L'arbre qui gâche la forêt
Par Game A le 21 septembre 2011 - Ça dénonce grave.4 minutes
Maintenant que l’expansion slide pad de la 3DS a été dévoilé par Nintendo, il faudrait réévaluer les indiscrétions révélées par le mystérieux informateur de 01.net.
Lors de leur publication à la fin de l’été, on les a beaucoup critiquées (leur mise en ligne par épisodes quotidiens n’ayant rien arrangé) : une nouvelle 3DS, les difficultés de développement de la Wii U, une « structure paralysante engoncée dans des procédures anachroniques », on s’en doutait tous, c’est vrai.
N’empêche que les soupçons et les hypothèses sont une chose, recevoir une confirmation en est une autre : cela devient une information, ce qui change tout. Par ailleurs, les déclarations de l’informateur avaient un autre intérêt, passé assez inaperçu : c’était la première fois qu’un employé égratignait la réputation de Shigeru Miyamoto (troisième épisode).
Bien sûr, le VRP de Nintendo n’est pas le seul visé par les critiques, il n’est cité qu’à titre d’exemple de l’« encombrante mythologie » sous laquelle croulerait Nintendo, mythologie dont on peut sentir tout le poids quand un journaliste français affirme devant Miyamoto qu’il est « l’avantage de Nintendo […] Ni Sony ni Microsoft ne peuvent prétendre à une incarnation pareille de leur marque, cette identification entre un homme, presque une star, et une enseigne de jeux » (Olivier Séguret, Libération, 19/07/11).
Fin août, l’informateur de 01.net illustrait son propos en remettant en question la paternité revendiquée par Miyamoto du concept de Pikmin mais qui
serait directement inspiré d’une simulation en temps réel (RTS) présentée à la firme par un créateur des années avant la sortie du jeu. L’histoire officielle du titre (Miyamoto en aurait eu l’idée en observant les créatures de son jardin) ne serait ainsi qu’une habile trouvaille marketing.
En fait, et comme pour les autres informations publiées par 01.net, on aurait dû le soupçonner depuis longtemps : après tout, accaparer les idées et les réalisations d’un employé pour son propre bénéfice relève des prérogatives et du modus operandi normal de tout supérieur hiérarchique.
Le travail salarié se caractérise en effet par son inclusion dans une structure hiérarchique dont le sommet « s’approprie le bénéfice symbolique de l’œuvre collective des enrôlés, qu’il se fait attribuer en totalité » (Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude).
Il nous aura fallu des années de storytelling intensif pour l’oublier dans le cas de Miyamoto - avec d’autant plus de facilité que, compte tenu du culte qui l’entoure, il est plutôt modeste* (« Je ne veux pas minimiser mon rôle ou mon influence ou ma responsabilité dans la réussite de certaines choses… Mais en tout cas je ne peux pas tout revendiquer », toujours dans l’entretien avec Libération).
Miyamoto n’est pas ce « génial créateur omniprésent, qui joue au chef d’orchestre devant une foule d’exécutants » (01.net), pas plus que Kojima, Inafune, Ancel… Les jeux sont des œuvres composites, dont la dimension et la complexité échappent à chaque participant particulier, quelle que soit sa place dans la hiérarchie.
Les points communs entre les œuvres d’un même game designer proviennent tout autant de lui que de la patte d’un ou plusieurs employés qui travaillent pour lui d’un projet à un autre. Certaines réussites échappent sans doute même à l’équipe en son entier, étant le résultat inattendu de l’addition de leur travail.
En conséquence de quoi, en tant qu’utilisateur final, on doit faire son deuil : devant une telle œuvre collective, on ne pourra jamais départager la responsabilité de tel ou tel participant dans le résultat final que l’on a sous les doigts.
Attribuer le mérite au directeur voire au producteur, c’est pécher par naïveté et par simplisme, et c’est déclarer sa confiance à l’ordre dominant. Quant à croire au génie d’un seul, c’est carrément s’abaisser au rang des ravis de la crèche.
* Le cas de Miyamoto est d’autant plus limite que depuis Super Mario Bros et Zelda sur Nes (et pour se limiter aux plus influents pontes de Nintendo), il vit « une relation symbiotique » avec Takeshiro Nakago et Takashi Tezuka et qu’ils évaluent ensemble tous les obstacles et toutes les décisions qu’il peut rencontrer en développant un jeu. Dans ces conditions, à qui attribuer les bonnes idées ?
La confiscation à laquelle procède Miyamoto (ou l’appareil marketing et journalistique autour de lui) n’est qu’un cas particulier d’un autre, systématique et à plus grande échelle dans l’industrie du jeu vidéo : la capture des produits finaux au bénéfice des entreprises qui développent ou (pire) éditent le jeu. Ces entreprises ont réussi le tour de force de parvenir au statut d’auteurs : on achètera le prochain Rockstar sur le seul gage qu’il s’agit d’un jeu Rockstar, comme il y a des années on achetait Konami ou Capcom en confiance ; peu d’entre nous achèterions de la même manière le nouveau produit Yoplait juste par amour de la marque.
