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Ça ne veut pas dire grand-chose, « Jambo! Safari » : « bonjour ! le voyage ». Bonjour le titre.

Je les ai traduits mais vous les connaissiez sans doute, ces mots de swahili (même si « safari » a chez nous un sens moins général). À y bien réfléchir, on connaît même beaucoup de mots swahilis : daktari (docteur), hakuna matata, bwana (monsieur/maître), hatari (attention), Simba (lion)… Ubuntu aussi, qui est apparenté à cette langue.

Allez savoir pourquoi, car c’est bien la seule langue africaine à rencontrer un tel succès.

Le « comment » est moins difficile à deviner. Nos connaissances en swahili viennent pour l’essentiel des médias, séries télévisées, films (Le Roi Lion de Disney est un vrai manuel : outre l’entêtant hakuna matata, on apprend aussi les mots ami, mirage, chance, païen, furtivement… qui donnent leur nom à certains personnages) et donc jeux vidéo. Mais d’où les médias les ont-ils eux-mêmes appris ?

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Même Nintendo a des bases de swahili (message de félicitations sur Game Boy Camera). A droite, zone où le swahili est parlé - ce n’était une langue maternelle que sur le littoral.

Est-ce l’influence de la colonisation de l’Afrique de l’Est à la fin du XIXe qui a tissé des liens si étroits entre l’Occident et cette langue ? Pour les Européens, le swahili avait il est vrai l’avantage d’être une langue véhiculaire parmi les multitudes de langues maternelles parlées dans la région, une lingua franca utile pour le commerce, le prêche voire l’administration des populations.
Simple et facilement prononçable (pas de tons ou de clics…), le swahili avait également le bon goût de préexister à l’invasion européenne (même si son usage était peu répandu en dehors des côtes kényanes et tanzaniennes actuelles), ce qui ne pouvait que faciliter sa propagation, même impulsée par les colons.

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De ces siècles de contacts (et d’occupation), le swahili a absorbé de nombreux mots d’origine portugaise (casha de caixa, la caisse, meza de mesa, la table, padri de padre, shumburere de sombreiro…), allemande (shule de Schule, l’école) et anglaise (daktari vient de doctor, basi pour bus…).
Les langues européennes n’ont pas été aussi accueillantes : les mots swahilis que l’on connaît n’ont jamais perdu leur caractère « exotique », ils font « africains » et sont utilisés dans ce but.

Plus proche de nous, la vogue des safaris (à tir ou photographiques) est vraisemblablement un autre facteur important pour expliquer la médiatisation du swahili : maîtres des lieux, les Anglais y chassaient le grand gibier durant le premier XXe siècle, tandis que la relative stabilité politique et les infrastructures de bonne qualité ont permis au Kenya de maintenir le tourisme après son indépendance en 1963, et notamment de perpétuer la pratique des safaris pour les touristes les plus riches - ou très influents, comme Hemingway.

Flux touristiques dans le monde
Flux touristiques dans le monde vers 2005. Le Kenya est la principale destination d’Afrique de l’Est (légende en cliquant sur l’image).

Les formidables capacités d’accueil et de divertissement du pays expliquent sans doute ce cliché de l’Afrique que les médias nous ont inculqué, désert et famines à part (l’Afrique du safari, c’est l’Afrique qui ne résiste pas trop au journaliste pressé) : une savane démesurée et abondante.  On ne peut être plus loin de la diversité climatique et géographique du pays et du continent.


L’Afrique dans Karnov’s Revenge et Street Fighter IV (le 3 colportait son lot de clichés mais aussi d’originalité).

La diffusion des mots swahilis s’explique en tout cas plus difficilement par l’émigration de locuteurs vers l’Europe ou les États-Unis : la région est un foyer d’émission régulier mais assez modéré : en 2009, pic migratoire sur la dernière décennie pour ce pays d’après le DHS, les Kenyans représentaient 7,8% des migrants africains qui entraient aux USA (0,9% du total des migrants sur l’année), derrière l’Éthiopie et le Nigeria 12% (l’Égypte et le Ghana sont d’habitude des foyers plus importants que le Kenya, tandis que la Tanzanie fournit peu d’immigrés en Amérique : seulement 2% des migrants africains en 2009).
Les Kényans se distinguent aussi par un excellent niveau d’éducation et de maîtrise de l’anglais (une des langues officielles du Kenya et de la Tanzanie avec le swahili). Moins de 2% d’entre eux retourneraient au Kenya (source), manifestant ainsi leur désir d’assimilation à la société américaine : il est donc peu probable que ce soit eux qui diffusent le swahili dans les médias. Il est de même douteux que cette diffusion du swahili se fasse dans les universités américaines, où les étudiants kényans sont nombreux : ils sont trop à l’aise avec l’anglais pour cela.

