El Shaddai: Ascension of the Metatron (Ignition Entertainment, 2011) est un magnifique rendez-vous manqué ; avec les joueurs d’une part, et avec les fanatiques de tout poil (il s’avère récemment que les uns sont aussi parfois les autres), qui auraient dû largement y trouver matière à défiler en pull rose, appeler au boycott ou menacer de mort : Lucifel [sic] qui blague au téléphone avec Dieu, les anges qui ont un sexe (en tout cas Gabriel et Ezekiel ont de la poitrine), et plus généralement le concassage d’un texte religieux sur l’autel de la narration à la japonaise, il y avait de quoi énerver tout fondamentaliste qui se respecte. (Attention, cet article va dévoiler des éléments essentiels de l’intrigue d’un texte vieux de 2000 ans et d’un jeu de 2011.)

Le jeu s’appuie en effet sur un épisode biblique en marge du Déluge, et choisit comme personnage principal Enoch, prophète à la fois mineur et considérable (avec Elie, le seul humain dans la Bible qui ne meurt pas, et dont le premier Livre était, dit-on, cité par cœur par Jésus).

À qui n’a pas jeté un œil au premier chapitre de la Genèse (qui enchaîne crânement deux versions contradictoires de la création dans ses premières pages), le singulier et le majuscule de « la Bible »* peuvent tromper. Il s’agit bien plutôt d’un ensemble de textes rédigés séparément, traduits, modifiés, interpolés, qui n’ont finalement comme principe fédérateur que d’avoir été réunis et acceptés par la tradition.

L’établissement de ce canon a pris des siècles, demeure passablement différent entre les trois religions du Livre (judaïsme, christianisme et islam), comme au sein de leurs différents courants. À côté de cet ensemble de livres gravite un nombre encore plus considérable de textes nommés « apocryphes », non authentiques, et écartés en conséquence. C’est le cas des trois textes prétendument écrits par Enoch, exception faite des Églises orthodoxes éthiopienne et érythréenne qui l’ont seules inclus dans leur canon.

Le plus connu des trois est le Livre d’Enoch (1 Enoch ou Livre éthiopien d’Enoch, parce qu’il a été redécouvert, entier, dans cette traduction au 18e alors qu’il n’était plus connu que par une traduction partielle en grec), et c’est à lui que Sawaki Takeyasu (directeur et character designer, ex-Capcom) fait référence dans cette interview :

El Shaddai est largement inspiré par d’anciens textes religieux, non pas par la Bible, mais par des chapitres effacés [sic] des Manuscrits de la mer Morte.

En fait de « chapitres effacés », il s’agit de fragments qui ont surtout servi à vérifier la fidélité de la traduction éthiopienne, bien plus récente, à ces rouleaux en araméen trouvés à Qumrân et recopiés entre -200 et -150 avant notre ère. Ces fragments correspondent à la première partie du Livre d’Enoch [chapitres 1-36], et représentent donc la plus importante source d’inspiration de Sawaki. Elle raconte la révolte des « Veilleurs » (ou Grigori), ces anges qui privilégièrent leur amour des hommes à l’obéissance à Dieu, et comment Enoch annonce aux anges déchus leur damnation éternelle.

La découverte de ces rouleaux à partir de 1947 a par ailleurs prouvé les hypothèses distinguant au moins deux périodes de rédaction dans le Livre d’Enoch tel qu’il nous est parvenu, la première vers - 200, l’autre entre le 2e et le 5e après J.-C. (chapitres 37 à 71, qui n’existaient donc pas encore au moment où les Manuscrits ont été cachés), avec toutes les conséquences en termes de style, de langue (la première partie a été écrite en araméen) voire de contrefaçon (les chapitres les plus récents évoquent un « messie », comme si Enoch annonçait la venue du Christ, par exemple 1 Enoch, 46, 1).

Apocryphe Now

Il faut s’émerveiller de la manière avec laquelle El Shaddai parvient (involontairement ?) à reproduire le processus de création emmêlé et fascinant du Livre d’Enoch, .

Comme les textes dont il s’inspire, il a en effet gardé, tel un palimpseste, quelques vestiges de ses intentions premières, lesquelles voisinent avec les ajouts tardifs et les traces malhabiles de coups de blanco. Comme eux, il a également connu une gestation lente et heurtée.

Ainsi, au TGS 2007, dans la première bande-annonce dévoilée au public (le jeu se nommait alors Angelic: Ascension of the Metatron), la main qui dépose Enoch sur Terre avait (logiquement) 5 doigts.



