Transcending history
Par Game A le 26 décembre 2013 - La Vie vs les jeux vidéo(s).4 minutes

Le poids du temps n’est pas uniforme. Prenons SoulCalibur V (PS360, 2012) : le jeu a beaucoup moins bien vieilli que Mitsurugi et Ivy qui portent admirablement leurs années supplémentaires. Musiques désagréables, scénario et décors sans grand intérêt, même les culottes sont usées et rien ne m’aura marqué sinon la carte du mode scénario.

Magnifique carte dont les beaux mots de latin ressuscitent immédiatement le lustre historique. Pas d’Union Européenne, d’espace Schengen ou zone euro, mais de l’« Imperium Romanum Sacrum », du « Regnum Britanniae » et du « Magnus Ducatus Austriae ». Pas étonnant qu’on se fiche des prochaines élections : sans le latin, l’Europe nous emmerde.
Bien sûr, aussi belle soit-elle, la carte n’est pas vraiment catholique. Passe encore qu’elle déplace le centre de gravité politique vers l’Est : elle rend à l’Europe centrale une centralité qu’on lui accorde trop peu - et qui dans le cas du jeu est trompeuse : par manque de temps et de personnel, seul le scénario consacré aux deux rejetons de Sophitia a été finalisé.

Plus gênant, le continent n’ayant pas le bon goût de tenir naturellement dans un écran 16:9, il est bizarrement allongé. La péninsule italienne remonte ainsi jusqu’en Suisse, le finistère breton s’étire comme jamais, Vienne se trouve plusieurs centaines de kilomètres à l’Est etc.

L’action de SoulCalibur se déroulant à la fin de la Renaissance, il faut cependant avouer que ces imperfections géographiques donnent un certain cachet au mode scénario du jeu. Après tout, on trouve des déformations comparables à l’époque, comme dans cette carte d’Abraham Ortelius (source) qui représentait l’extension maximale (et un peu plus) de l’Empire romain (-27 – 476 ap. J.-C.) :

