellement urbaine, leur travail si peu gratifiant la semaine, leurs courses le samedi, avec leur petite famille respective (Dan en a deux, Lea et Tom - rappelez-vous, trois lettres pas accentuées ; Kim, elle, a toujours refusé d’en avoir, une manière de faire payer à son mari un enfant d’un précédent mariage). Leur façon de sacrifier de plus en plus à leur passion, leur argent (il a fallu acheter la barque, payer le gardiennage) et leur temps : au début, ils ne pêchaient qu’un ou deux dimanches par mois, et seulement s’il faisait beau. C’était bien : Dan venait avec Eve. Elle était enceinte. Il posait ses lignes sur la berge et puis il se couchait sur l’herbe à côté de sa femme, et il dormait le visage collé au ventre de sa femme.
Et puis, peu à peu, tout a changé. Eve a accouché des jumeaux et Dan a commencé à y aller seul, les cris des enfants éloignaient le poisson qu’il disait ; de plus en plus souvent, même les jours de pluie, et de plus en plus longtemps, toute la journée. Au début sa femme a pensé qu’il avait une liaison (elle avait croisé cette fille qui pêchait là, Kim, un des derniers dimanches qu’elle avait accompagné son mari) mais un jour elle a découvert que Dan s’était endetté pour acheter une embarcation, sans rien lui dire, alors que la maison n’était pas encore remboursée. D’un coup, elle a cessé de haïr Kim, et elle a commencé à détester son mari.
Maintenant Dan passe tous ses dimanches sur sa barque, tout seul.


Là ça ne ne remarque pas, mais son bras gauche disparaît une seconde sur 2. La troidé en 1998…

Dan gagne parfois des tournois. Ce soir justement, il reviendra avec une coupe, tout fier (sa femme ne lèvera même pas la tête, elle regardera les bottes boueuses de son mari qui salissent le paillasson de l’entrée).
Dan est sur le point de divorcer mais à vrai dire, en ce moment, il s’en fiche ; quand il pêche, il ne pense plus vraiment à rien d’autre. Il s’inquiète surtout de la température de l’eau, un peu basse, et de l’orage qui s’annonce au loin. Mauvais ça : les perches pourraient s’enfoncer trop profond et ne plus mordre…

En ce moment, sur l’autre lac, Kim pense la même chose. Pour aujourd’hui, la compétition est perdue pour elle ; ce matin elle a raté deux grosses prises. Elle se dit qu’elle pourrait rentrer de suite, que ça ne changerait rien. Elle se dit aussi qu’elle ne saurait pas quoi dire à son mari, que finalement elle n’est pas si mal là, toute seule au milieu de gros poissons idiots et lâches, même si l’orage gronde. Que ça résume plutôt bien sa vie affective.


Black bass, come along with me
Black bass, oh how happy we’ll be.



Les sous-titres en italique sont tirés de la chanson Black Bass des Shonen Knife.

* Leur comportement dans le jeu est sûrement vraisemblable, les développeurs Sega en ont filmé des jours durant dans un aquarium bâti pour l’occasion (le site www.sega-mechatro.com a malheureusement disparu et l’article avec). Du coup j’imagine que s’ils ratent souvent l’hameçon en essayant de le mordre, c’est leur faute, et pas celle du moteur 3D (par contre, quand ils traversent les rochers, là cela doit être la faute au moteur).