Ce qui frappe d’emblée en jouant à Monster Hunter Tri (Wii, 2009), c’est son cosmopolitisme décomplexé. Mélangeant tenues d’écolières et armures médiévales, « dragons » à l’européenne et mascotte kawaii, l’univers de la série de Capcom ne brille pas par un souci manifeste de cohérence.

La chronologie semble elle aussi bien négligée : le village de sédentaires qui nous sert de base dépend paradoxalement essentiellement de la chasse, de la pêche et de la cueillette (bref d’un mode de vie qu’on attribuerait plutôt aux nomades), l’agriculture y étant balbutiante, et l’élevage exceptionnel. Le forgeron y maîtrise tout autant la taille de la pierre que la métallurgie et les mécanismes d’armes à feu. Le troc et la monnaie sont utilisés parallèlement sur la place du village, où l’on peut acquérir produits locaux comme marchandises exotiques vendues par un capitaine au long cours, ce qui implique une économie quasi-capitalistique (notamment parce que « le grand commerce impose de longs délais au roulement des capitaux » - Fernand Braudel, La Dynamique du capitalisme, p.61).
Bref le jeu brasse allègrement une dizaine de milliers d’années d’innovations et ne respecte pas le modèle habituel d’évolution de la civilisation humaine qu’on apprend à l’école et qui voit les sociétés nomades précéder les sociétés sédentaires, maîtriser la pierre puis le bronze et le fer, chasser et cueillir avant de domestiquer les plantes puis les animaux, passer du troc à l’échange monétaire puis au crédit.

Pourtant, à y regarder deux fois, on pourrait avancer que, pour ces mêmes raisons, Monster Hunter Tri est un jeu profondément japonais qui n’aurait pu être imaginé sous cette forme par des développeurs d’une autre nationalité.

D’abord, il y a le scénario de l’épisode, directement inspiré de la légende japonaise du Namazu, ce poisson-chat chatouilleux sur lequel reposerait la terre. Lorsqu’il bouge, elle tremble ; or les séismes qui frappent l’archipel Moga et mettent en péril ses habitants sont également causés par un monstre géant (qui n’est d’ailleurs pas sans ressemblances avec le namazu de la légende - spoiler).

Il en va peut-être de même des particularités de l’agriculture et l’élevage dans le jeu, qui n’évoquent peut-être pas tant la négligence des développeurs qu’une caractéristique propre au schéma évolutionniste japonais.

Apparemment en effet, leur développement embryonnaire dans Monster Hunter semble bien mystérieux : il est étrange que les villageois maîtrisent la forge des alliages métalliques (entre moins 600 et un millénaire avant J.-C. chez nous, à la louche) mais toujours pas l’agriculture (-8000 ans au Proche-Orient par exemple).

Passons sur le stade rudimentaire de l’élevage, à vrai dire assez compréhensible : il suffit de voir un Rathian fondre sur un Aptonoth de trois tonnes puis l’emporter sans la moindre difficulté pour que l’idée de mettre en troupeau ces herbivores près des habitations humaines passe assez vite. Leur regroupement ferait un garde-manger bien trop commode pour tous les Wyverns alentour.

Rathian Aptonoth

Mais si le nombre et la dangerosité des prédateurs naturels empêchent logiquement le développement de l’élevage, les mêmes raisons devraient conduire à privilégier largement l’horticulture : dans un tel environnement, aller ramasser la moindre racine se fait au péril de sa vie.

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Pourtant le maraîchage est là encore balbutiant, la ferme, minuscule, doit tout juste suffire à nourrir la famille des quatre agriculteurs.

Ferme du village Moga
La ferme Moga, aux confins du village que l’on distingue à l’arrière-plan, sur pilotis. L’agriculture y tient une place marginale dans la géographie comme dans le symbole.

Plus significatif encore, cette activité est exclusivement dévolue à une espèce, les Felynes, dont les rapports avec les villageois ne sont pas loin du servage. Jusque dans la division du travail, l’agriculture semble ainsi déconsidérée.

Il faut bien comprendre que ce faible développement n’est pas causé par une quelconque limite technique : le repiquage, les cycles de maturation, les fertilisants sont maîtrisés. En s’obstinant à préférer la cueillette, périlleuse, aléatoire, à l’horticulture, possible techniquement et plus sûre, les villageois expriment donc plutôt un attachement à leur système de valeurs.

Au sommet de ces principes, les Moga font entièrement confiance à la Nature pour subvenir à leurs besoins.