Si le travail d’Ortelius, un des cartographes les plus célèbres de son temps, a probablement été une source d’inspiration importante de la carte du jeu, le mélange peu orthodoxe de polices et de fontes semble témoigner que les sources ont été nombreuses : difficile de croire qu’un cartographe sérieux ait inscrit en capitales trois régions (« Saxonia », « Bavaria », « Brandenburgum ») d’un Empire romain germanique lui-même écrit en minuscules. Peu d’entre eux accorderaient le même traitement typographique à Dijon (« Divio »), « Londinium » et Budapest (« Buda » à cette époque - à ceci près qu’elle est sous domination ottomane en 1607, époque du jeu).
N’empêche que, même s’ils ne savaient manifestement pas bien ce qu’ils recopiaient, les graphistes de Namco ont fait un travail de recherche plutôt sérieux puisque la carte présente des Etats qui existaient effectivement au moment des aventures de Patrokolos et Pyrrha, en particulier la Pologne-Lituanie (depuis 1569).
Tout n’est cependant pas si heureux. D’abord, pourquoi ce bizarre « regnum franciae » plutôt qu’un simple « Francia » ? Pourquoi « Lutetiam Parisiorum » plutôt que Lutetia seul, et pourquoi surtout le mentionner en minuscules ?
Ce faisant, les développeurs sont plus royalistes que le roi car, si le latin était la langue savante, les cartes conservaient souvent la forme locale du nom de la ville, pas sa forme latine comme cette autre carte d’Ortelius sur l’Empire romain germanique (source) le montre bien :
Mine de rien, langue savante ou pas, Lutetia était Paris (du nom du peuple celte qui y vivait) depuis le début du 4e siècle, et Londinium devait davantage évoquer la cité romaine que la grande ville de Londres.
En fait, la carte de SoulCalibur V n’a pas seulement une interprétation très libérale de la géographie, elle agit de même avec l’histoire. Les graphistes ont-ils élaboré leur carte à partir d’une source moderne qu’ils ont seulement méthodiquement traduite, d’où les archaïsmes ? Est-ce plutôt qu’en cherchant des cartes datant de la Renaissance ils ont recopié sans le savoir des portions de cartes consacrées à l’antiquité (comme celle des limites de l’Empire romain) ?
En tout cas, le latin, qui semblait d’abord unifier l’espace, révèle à sa façon le problème de la source des informations, comme de leur hiérarchie très contestable (autre exemple : pourquoi une telle importance faite au duché de Savoie - « Sabaudia » ?). Et à ce petit jeu, à défaut d’y perdre son latin, la carte perd toute sa vraisemblance. « Transcending history and the world » disait déjà la voix off au début de la mythique introduction de Soul Edge ; finalement ce n’était ni plus ni moins que l’annonce d’un véritable programme.
Commentaires
Comment fais-tu… Excellent article, j’en veux plus!! :) Je me demande notamment comment ce respect relatif de la géographie a évolué au cours de la série, ne serait-ce qu’entre Soul Blade et celui-ci.
Merci pour l’article.
J’ai découvert ce site il n’y a pas très longtemps, et je dois admettre que c’est le seul site qui parle des jeux vidéos et que j’apprécie de lire. Peut-être parce qu’il ne parle pas vraiment de jeux vidéos en fait.
Après tout, quand on parle d’un bon film, on parle de son propos plus que du film en lui-même. Le jeu vidéo, on n’en parle que de façon technique (réalisation, gameplay, etc.). Même les scénarios ou la “poésie” dégagée par un jeu deviennent des critères techniques de notation. Du coup, j’aime beaucoup ton article qui discute des cartes, car pour une fois on discute de quelque chose d’intéressant.
Je crois que c’est comme ça qu’on devrait parler des jeux vidéos !
Ah sinon, je suis dijonnais de “source”, mais l’image n’a AUCUN rapport avec Dijon. Ce qui est un peu dommage, car architecturalement et artistiquement, y’avait de quoi faire.
@Pixoshiru : tu es beaucoup trop gentil, comme d’habitude. Encore un article qui finit par plus ou moins réfuter un pressentiment faux, comme celui sur l’ukiyo-e. Je devrais ajouter un « désolé » à chaque fois à la fin.^^
Très bonne question en tout cas, mais je n’ai malheureusement pas les autres jeux sous la main. En tout cas leur travail a été sérieux sur cet épisode, j’ai espéré longtemps trouver LA carte qui les avait inspirés mais chou blanc malheureusement.
@Pierre B : merci beaucoup, content que tu apprécies le site. :)
Pour la petite histoire, le décor attribué à Dijon sert aussi à représenter Prague (j’ai pas pris de photo sur le coup mais il me semble qu’on y voit en plus un type qui ressemble franchement à Henri VIII).
J’aime bien cette façon de tirer sur un fil et de se poser ce genre de questions :)
Tu te poses toujours des questions qu’un joueur lambda se poserait même pas, il se contenterait de jouer.
Faut essayer de se remetre dans le contexte des dev/graphiste/game designer japonais.
Les japonais pour l’histoire, ils sont pas tres doué vraisemblablement et surtout pour l’histoire qui est pas japonaise. J’ai remarquer que souvent, ils on tendance a juste prendre des elements qui on l’air “cool” et a les scotcher bout a bout pour faire une espece de trame d’histoire ou d’univers.
Ca me rappelle un truc que j’avais lu sur ces japonais qui adulent l’uniforme nazi juste parce que il est “cool” à cause de swatiska mais savent pas ce qu’il represente pour un occidental.
Le prochain article, si je te le termine un jour devrait te parler alors.^^
Je pose ici LA carte de l’introduction de Soul Edge, j’y ai passé un bout de temps mais impossible de retrouver le coin qu’elle représente (si elle représente bien un lieu réel). A vos compétences géographiques donc. :)