Pour revenir au tourisme et à la place de l’homme blanc en Afrique, la côte Est a cet ultime avantage de ne réclamer aucune compensation pour les traites négrières et les méfaits de la colonisation, et ce dans un contexte politique miné.

Prenons l’exemple de Barack Obama, à qui Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau ont adressé une lettre ouverte*, et qui parlent ainsi de son élection : « Et ce n’est pas seulement pour les Américains du Nord que cet impossible espoir a levé, mais pour les Nègres de la planète, quelle que soit leur race », alors même qu’il « n’est pas totalement un Noir des États-Unis, un African-American. Son père n’est pas un descendant d’esclaves du Texas ou de la Géorgie, mais un Africain. Il vient donc directement de là où beaucoup d’Africans-Americans, dans leurs songes et leurs aspirations, veulent revenir ».

On voit bien le paradoxe, Barack Obama de mère blanche et de père kényan (tiens donc) est institué « solution à des impossibles ethniques, raciaux, et sociaux » alors même qu’il ne les a pas subis avec la même intensité dans son histoire familiale. Le désir de justice des Afro-Américains est si fort, la dette des pays occidentaux envers l’Afrique si colossale, que l’existence d’une région africaine où cette revendication n’existe pas est une aubaine pour les médias et les touristes, qui profitent d’une Afrique sans les controverses qui s’y rapportent.

L’Afrique de l’Est a pourtant payé son tribut d’esclaves : elle a été le lieu d’une traite importante à partir du XVIIIe, qui se distinguait cependant du commerce triangulaire par l’origine des négriers, leurs routes et la destination des esclaves.


La traite négrière dans l’océan Indien, XVIII-XIXe siècles, source : Atlas des esclavages.

La traite de l’océan Indien a principalement été le fait des Arabes à partir du XVII-XVIIIe, et elle alimentait essentiellement les pays musulmans. La présence des commerçants arabes était cependant antérieure de plusieurs siècles : le swahili lui doit jusqu’à son étymologie (de « sahel », le rivage), ses premières traces écrites (en caractères arabes) et une part immense de son vocabulaire (« safari » justement, les « Majini » que l’on combat dans Resident Evil 5, ces « esprits maléfiques » issus des djinns, « kahawa » café, « rafiki » de rafik, ami…).

D’après Malek Chebel dans L’Esclavage en Terre d’Islam, un tabou bien gardé, « les Arabes furent appelés dans ces régions par les autochtones qui, depuis Vasco de Gama en 1499, n’eurent d’autre issue, pour se débarrasser des Portugais, que de faire venir les Arabes » qui vont dominer Zanzibar et la région à partir du XVIIIe. Quant aux esclaves qui transitaient par l’île annexée au sultanat d’Oman, ils alimentaient notamment les plantations françaises de la Réunion et l’île Maurice (île Bourbon et île de France sur la carte).

Tandis que les lois se succèdent au XIXe (abolition de la traite anglaise et américaine en 1807 et en 1815 pour les autres pays européens, abolition de l’esclavage en 1833 dans l’Empire britannique, en 1848 en France…), la traite négrière ne cesse pas. Son interdiction et celle de l’esclavage (1865 aux États-Unis) forcent cependant les négriers à s’adapter.


Régions de départ des esclaves de la traite atlantique entre 1676 et 1867, source : Atlas des esclavages.

Le commerce continue clandestinement là où il est interdit (parfois avec l’assentiment des États, France en tête) tandis que les routes et les destinations changent. Le Brésil devient le principal consommateur d’esclaves, et la traite fonctionne désormais essentiellement en « droiture », c’est-à-dire que les navires partent du Brésil (pour la majorité), abordent les côtes africaines puis retournent au Brésil, sans passer par l’Europe.

