L’annonce en août du futur stage brésilien de Street Fighter V soulève une autre énigme que la présence ou pas de Blanka dans le prochain épisode de la série : au sommet de la colline à l’arrière-plan trône mystérieusement un monumental ballon de football doré en lieu et place du Christ Rédempteur.

Une idole à la place d’une autre, on pourrait espérer que le jeu vidéo japonais ose enfin un semblant de critique sociale, après des décennies d’écho aux discours dominants, mais il est peu probable que Yoshinori Ono et son équipe soient subitement versés dans l’analyse marxiste du sport telle qu’elle fleurissait dans les années 70.
Instiller l’idée que le spectacle sportif est un autre opium du peuple n’est donc sans doute pas l’objectif des développeurs.

Un monument si célèbre, c’était pourtant pain bénit pour obtenir un décor mémorable et immédiatement localisable. Capcom a-t-il eu peur d’un problème de droits à l’image ? Les héritiers du sculpteur (français) poursuivent en effet les démarches de Paul Landowski initiées en 1952 mais couvant dès 1927 (il écrivait déjà de l’ingénieur en charge du projet : « Il m’a bien roulé avec son Christ. Il a obtenu de moi que j’abandonne mes droits de reproduction, me disant que c’était là une œuvre pieuse, qu’il n’en serait fait que très peu de reproductions »).

Le cas reste improbable : il aurait suffi aux graphistes de modifier légèrement la pose du Christ pour éviter tout problème, ce qu’ils font de toute façon systématiquement quand ils reprennent un monument connu.

Ganesh, divinités shinto ou Bouddhas, Capcom ne s’était d’ailleurs jamais privé de représenter des figures religieuses géantes jusqu’ici. Les Bouddhas géants étaient même devenus un thème récurrent des décors thaïlandais de Street Fighter (ou indien pour SF EX) , du stage d’Adon dans le premier épisode aux statues couchées des stages de Sagat dans SF2 et les trois SF Zero.

En outre, vu le traitement réservé en 2012 à une divinité bouddhique dans Asura’s Wrath (2012), soit cette politique de substitution est très récente, soit elle ne concerne pas toutes les religions sur le même plan.

Quelques mois avant la courte controverse du décor Modern Oasis qui allait pourtant frapper Tekken Tag Tournament 2, Katsuhiro Harada détaillait ce principe de précaution :

Le seul problème c’est que quand on fait un stage qui représente un certain aspect d’un lieu ou d’un pays en particulier, on est très préoccupés par le fait qu’il puisse offenser les gens parce que cette représentation n’est pas précise et stéréotypée.

Il y a des exemples au Japon, vous avez le shintoïsme, le bouddhisme… vous pouvez en faire ce que vous voulez, les gens s’en fichent. Mais ce n’est pas la même chose dans les autres pays donc j’ai pas mal de réserves à ce niveau là.

Il est probable que Capcom applique la même politique que Namco, et qu’il s’agisse là du motif principal de la substitution du Christ dans SFV : les développeurs japonais se permettraient de grandes libertés avec leurs religions millénaires (au risque de mécontenter les bouddhistes d’autres pays plus scrupuleux avec les textes et les symboles ?) mais feraient très attention avec les Religions du livre pour ne pas froisser la susceptibilité des croyants dans les marchés étrangers.

Dans le contexte troublé du retour du religieux en Europe ou ailleurs, on peut envier la libéralité du rapport à la religion des Japonais dont témoigne Harada, à condition de se rappeler qu’il ne s’agit pas seulement de tolérance ou d’une simple indifférence, mais bien d’un trait culturel caractéristique, qui se manifeste encore de nos jours par 2/3 d’athéistes déclarés mais « 205 millions d’adhésions à des organismes religieux » en 2007 (pour une population de 127 millions de personnes).

Cette ambivalence faisait déjà dire au XVIe à Saint François-Xavier que le Japon était « le pays d’Orient le mieux fait pour le christianisme » avant de déchanter, notamment devant les difficultés pour enseigner la notion de Dieu unique, invisible et transcendant aux Japonais.

Pour l’approcher, les jésuites ont d’abord utilisé les mots désignant le bouddha (Dainichi, Hotoke). Quand il s’avérera contre-productif de s’appuyer ainsi sur la concurrence, c’est le terme portugais « Deus » que les missionnaires emploieront (Deusu), achevant de rendre le monothéisme encore plus abscons (si le nom de Dieu n’est plus prononcé dans les Religions du livre, c’est que, puisqu’il est (devenu) unique, il n’en a plus besoin ; l’appeler Deusu, c’est lui rendre un nom propre et contester symboliquement qu’il soit seul dans sa catégorie).