Le concept de « désir-maître » du chef d’entreprise qui embrigade le désir des salariés est largement développé par Frédéric Lordon dans Capitalisme, désir et servitude, Marx et Spinoza, éditions La Fabrique, 213p, 12€.
Commentaires
Très intéressant, comme toujours ! De façon générale, il n’y a guère que pour les écrivains, et encore, qu’on peut attribuer l’entière paternité d’une oeuvre. Pour le reste, cinéma ou jeu vidéo, dès lors que l’on quitte la micro-production indépendante, le réalisateur n’est qu’une signature qui valide et associe son nom à un projet qu’il a au mieux supervisé ou auquel il a donné ses lignes directrices. A part quelques cas célèbres de directeurs micro-gestionnaires (McNamara, Cage, Romero), il est naïf de dire que c’est le jeu “de” quelqu’un. Et Miyamoto est plus que jamais un mec qui valide des concepts et leur donne des idées directrice qu’un vrai directeur qui suit le jeu au quotidien, ne serait-ce que vu le nombre de jeux auquel il est associé. C’est tout simplement un producer, et ça m’étonnerait que ça soit le genre de poste qui mérite d’avoir des fanboys.
Chapeau, c’est rare que ce genre de choses-là soit discuté.
En effet, les jeux faits par un seul sont plus rares que jamais (mais ils existent) et d’une manière générale, les jeux naissent d’un consensus entre l’équipe de développement, la direction du studio, l’éditeur, et éventuellement le fabricant de consoles.
Si la figure de proue de l’équipe donne le la, ce qui en découle est, comme tu l’as très bien dit, une synthèse des sensibilités de tous les individus de l’équipe.
Pour illustrer cette idée, il suffit de se dire que le plus souvent, un directeur artistique ne produit pas la moindre image, ou presque. Il s’entoure de gens qui ont une production qui rentre dans l’idée qu’il se fait du visuel du jeu sur lequel il travaille, et dirige (d’où le “directeur”) les artistes afin qu’ils aillent tous dans le même sens.
Dans le cas de Miyamoto, même chose, même s’il a probablement un talent pour aborder les problèmes de design sous des angles originaux, et s’il semble aussi un peu micro-gestionnaire (je me rappelle d’une anecdote impliquant Miyamoto mimant Mario nageant, à plat ventre sur un bureau de Nintendo à 3h du matin, pour l’expliquer à un développeur), il ne fait que donner l’étincelle d’une idée qui sera transcendée par les gens qui la concrétiseront.
Bref, bien vu, A.
C’est exactement comme pour les chefs d’orchestre.
Diriger un grand orchestre demande des talents particuliers pour diriger toutes les énergies dans le même sens, mais aussi une vision de la musique claire pour pouvoir la communiquer, voire l’insuffler à l’orchestre.
Pour autant, un chef d’orchestre tout seul n’arrivera jamais à interpréter une symphonie.
Ca n’empêchera pas non plus les oreilles exercées de reconnaître la patte de chaque chef et de savoir reconnaître plus ou moins de talent à untel ou à un autre.
@Gilles Delouse : la seule chose qui me gêne dans cette comparaison, et dans le cas précis de Miyamoto, c’est que je doute vraiment qu’il ait à aucun moment une « vision de la musique claire pour pouvoir la communiquer », d’autant que la partition n’est pas jouée d’avance.
Ce n’est pas une critique contre Shigeru, c’est juste qu’il semble développer par petites touches, sans grande idée directrice au départ (d’où son célèbre chabudai gaeshi).
Et vas-y, mets ta phore.
La “patte” de Miyamoto c’est un plombier à Moustache ? Ou alors des options de jeu de plus en plus rachitiques ? Ou du radotage de séries qu’on en peux plus de les voir ? Parce que j’arrive pas à voir ce que le bonhomme apporte à “ses” jeux.
La plupart du temps on lui prête surtout une exigence de qualité (sinon il balance tout ouh la la). Mais des jeux Nintendo avec des défauts aberrants au milieu du front, il en sort tous les trois mois ces dernières années.
Et c’est vrai que les métaphores artistiques (sans t’interpeller personnellement Gilles, bienvenue d’aileurs) ça aide bien pour faire du story-telling. Et on se fabrique des Kojima ou des Suda51; des petits génies geek et trendy. Et on claque des fortunes à les mettre en scène, à se faire lécher par des journalistes complices. On laisse tourner des rumeurs sulfureuses avec des attachées de presse. Ensuite leur nom est assez connu pour que les joueurs en parlent comme des locataires de Gala ou Voici. Et il suffira de les coller sur une jaquette pour vendre de la merde aux abrutis.
Sauf que, malheureusement, le jeu il est nul pareil au bout du compte. Mais maintenant on peut parler d’Aaart, donc de vision subjective, et que “c’est pas nul, c’est juste que t’as pas aimé parce que tu comprends pas le parti-pris, han”.
