En vert et contre tous
Par Game A le 14 juin 2010 - La Vie vs les jeux vidéo(s).4 minutes
Que c’est pénible, les jeux où l’on ne peut pas sauter. Le moindre parapet devient un mur infranchissable qui peut nous interdire des pans entiers de niveaux.
L’obstacle n’avait pourtant rien d’une lourde porte. On peste alors contre la cécité du personnage et les manques du gameplay, comme ici dans No More Heroes, où l’on doit contourner les jardinières.
Au moins, dans la vraie vie, ces petits obstacles, on les franchit.
On les enjambe si souvent en effet, ces murets. On coupe tellement à travers les pelouses dans la vraie vie… Croit-on.
Car en est-on bien sûr ?
Pour une personne qui traverse une pelouse, combien qui la contournent ? La disproportion serait sans doute étonnante : la fonction esthétique est loin d’être la seule des espaces verts et du “mobilier urbain”.
La visée sécuritaire des grandes percées réalisées dans le Paris du XIXe est bien connue : empêcher les barricades et faciliter les charges de l’armée. De Paris au fictif Washinkyo (issu de l’anime Hurricane Polimar et repris dans le jeu de combat Tatsunoko vs. Capcom - image ci-dessous), l’urbanisme n’oubliera plus cette précaution.
Avenue de Washinkyo, que l’on peut traverser en char (second plan).
Il s’agit en effet de gérer des flux, piétonniers ou automobiles, de les rendre le plus fluide possible. Élargir les voies de communication est pour cela primordial, mais ce n’est qu’une première étape : il faut également canaliser les mouvements.
C’est là que le mobilier urbain et les espaces verts entrent en jeu. Ils orientent tout d’abord subtilement les piétons, comme les jardinières de Santa Destroy, la ville imaginaire de No More Heroes. Ils rationalisent également les déplacements : ci-dessous, la fontaine n’est pas loin de faire fonctionner la petite place comme un rond-point (image).
Pour fluidifier les déplacements, il faut aussi limiter les attroupements. Pour cela on modifie judicieusement le mobilier urbain : une barre sur un banc interdira de s’y allonger pour dormir, comme un arrosage automatique et aléatoire des pelouses dissuadera efficacement celui qui voudrait s’y installer.
Dans ce domaine, les urbanistes de Santa Destroy n’ont pas procédé subtilement : il n’y a carrément aucun banc public dans les rues !
En fait, le seul moyen de se reposer en ville serait de s’attabler à l’une des nombreuses terrasses de commerces qui non seulement investissent l’espace public mais, en plus, vendent ce qui devrait être pris en charge par les pouvoirs publics (s’asseoir pour se reposer, se rafraîchir aux fontaines).
No More Heroes ne gérant pas la soif et pas vraiment la fatigue, l’absence des bancs est moins frustrante pour le joueur que les jardinières du début ; payer n’aurait de toute façon pas été un problème pour le personnage principal, Travis Touchdown, très vite enrichi par ses assassinats.
On remarque ainsi que ces dispositifs visent particulièrement une catégorie précise de la population des villes : en empêchant la « sur-appropriation » d’un lieu par un regroupement durable, il s’agit de rejeter les plus pauvres à la périphérie, en tout cas loin des regards des commerçants et de leurs clients.
En parlant de regard : la hauteur des jardinières de Santa Destroy n’a pas été laissée au hasard, elle permet à tout un chacun de surveiller ce que font les autres. On facilite ainsi la « surveillance naturelle » qui doit rendre plus risqué le passage à l’acte des délinquants, l’autre population ciblée par ces aménagements englobés sous le concept de prévention situationnelle.
Par ailleurs, en dégageant ce qui pourrait faire obstacle à la vue, on limite les cachettes comme les guets-apens. La prévention situationnelle cherchera, en conséquence, à éliminer ruelles sombres, replis et cul-de-sacs - ou du moins à les rendre moins accessibles.
Là encore, les aménagements de Santa Destroy ont été radicaux : quand ils ne sont pas déjà grillagés ou barrés, le personnage refusera de s’avancer dans les boyaux trop étroits.
Dans la mesure où Travis découpe des milliers de bonshommes sans jamais être inquiété par la police, on peut douter de l’efficacité de ces aménagements pour prévenir la délinquance à Santa Destroy (même si, il est vrai, la plupart des combats ont lieu dans des espaces fermés).