Ce n’est d’ailleurs pas les seules modifications culturelles opérées par les jésuites pour mieux convaincre : selon le Manuscrit de Barreto dont un exemplaire est conservé au Vatican, « Jésus, au désert, est tenté par le tengu (c’est le diable) ; à Cana, il change l’eau en saké et non en vin ; la multiplication des pains devient celle des gâteaux de riz », tandis que « toutes les notions spécifiques chrétiennes y apparaissent en portugais » transcrit en hiragana (Jacques Proust, p. 158).

Ces biais culturels immenses se manifestent de la manière la plus touchante dans les Commencements du Ciel et de la Terre, témoignage mis à l’écrit au XIXe de l’évangile pratiquée par les quelques petites communautés japonaises qui ont clandestinement poursuivi leur pratique religieuse malgré la persécution deux siècles durant.

Anonyme, Martyrs japonais, circa XVIIe.

Sans recours aux bibles apportées par les missionnaires expulsés ou exécutés, transformé par des décennies de transmission orale et de mécompréhension de l’enseignement des prêtres occidentaux, leur récit sacré s’écarte tellement de ses sources qu’on pourrait en sourire, s’ils n’avaient pas été suppliciés par sa faute.

Marie (« Maruya ») y devient par exemple le Saint-Esprit, Jésus (« Jisûsu ») « se circoncit alors qu’il n’a que huit jours » ou « converse librement avec les rois mages […] âgé de treize jours » (Géraldine Antille, Les chrétiens cachés du Japon, 2007, pp. 71-72). Pire encore,

Le nom de Ponce Pilate n’a pas été compris par les [Chrétiens cachés], si bien qu’ils ont cru qu’il s’agissait de deux entités, Ponce et Pilate, dont la prononciation a fini par s’altérer avec le temps pour devenir Honsha et Hirôto. D’autres termes latins ont subi le même sort et se sont transformés en personnages. C’est le cas de Sagaramento (du latin sacramento, sacrement), d’Abôsutoro (du portugais apostolo, apôtre), de Santôsu (du portugais santos, les saints) ou encore de Pappa (du latin papa, le pape). (pp.80-81)

Dans Silence, le romancier (catholique) Shûsaku Endô met ces mots dans la bouche de Cristóvão Ferreira, jésuite portugais qui abjura sous la torture en 1633, puis rédigea « une sorte de guide à l’usage des inquisiteurs japonais, destiné à confondre pendant leur interrogatoire ceux qui étaient soupçonnés d’être chrétiens » (Jacques Proust, Le Japon au prisme de l’Europe, p. 76) :

Dès le début, ces mêmes Japonais, qui confondaient Deus et Dainichi, dénaturèrent et transformèrent notre Dieu, ils en firent autre chose. Même lorsque les problèmes de vocabulaire furent résolus, cette altération et cette falscification se poursuivirent secrètement. […] Dans les églises qui furent construites à travers tout le pays, ils ne priaient pas le Dieu chrétien. Ils l’avaient adapté à leur mode de pensée d’une façon que nous ne saurions imaginer.
Silence, pp.227-228.

Le Dieu chrétien tel qu’il apparaît dans les Commencements donne raison à l’écrivain : Deusu est effectivement, « à l’image du récit lui-même, un dieu métissé, à la fois Dieu, Bouddha et kami » (Antille, p. 73).

De nos jours que la pratique religieuse a beaucoup baissé là-bas aussi, Alan McFarlane (Énigmatique Japon, 2009, p. 157) constate qu’

À l’exception des quelques chrétiens et musulmans du Japon, personne ne semble y croire en Dieu. Il n’y a pas de dieux pour contrôler la vie des gens. Ni le bouddhisme ni le confucianisme ne mentionnent l’existence d’un ou plusieurs dieux. Pas plus que de démons ou de puissance diabolique. Le shinto a des kami, mais ce sont de capricieuses puissances non humaines avec lesquelles les prêtres ne peuvent négocier […] Aucune croyance n’affirme que les humains possèdent une essence spirituelle intérieure donnée par Dieu. Il n’y a pas d’âme immortelle.

Et pourtant, dans ce pays qui a désespéré les prêtres les plus enthousiastes, la religion, notamment chrétienne, est partout, surtout là où on l’attendait pas, comme dans Ultraman et son goût marqué pour les crucifixions*.

Sans doute rabaissée à une collection commode de stéréotypes** et d’histoires marquantes dans laquelle puiser, on la retrouve jusque dans les scénarios superflus de Street Fighter, des personnages de SF4 Abel et Seth (le troisième fils d’Adam et Eve, justement conçu pour remplacer Abel après son meurtre) à l’imbroglio SFIII mélangeant Jésus, Moïse, Babel et Judas (et illuminatis, dans un autre genre).