Moi je m’en tiens au produit. Tout le reste, c’est du juste marketing qui nous fait payer nos jeux plus cher, et nous engueuler avec des fanboys qui aiment les jolies histoires.
Ouais enfin Miyamoto, à part faire le guignol dans les salons -avec son bouclier et son épée made in Zelda- pour satisfaire la fan-base, on se doute bien qu’il ne sert à rien depuis des années.
@Game B : Suda Goichi, c’est encore un autre problème. C’est surtout un mec dont aucun des jeux n’a été rentable ces dix dernières années mais très hype, de façon largement usurpée (faire des jeux maltraitant le joueur à ce point me paraissant indécent). N’empêche que s’il change d’éditeur tous les six mois, c’est sans doute que tous finissent par être bien déçus : okay, ils ont redorés leur blason en finançant un jeu à otaques (genre EA avec Shadow of The Damned, sur lequel Suda n’a fait visiblement que la direction artistique) mais ça ne se vend pas.
Un Swery me fait vachement plus rêver ces derniers temps pour le coup.
@Game B : C’est tellement beau, vindicatif et rageur qu’on dirait du Mélenchon :)
@Ouaicestpasfaux : Merci, c’est un beau compliment :’)
Ca souleve un point qui m’a toujours fais marré dans a peut pres tout.
Le matraquage publicitaire autour du “produit par le producteur de matrix ou autre film a succes dans le grenre.
Si on regarde bien. Le producteur concretement, il donne surtout de la thunes et supervise le tout non ?
@Y_a_pl1_2_virus : En fait on peut pas vraiment comparer le game designer au producteur. Dans le monde du jeu vidéo, le producteur serait plutôt l’éditeur (EA, Ubisoft…)
Mais on a clairement un exemple typique d’un éditeur dont le nom suffit à faire vendre: c’est Blizzard. Mais c’est une réputation qui n’est pas totalement usurpée dans la mesure où le studio s’attache systématiquement à garder un sens du détail et une qualité de finition exemplaires.
Je suis assez d’accord pour dire qu’il est mesquin de croire qu’une seule personne doive récolter les lauriers d’un jeu, mais en même temps, pour des joueurs plus occasionnels qui ne suivent pas toujours l’actualité, c’est peut être plus facile d’identifier un nouveau jeu avec un nom familier. Si Sid Meier s’amuse à faire autre chose qu’un Civilization, son seul nom peut rester vendeur.
Mais bon, faut pas non plus abuser de ce phénomène à la Shyalaman qui a pu aboutir à des erreurs de la nature comme American McGee’s Bad Day L.A…
C’est vrai que tu a pas tors. Dans les JV c’est pas vraiment la même.
Super intéressant, comme problématique. En effet, je viens de me rendre compte que je continuais d’avoir en tête l’image du “génial” Shigeru Miyamoto, alors que réflexion faite, l’idée de l’homme de paille marketing est plus que probable. Le monde du jeu vidéo nous est toujours présenté comme le monde des Bisounours, avec ses héros, oubliant que cela ne reste qu’un ensemble d’entreprises dont le but est de faire des ventes. Même si certaines exceptions existent, ne devenons pas non plus fataliste.
@Haru : Le “et encore” de l’écrivain n’est plus d’actualité, c’est tout les blockbusters de l’écriture qui sont à mettre dans le même panier qu’un directeur et qu’un producteur avec l’utilisation des nègres et les copier collés d’internet…
@ado : J’aurais effectivement plutot comparé la sacro sainte direction miyamoto à celle de steve jobs lorsqu’il était à la tête de la Pomme.
La consécration d’un homme pour un produit, et pour sa campagne marketing ; même en estimant qu’il en a été l’instigateur de l’idée mère et le moteur du développement de ce projet. Il reste le chef d’orchestre (merci Gilles) d’une grande machination sans laquelle il n’est rien.
Après libre à lui de s’entourer des meilleurs et de valider les concepts auxquels il croit… et de renflouer le budget pour arriver à ses fins.
J’aurais plus comparer Yamaushi à Jobs. Miyamoto - même si c’est un personnage entretenu soigneusement - n’a pas la même image. Jobs renvoie une image de génie tyrannique, de poigne de fer (comme Yamaushi). Miyamoto a celle du grand geek talentueux, plus proche des jeunes joueurs, surtout quand il déboule avec l’épée et le bouclier de Link en plein E3.
Y’a que moi qui discerne un message subliminal destiné à faire la promo d’un livre? Par contre, sérieux, ce livre est accessible?
Quelqu’un a subrepticement changé l’illustration de l’article, mais chut, hein.
@fr3ak : j’ai mis près d’un an à le terminer. Le style n’aide pas forcément, c’est parfois un peu lourd, mais ça reste intéressant, au moins comme introduction à certains aspects de la philosophie de Spinoza que je ne connaissais pas.
Il y a une émission d’Arrêt sur images’ qui m’a donné envie de le lire (pas seulement parce qu’elle est présentée par Judith Bernard), elle est très intéressante, si tu es abonné…
@AAA : chhh….