Par contre, ces jardinières infranchissables, ces chaises interdites, ces interstices entre les maisons où l’on ne peut se glisser permettent de saisir les difficultés et les frustrations que rencontrent les SDF, avec ces bâtons qu’on leur met dans les rues.
Si vous voulez approfondir la question (très politique) de la prévention situationnelle, Arte propose un petit reportage qui résume l’essentiel. No More Heroes est disponible sur Wii, et sur PS3 et 360 au Japon depuis avril. La suite tout juste sortie sur Wii est a priori décevante.
Commentaires
Très intéressant, merci. Ces billets qui créent des passerelles entre des domaines à priori incompatibles et graves pour certains, j’en redemande. Chapeau l’artiste.
Il est vrai qu’on réalise peu voire pas du tout les difficultés des SDF (et d’autres), trop occupés que nous sommes à bouffer du gamerpoint. Tu m’as sapé le moral pour la journée, merci bien ! ;)
Mais il faut voir le bon côté des choses, s’il n’y avait pas cette “prévention situationnelle”, les effectifs de police seraient plus importants, et avec eux le nombre de PNJs à sabrer, donc plus de phases de combats à supporter. D’après les quelques retours que j’ai lus sur le gameplay, ce n’est pas plus mal.
Il y a deux mois, j’ai sauté par dessus un petit muret à la con. Mon pied s’est pris dans le muret, et je me suis ramassé comme une baleine sur la banquise.
Légère (heureusement) fracture du coude, platre pendant un mois.
Au lieu de rajouter la possibilité de faire des bonds dans les jeux, je milite pour suprimer les sauts à la con dans la vie. C’est mieux.
Et puis ainsi, on aura pas le probleme de tomber dans précipices, véritables boss cachés de God Of War 3.
Plus serieusement, ca ne me dérange pas plus que ça.
Mais ton analyse de l’architecture urbaine etais interessante! Et merci pour le reportage ;)
@Mookie : je suis de tout coeur avec toi.^^
Hasards de twitter, je découvre ce projet de banc payant.
http://popupcity.net/2010/06/pay-si…
Ça ne semble malheureusement pas un complet second degré. :/
@Kage no Otaku : pour la population policière, c’est très juste pour No More Heroes, il y en avait déjà bien suffisamment (j’ai mis 6 mois à me résoudre à tuer autant de gens et jouer à ce jeu où tuer quelqu’un rapporte moins qu’effacer un tag ou tondre la pelouse…).
Pour la vraie vie ces équipements tentent je crois de compenser la baisse du nombre de policiers ou du moins leur trop faible nombre pour la zone et la population qu’ils doivent surveiller.
encore un fois le titre de l’article est génialissime!
<3
“Dans la mesure où Travis découpe des milliers de bonshommes sans jamais être inquiété par la police, on peut douter de l’efficacité de ces aménagements pour prévenir la délinquance à Santa Destroy”
Donc en gros, tout ce qu’on aurait pu considérer comme un level design hyper intello avec réflexion sur la gestion des flux des passants et automobiles, surveillance de chacun sur tous les autres etc tient en réalité plus de la fainéantise de la part des designers que d’une réflexion profonde sur l’univers du jeu.
C’est ça ou je n’ai rien compris à l’article ?
@Ouaicestpasfaux : ha ha oui, exactement, c’était juste un prétexte.^^;
On peut en douter de leur efficacité dans la vraie vie aussi, c’est surtout là où je voulais en venir.
Hum….
Article extrêmement intéressant car mettant en lumière une rencontre délicate entre deux monde : celui des bâtisseurs de villes et de l’espaces publiques (Urbanistes, Architecte paysagiste et architecte) face à celui des concepteurs de jeux vidéos.
Je ne vais pas revenir sur l’article mais simplement poser une question :
- Peut-on vraiment comparer l’espace publique d’un jeu à celui de la réalité ? J’entends par là, que, sans vouloir faire de tord aux concepteurs de jeu vidéo, concevoir de l’espace publique est un métier à part entière et il n’est pas inné de dessiner de l’espace publique. Cela s’apprend, se comprend et s’étudie… longuement. Comme le métier de créateur de jeu vidéo d’ailleurs. Je ne demanderais pas à un urbaniste de faire un jeu vidéo (si ce n’est Sim city…). Il n’en aura pas les capacités et cela tournerait rapidement à la catastrophe.