Le trope prométhéen du héros qui délivre le peuple d’un dieu tyrannique est également partagé par un nombre conséquent de jeux. Sans évoquer les RPG et pour se limiter à deux exemples relativement récents, c’était le cas d’Asura’s Wrath et de Bayonetta 2, où chaque fois un Dieu créateur est vaincu par ses créatures (ce qui souligne décidément le problème culturel des Japonais avec le concept de dieu omnipotent).

Ces jeux abondent également en déclarations d’optimisme sur la liberté et la créativité des hommes sans Dieu.

Or si effectivement la religion, les Japonais « s’en fichent », alors à quoi bon alors multiplier les déicides dans une société qui vit si largement en faisant l’économie de l’existence de Dieu ?

Serait-ce le rejet d’un prosélytisme occidental qui se poursuivrait ? Le sentiment peut exister (« C’est vous [les occidentaux] qui, depuis des siècles, vous arrogez le droit de définir ce qui est bien et ce qui est mal, ce qui est beau et ce qui est laid, quel est le vrai dieu et quel est le faux ») mais l’Europe est désormais majoritairement athée, et n’a plus les moyens de son arrogance. De toute façon, les Etats-Unis comme elle ont des marchandises bien plus terrestres à exporter aujourd’hui.

Les dieux à détrôner des jeux japonais symbolisent-ils alors une autre forme de pouvoir, plus temporelle ? La société japonaise ne manifeste cependant pas dans le domaine politique un goût fracassant pour l’alternance ou les innovations démocratiques. Peu probable donc que les déicides cherchent à encourager la révolte sociale.

De ce point de vue, c’est peut-être justement ce qui est recherché : proposer de renverser un démiurge suprême dans une société sans dieu, c’est donner l’apparence d’un enjeu tout en s’assurant que personne n’y cherchera un mot d’ordre ou un message caché.

Pour une fois, les développeurs de SFV auraient dû suivre leur pente habituelle : en jetant une dernière fois un œil sur l’énorme ballon qui rayonne au-dessus des favelas, on peut rêvasser aux gouffres culturels qui, pour ne pas froisser les catholiques, mènent à remplacer leur figure sacrée principale par un autre veau d’or. Du temps de François-Xavier, on en brûlait pour moins que ça.

 

Note : ce n’est pas la première fois que des symboles catholiques disparaissent d’un jeu Capcom, l’exemple est connu : en 1989, entre la beta et la version finale de Ducktales, les croix latines des tombeaux transylvaniens étaient remplacées par l’inscription RIP. Mais il s’agissait sans aucun doute à l’époque de se conformer, ne serait-ce que par anticipation, aux exigences de Nintendo of America ou de Disney.

* Il s’avère toutefois que « les Japonais infligeaient eux-mêmes le supplice de la croix aux brigands de grands chemins » avant l’arrivée des occidentaux, « supplice infamant auquel le fils de Dieu n’aurait pu être condamné. […] Les jésuites n’abordèrent donc le thème de la crucifixion qu’avec une extrême prudence » pour ne pas détourner leurs ouailles (Jacques Proust, p. 125). Néanmoins, la crucifixion des Ultra Brothers se déroulant sur la planète Golgotha, le lien avec le christianisme est incontestable - Eiji Tsuburaya, le créateur de la série (et responsable des effets spéciaux de Godzilla), né dans une famille d’adeptes de la secte bouddhiste Nichiren, s’est lui-même converti dans les années 40.

** Outre les personnages de prêtres (Sokaku, Elias, Thin Nen), il me semble que c’est également le cas de Dhalsim, et pas seulement parce qu’un croquis préparatoire d’Akiman imaginait à la place du yogi une sorte d’incarnation du dieu Ganesh.

Les crânes autour du cou, sa peau bleue en 2P qu’on pourrait dire cendrée (dont on s’enduit le corps car la cendre « représente ce qui subsiste d’un monde détruit, particulièrement la cendre des bûchers funèbres »), la couleur safran de son vêtement sont en effet des attributs des shivaïtes, et notamment des « Kapalika [qui] sont des ascètes errants qui réalisent des pratiques extrêmes et vivent en partie sur des lieux de crémation. Leur nom vient du terme kapāla en sanskrit, « crâne », car ils portent des colliers de crânes humains ou en utilisent comme bol à aumône » (les traits verticaux sur son visage se rapportant au contraire aux vishnouites, leurs concurrents).

Une dernière remarque, sur le titre : « otium » loisir en latin, loisir divertissement, divertissement sport, sport ballon de foot, ballon de foot désolé. Je suis preneur de mieux. :D