En Afrique de l’Est, le commerce d’esclaves à destination du Brésil ou de la Caraïbe explose même dans la première moitié du XIXe (75 200 esclaves entre 1676 et 1800, 406 100 entre 1801 et 1867). Il reste très élevé au début de la seconde : « le nombres d’esclaves ayant transité par les ports de Zanzibar était, entre 1850 et 1860, de l’ordre de 30 000 par an. Ils étaient 40 000 lorsque la “moisson” était bonne » (Chebel). Les intermédiaires restent arabes jusqu’à la fin de ce commerce, une dizaine d’années après la conférence anti-esclavagiste de Bruxelles en 1889 (à laquelle participait Zanzibar qui deviendra l’année suivante un protectorat anglais).

Il ne semble subsister aucun ressentiment en Afrique de l’Est, pas plus envers les négociants arabes qu’envers les commanditaires : à Zanzibar « l’esclavage y est considéré comme une attraction touristique, bénigne et bon enfant […]  on ne décèle aucune martyrologie zanzibarite, aucune trace de culpabilité, aucune velléité de vengeance ». La situation n’est pas différente sur le continent : près de Mombasa (Kenya), qui eut également son petit succès comme port de transit, il y a bien « un petit musée dédié à l’esclavage » nous dit Chebel, mais il est financé par de riches Afro-descendants, les « arrière-petits-enfants d’esclaves enlevés et envoyés en Inde ». On est bien loin des revendications des Afro-Américains ou des Afro-Caraïbéens, qui sont d’autant plus aiguës qu’ils endurent toujours vexations et injustices sociales.

Dans ce contexte, le swahili apparaît comme le pendant linguistique nécessaire d’une Afrique abstraite : les mots ont, comme les hommes, un poids historique. Si la plupart des mots que l’on trouve dans le parler américain « sont d’origine mandé ou ouolof et étaient très courants dans le parler des Noirs avant de se populariser à travers le blues, le jazz et la “Beat Culture” de la tradition musicale blanche-américaine du XXe siècle »**, c’est qu’ils sont des héritages de leurs ancêtres esclaves qui venaient en majorité d’Afrique de l’Ouest. On comprend l’avantage du swahili : parce que les Africains de l’Est déportés en Amérique du Nord étaient peu nombreux, le swahili évoque moins la traite que d’autres langages africains.

Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que la neutralité politique du swahili existe aussi en Afrique : c’est la raison pour laquelle il est langue officielle au Kenya et en Tanzanie, car il permettait de « dépasser les clivages ethniques [en] ne favorisant aucune ethnie ».

On voit à quel point le safari est une pratique confiscatoire : comme les chasseurs blancs dépossèdent les autochtones de leur gibier, le safari les exclut de leur propre continent, rendu méconnaissable par sa réduction géographique (un seul biome, la savane), linguistique et historique. L’Afrique comme pur espace de jeu, comme une fiction qui empêche toute prise politique. L’Afrique Noire blanche. On s’y amuse toujours beaucoup manifestement, à condition de s’arrêter à la surface des choses et des mots.




* Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau, L’intraitable beauté du monde. Adresse à Barack Obama, Éd. Galaade, 2009.
** Petit Précis de remise à niveau sur l’histoire africaine à l’usage du président Sarkozy, dir. Adame Ba Konaré, Éd. La Découverte, 2008.
J’ai également utilisé l’Atlas des esclavages : Traites, sociétés coloniales, abolitions de l’Antiquité à nos jours de Dorigny, Gainot et Le Goff, Éd. Autrement, 2005 et L’Esclavage en Terre d’Islam, un tabou bien gardé de Malek Chebel, Éd. Fayard, 2007.

Il ne faut pas confondre « Jambo » et « jumbo » dans Mumbo Jumbo , locution entrée dans l’anglais et qui provient du mandinka (Afrique de l’Ouest). Bongo n’est pas non plus du swahili, comme okapi. Les deux autres articles sur Jambo!Safari (Sega, arcade, Wii et DS) sont ici et . La prochaine fois que je fais un article basé sur un jeu, promis je montre des images in game.
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