Parlez d’une coïncidence : un cher ami, 2e dans l’alphabet mais premier ici, qui m’offre un gashapon Barcode Battler quand je découvre que les développeurs de Virtua Fighter (1993) avaient envisagé cette option à l’époque.

J’utilise « découvrir » mais la nouvelle, comme tant d’autres, attendait depuis 1996 (toujours le CD Virtua Fighter the Beginning, d’où proviennent aussi l’image ci-dessus et quelques citations).

L’information est même confirmée par Takayuki Haneda, en 1993 déjà journaliste chez Famitsu mais pas encore le légendaire « Shinjuku Jacky », un des meilleurs joueurs des premiers Virtua Fighter. Il décrit ainsi le jeu présenté lors de l’Amusement Machine Show (26-28 août 1993) dans une interview de 2019 (on ne trouve souvent que ce qu’on cherche) : 

La borne était équipée d’un lecteur de codes-barres et le jeu incluait un personnage appelé « Shiba » qui n’a pas été intégré à la version finale, ce qui en fait une sorte de « combattant virtuel fantôme ». Ce lecteur permettait un mode de jeu qui interprétait les codes-barres récupérés sur les produits les plus variés en modifiant les compétences du personnage. Je me souviens que [Yu] Suzuki disait : « celui du Gogo no Kocha* est le meilleur. »

De deux choses l’une : soit cette fonction utilisait des personnages différents de ceux qui étaient jouables**, soit nous apprenons les dénominations temporaires pour deux personnages connus, Yagyu / Kage-maru et Jeff/Jeffery Buckman (pas le Jeffry que l’on connaît, celui abandonné dans la rom).

Le premier cas me semble improbable, le nombre de personnages envisagés dans ce jeu étant déjà considérable (pensez aux 8 (!) boss du Scorpion rouge), quand bien même les modifications sont parfois marginales d’un personnage à l’autre — les frères Kolskhol, ou la palette de coups récupérés pour Dural.

Cela éclaire cependant le processus créatif à l’œuvre : le (ou les) ninja a été pensé comme le plus basique possible, avec des noms sans la moindre originalité, puisés dans le manga (le Kagemaru de Sanpei Shirato et celui de Mitsuteru Yokoyama notamment) ou le récit national (Yagyu*** et Hattori, évocations historiques intensément modelées par la fiction). Il n’est pas inintéressant non plus de voir que le ninja est graphiquement passé de l’archétype du ninja d’anime, incarnation de l’« esprit japonais » (日本のこころ, dans le document préparatoire ci-dessous) au stéréotype du ninja que s’en font les occidentaux, celui du combattant de l’ombre (kage) en pyjama intégral.

Que « GI », le military fighter pourtant prévu dès les premiers mois de production du jeu, n’ait longtemps pas eu de nom montre que le ninja n’est pas le seul à n’avoir pas beaucoup inspiré les développeurs. Concernant le nom de Jeffery (puis Jeffry), il était déjà connu que c’était une référence au designer d’AM2 Jeffery Buchanan, qui, l’année avant son embauche chez Sega, avait bouclé un engagement de 6 ans chez les Marines américains (1986 - juin 1992, les dates proviennent de sa page linkedin). La part d’hommage ou d’opportunisme est par contre à réévaluer dans le contexte.

Buchanan a travaillé chez Sega Japon à Tokyo de septembre 1993 à février 1996, où il était

« Artist & Designer for: 3D Characters, 3D Animations, & Game Play. Created storyboards, and provided insights to various martial arts & techniques. Also: Motion Capture Operator / Stunt Man, & Voice Actor. All on numerous games including “Virtua Fighter” & “Virtua Cop” Series, “Fighting Vipers”, “Daytona 500”, “Shenmue 1 & 2”, and others. »

Ces dates ont leur importance, puisqu’elles permettent de situer les documents où ce Jeffery / Jeff / Jeffret (sic) apparaît : au plus tard après septembre, du moins autour de l’été, lors de son processus de recrutement (son CV a forcément percolé avant même le début de son contrat). 

Cela pose d’autres problèmes**** mais montre en tout cas à quel point le développement était radical et hyper rapide, les lignes bougeant énormément jusqu’aux derniers mois de développement du jeu en décembre 93, des pans entiers du jeu et des personnages pouvant disparaître au dernier moment (dans une interview réalisée début novembre 1993 à Beep Megadrive, Yu Suzuki disait que le jeu changeait encore « chaque jour toutes les quelques heures »).

 

À suivre, encore.

 

* Le gogo no kocha, le « thé de l’après-midi », est une marque de Kirin.

** « Le barcode battler est un système dans lequel les codes-barres des objets du quotidien sont lus par une machine, et la valeur numérique est convertie en actions, coups de poing ou coups de pied par exemple, selon un algorithme défini pour déterminer le gagnant. Si cela avait été exploré, les joueurs auraient peut-être préféré se promener dans les supérettes à la recherche de codes-barres puissants, plutôt que de maîtriser les commandes… » (« Nakajima d’AM2 Research » dans Virtua Fighter the Beginning).

*** Yagyu était encore le nom de Kage dans la version présentée à l’AM Show 93 (source).

 
****  Le schéma de l’histoire mentionne à la fois Jeffery et Dural sous le nom de « Silver Armure », alors même que le nom « Dural » était déjà usité avant fin-août et l’AM Show, comme le révèle un reportage de Gamest réalisé entre juillet-août (soit Dural était le premier nom de Willy/Jeffry, soit il s’agissait simplement d’une erreur de build).