Les menus de la cantine felyne du village sont ainsi préparés pour une bonne moitié avec des espèces sauvages, viande (pied ou queue de dragon, bacon sauvage, flanc de crocodile) comme légumes (oignon de la jungle, reines-truffes).

L’archipel ne fournit pourtant cependant pas tout et les échanges commerciaux pourvoient à ces manques : les villageois consomment en effet laitages, viandes et céréales amenés par bateaux (l’appellation « riz cargo » par exemple évoque assez directement la filière d’approvisionnement). - la disponibilité de beurre et de fromage implique d’ailleurs que d’autres communautés ont domestiqué des mammifères et qu’ils revendent leur production.

Le seul animal domestique du village, Poogie, conforte encore le désintérêt des Moga pour l’élevage : unique cochon du village, il n’est logiquement pas élevé pour se reproduire, pas plus que pour sa viande : il semble appartenir à une race naine.*

Mascotte du village, libre de ses mouvements, il participe probablement d’un

« système de rétribution rituelle vis-à-vis de la nature : adopter un petit animal comme on le ferait d’un enfant est une forme de remerciement que l’on adresse à la nature pour la nourriture qu’on en retire (notamment le gibier). Pour ces groupes de chasseurs soucieux d’assurer leur subsistance, se contenter de prélever des animaux ou des plantes sans rien donner en échange reviendrait à risquer de contrarier la nature et à subir, en retour, un appauvrissement du gibier. »
(Jean-Denis Vigne, Les Origines de la culture, Les Débuts de l’élevage, p.111)

Les villageois Moga, bien que sédentaires, se caractérisent donc par des pratiques et des valeurs qui les rattachent principalement aux chasseurs-cueilleurs, et ce tout en commerçant avec des sociétés de paysans sédentaires et de brillants carrefours urbains.

De ce point de vue, la culture Moga en rappelle d’autres, car « des contre-exemples existent au Japon et en Amérique, y compris à des dates historiques : des chasseurs-cueilleurs sédentaires préfèrent poursuivre leur mode de vie, même au contact d’agriculteurs » (Jean-Paul Demoule, Les Origines de la culture, La révolution néolithique, p.115). 

L’agriculture n’est pas en effet une solution universelle pour toutes les sociétés : elle impose une division du travail complexe et entraîne un labeur qui peut être acharné, coûteux en hommes comme en temps car « les chasseurs-cueilleurs passent beaucoup moins de temps à acquérir leur nourriture que les agriculteurs »,  Jean-Paul Demoule, p.48). 

En l’occurrence, dans le cas des Moga ou de ces communautés néolithiques japonaises ou américaines (« indiennes » ou sur la côte péruvienne), on pourrait aussi se demander à quoi bon soustraire une ressource « aux aléas de sa présence spontanée dans l’environnement » (Jacques Cauvin, Naissance des divinités, naissance de l’agriculture, p.14) si elle n’a jamais manqué jusque là. Ce serait cependant ignorer que l’agriculture n’a quasiment jamais eu d’abord de motivation alimentaire face à une pression démographique (en fait elle la précède). La domestication des plantes et des animaux correspond en fait à une révolution de la hiérarchie symbolique :

« à partir du moment où l’homme se situe en haut de l’échelle, juste en dessous des divinités, il se donne le droit de dominer et de s’approprier les animaux, cette prise de conscience étant le déclencheur cognitif fondamental de la domestication
(Jean-Denis Vigne, p.117).

Cette révolution symbolique, rejetée par les Moga, l’a aussi été longtemps par les ancêtres des Japonais, qui ont eux aussi profité d’une nature généreuse, au point que « la richesse biogéographique a soutenu le mode de vie des populations des chasseurs-cueilleurs Jômon et probablement retardé l’adoption de la riziculture » (Philippe Pelletier, Atlas du Japon, p.20).

Pendant près de dix mille ans, les Jômon ont développé une civilisation riche et complexe (« la plus ancienne du monde à avoir inventé la poterie, il y a environ 13 000 ans ») sans domestication animale en dehors du chien et sans agriculture (au-delà de quelques tentatives localisées, toujours complémentaires de la cueillette et de « formes de sylviculture, encourageant la pousse de certaines espèces de chênes et de marronniers dont ils recueillent les fruits » (Jean-Paul Demoule, p.40 pour les deux citations).