Alors certes, on peut se poser des questions sur la qualité de l’espace publique d’un jeu vidéo, mais au final, je ne suis pas sur que cela améliore vraiment la qualité d’un jeu où le but est au final de taper sur la gueule d’autres personnages (ce qui est très amusant par ailleurs). Cela confère une impression de réalisme fort agréable, mais acheter un jeu 60 euros pour s’assoir sur un banc, je ne suis pas sur que cela soit super intéressant… Je préfère acheter pour 60 euros de bière ou de livre de poche (au choix) et passer du temps sur un vrai banc ! :)
Toutefois, il est intéressant de souligner la conclusion de l’article :
“Par contre, ces jardinières infranchissables, ces chaises interdites,(…) permettent de saisir les difficultés et les frustrations que rencontrent les SDF.”
Etant moi même concepteur d’espace publique, ce problème est quelque chose contre lequel notre métier se bat farouchement tous les jours.
L’exclusion des SDF est due à une volonté politique et non pas créatrice. Ce sont les maires et les conseillers municipaux, en liens étroits avec les commerçants et les riverains, qui par le biais des services internes de la ville transforment ou remplacent le mobilier pour exclure les SDFs.
Si une place est bien dessinée et qu’elle fonctionne, elle attire du monde. L’élu est heureux car le projet est apprécié, mais il déchante vite car il apporte son lot de soucis (skateur, SDF, jeunes qui prennent l’apéro le soir…). Du coup les voisins et les commerçants gueulent et les politiques, afin de ne pas fâcher l’électorat, prennent des mesures contraignantes qui détériorent le projet et la qualité de la place (Fermeture des parcs la nuit, barre métallique anti skateur, banc anti-SDF…). Ainsi la place ne sert plus, et aux fils des années, les commerçants tirent la gueule parce qu’il y a moins de clients et que l’espace ne sert plus qu’au voisin (celui qui avait râlé) pour faire chier son chien-chien…
Au bout de 20 ans, les habitants ont changés, les commerces et les politiques aussi et on se dit : “Tient, on pourrait refaire cette place, ce serait bien agréable”. Bis repetita.
Pour conclure, je ne dis pas que tous les créateurs d’espaces publiques sont des génies, loin de là et moi le premier… Je dis simplement que notre métier est d’inciter les habitants à se réapproprier la ville, et de la rendre la plus facilement accessible et agréables.
L’espace publique et la ville appartiennent à tous. Ils évoluent en fonction de ce que les habitants en font.
Cela vous fera peut être réfléchir quand vous la prochaine fois que, excédés, vous appellerez les flics parce que ça cri en bas de votre rue…
La dernière phrase est un peu rude … il ne s’agit absolument pas une agression !! :)
Il s’agit juste d’ouvrir le débat !
Merci beaucoup pour ce commentaire très intéressant !
Je n’avais pas eu l’impression en bouquinant pour cet article qu’il y avait une vraie résistance de la part des urbanistes à cette vision sécuritaire de la ville.
Savoir que c’est le cas me soulage beaucoup.
Quant à votre question (
), j’aurais tendance à dire plutôt non (en tout cas pour Santa Destroy), même si c’est précisément ce que j’ai fait ici !Il ne s’agissait principalement que d’un prétexte à digression, assez heureux avec l’absence des bancs qui me permettait de l’alimenter.
Il y a sinon d’autres villes virtuelles bien mieux réalisées et beaucoup plus crédibles que S.D., (notamment celles de GTA ou du dernier Burn Out).
Elles n’apprendraient pas grand-chose à un urbaniste c’est vrai (en tout cas pas volontairement), mais leur intérêt provient surtout de leur degré de crédibilité (qui va de la forme du littoral aux axes de communication en passant par le plan, la taille, la diversité, le nombre de quartiers etc.) - ce que vous nommez “qualité de l’espace public” en fait.
Du coup, de ce point de vue, il s’agit bien de comparer villes réelles et virtuelles, mais surtout comme un hommage au travail des développeurs qui, avec ou sans bagage technique, parviennent à créer un espace urbain assez crédible (là encore, S.D. n’est pas un très bon exemple) où l’on puisse apprécier de se perdre.
Chacun son truc. Moi j’ai pris davantage de plaisir à me promener pour fouiller toutes les poubelles du jeu qu’à cogner des types. Sans ça j’aurais abandonné le jeu dès la première partie. (Mais là on aborde un tout autre problème, celui de la réception d’une oeuvre et de la liberté plus ou moins grande laissée au joueur de suivre ou pas un fil principal.)
Petit lien oublié en rapport avec le docu Arte : http://urbanites.rsr.ch/laboratoire…