Si on peut parler de sociétés agraires à partir de la période Yayoi (de -300 à 300 ap. J.-C.), l’élevage ne s’y développe que peu et sera négligé par la suite :

« […] l’élevage du porc existait dès le Yayoi, mais celui-ci disparaît au VIIIe siècle. Le poulet était également élevé, mais avait, dès le Yayoi, une fonction sacrée de marqueur du temps. Les Japonais n’ont commencé à consommer de la viande et les œufs de poule de manière significative qu’à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle. À partir du VIe siècle, le cheval et le bœuf commencèrent à être utilisés pour le labourage, mais l’usage des bovins ne s’étendit pas au domaine alimentaire. L’agriculture japonaise, à la différence de celles de l’Europe et de l’Asie de l’Ouest, ne comportait pas de bétail voué à la production de viande ou de produits laitiers »
(Sahara Makoto, Archéologie et patrimoine au Japon, p.11).

Du XVIIe au XIXe, les animaux domestiques disparaissent même à peu près, abandonnés car ils entrent en concurrence alimentaire dans un contexte de surfaces arables disponibles limitées (d’autant que les surfaces consacrées au pastoralisme sont perdues pour les cultures) :

« Jusqu’au XVIIe siècle, il y avait quelques animaux domestiques, chevaux et bovins en particulier, sans qu’on retrouve le modèle prédominant cochon-canard-poulet-buffle comme il existe au Viet-Nam par exemple. À partir du XVIIe, jusqu’à ces quelques animaux disparaissent. Au moment où l’exploratrice Isabella Bird visite des villages japonais dans la seconde moitié du XIXe siècle, elle n’en croise à peu près aucun […] Il n’y avait donc pas de viande, de fumier, de lait ou d’œufs. Les Japonais étaient intolérants au lactose, c’est-à-dire qu’ils pouvaient tomber malades s’ils consommaient des produits laitiers comme le lait, le beurre ou le fromage, et le sont restés une bonne partie du XXe siècle. Il n’y avait quasiment pas d’animaux pour aider à labourer ou transporter des marchandises. […]**

Bien que de nombreuses techniques nouvelles tels que le filage, le tissage, la poterie et le travail du métal ont été développées à la perfection, en ce qui concerne l’agriculture, au moment où l’Occident s’invite sans ménagement au Japon dans la seconde moitié du XIXe siècle, les Japonais nourrissaient une population énorme avec un nombre limité de parcelles cultivées, essentiellement plantées de riz, et grâce au produit de la pêche »
(Alan MacFarlane, Énigmatique Japon : Une enquête étonnée et savante, p.55 de l’édition originale, Japan, Through the looking glass).

Difficile de ne pas voir de ce point de vue une grande proximité entre les Moga et les caractéristiques évolutives du Japon. Comme les Moga, et pendant longtemps, « les Japonais ont agi en chasseurs-cueilleurs, prélevant ce dont ils avaient besoin à la surface de leur environnement » (Pelletier), et comme les Moga, le Japon non plus « on ne peut le ranger dans la séquence habituelle “chasseur/cueilleur - tribal - paysan - industriel”, car il était tout cela à la fois jusqu’à une époque récente » (Alan MacFarlane, p.74).

Imaginer un village sans agriculture n’était donc pas qu’une façon bien pratique pour occuper plusieurs dizaines d’heures les joueurs à rassembler champignons, cornes de kelbi ou poissondors. Ce faisant, les développeurs convoquaient peut-être inconsciemment des traits millénaires du schéma évolutif de leur pays.

 

 

*Sa petite taille (une des premières conséquences de la domestication d’une espèce) et sa peau glabre pourraient être le signe d’une domestication ancienne et d’un long travail de sélection de la part des éleveurs. Comme le riz et comme les laitages, Poogie a sans doute été vendu au village par un commerçant (l’apparition divine n’étant cependant pas à écarter).

 

 

** J’ajoute ici le paragraphe intermédiaire, passionnant mais la citation était trop longue :

« Entre 1600 et 1850, alors que le travail de la terre et riziculture s’intensifient, les Japonais ont systématiquement éliminé deux des technologies fondamentales qui ont révolutionné l’agriculture il y a environ 10 000 ans, inaugurant la première civilisation paysanne : la roue et de les animaux domestiques. Ils connaissaient la brouette chinoise, mais n’ont vu aucun intérêt à l’importer ou à l’améliorer. Ils connaissaient aussi les chariots et les meules. Pourtant, c’est à peine s’ils les utilisaient. Presque tout était transporté à dos d’homme. »

Alan MacFarlane a mis en ligne bon nombre de ses études. Pour ce qui intéresse ce post deux pdf sur les animaux domestiques au Japon et un autre sur la « chaîne excrémentale » : le fumier nécessaire aux cultures n’étant plus fourni par les animaux, les Japonais ont développé durant des milliers d’années développé un système technique et économique complexe pour exploiter les déjections humaines.