En 2011, dans la version commercialisée, elle en a désormais 7 (sauf parfois). Ils correspondent en effet aux anges (7 dans la version finale, 200 en tout dans 1 Enoch) qui ont préféré les Hommes et la vie sur Terre à la volonté de Dieu, chacun de ces doigts devant recueillir leur âme purifiée (ou détruite, selon les dialogues).

(Que la première action du jeu consiste à briser à chaque doigt « l’anneau de Michael » qui aurait dû servir à les emprisonner n’est qu’une des bizarreries d’un scénario qui les accumulera).



À vrai dire, en fait de sept anges déchus, on en combattra seulement quatre : trahissant à coup sûr un bouclage chaotique, les trois autres, dont les deux ajoutés aux doigts de la main entre 2007 et 2011, ne sont nulle part présents dans le jeu. On lit entre deux niveaux que Baraqel est gobé par un gigantesque « Nephilim de feu » (un monstre géant, fruit des amours d’une humaine et d’un ange), puis qu’Arakiel, comme Semyaza, sont morts lors de leur descente sur Terre.

Si on ajoute les « cartons » qui font avancer le scénario entre les niveaux qui ne sont pas dans le bon ordre et le charabia classique de jeux vidéo japonais (5 sur l’échelle ouverte de Suda Goichi), on reste finalement dubitatif devant cette histoire où Dieu manigancerait de ressusciter une humaine pour desceller le cube de protection d’un ange - mort depuis des centaines d’années -, tout ça pour l’enfermer dans un doigt, et vite parce que sinon Déluge sur le monde entier.



Il faut pourtant mettre au crédit d’Ignition Entertainment de n’avoir rien caché : les problèmes de cohérence étaient annoncés dès le titre du jeu : dans El Shaddai: Ascension of the Metatron, chaque nom pose en effet problème.

Le terme d’ascension, déjà, est trompeur : dans le jeu, Enoch ne fait que descendre, et même très bas (sur Terre, en enfer). Enoch a bien connu une « assomption » mais il s’agit du moment où Dieu l’appelle à lui, alors qu’Enoch a fêté 365 ans : « Il avait marché avec Dieu, puis il disparut car Dieu l’avait enlevé » [Genèse, 5, 24]. Le jeu commence bien après son assomption, alors qu’il a noirci, littéralement, des montagnes de livres au Ciel (Le Livre des secrets d’Enoch, ou 2 Enoch, est plus sobre : d’après lui, le scribe n’a eu besoin que de 366 livres pour noter ce qu’il a appris auprès de Dieu et des anges).



Par ailleurs, si Enoch est parfois nommé Metatron dans certaines traditions (« celui qui porte le message de Dieu »), le terme ne s’applique pas aux événements du jeu mais plutôt à l’exode des Hébreux dans le désert où, pour certaines sectes, Enoch est assimilé à l’ange guidant les Israélites dans le désert (qui n’est pas nommé dans l’Exode : « Voici, j’envoie un ange devant toi, pour te protéger en chemin, et pour te faire arriver au lieu que j’ai préparé » [Exode 23, 20]).

Ce terme de Metatron est un des emprunts au Livre hébreu d’Enoch (ou 3 Enoch) comme les 70 (ou 72) noms que porte Enoch. Ce même livre raconte d’ailleurs comment Enoch est devenu un ange, et le plus illustre parmi eux, épisode d’où le premier nom du jeu (« Angelic »), comme l’idée d’ascension, ont dû tirer leur origine.


Enoch change de nom pour se cacher des anges rebelles dans le jeu - alors qu’il les recherchent… , et pour désigner les 70/72 langues des nations du monde dont il est le prince (3 Enoch 4, 1).

Reste maintenant « El Shaddai », qui ne qualifie pas Enoch : c’est un des très nombreux titres qui désignent Dieu dans la Bible. Généralement rendu à la suite de sa traduction grecque (pantokrator) par « Dieu tout-puissant » ou « Tout-puissant », le nom de Dieu n’est pas le bon au bon moment :

Dieu parla encore à Moïse et lui dit : « Je suis Yhwh [Yahvé]**, je suis apparu à Abraham, à Isaac et à Jacob en tant que El Shadday, mais sous mon nom Yhwh je ne me suis pas fait connaître à eux » [Exode 6, à 11m].

Or Enoch, qui est l’arrière-grand-père de Noé et le père de Mathusalem, monte au Ciel 1163 ans avant que Dieu n’apparaisse devant Abraham (selon mes calculs, Genèse 17, 1). D’après la logique du récit biblique, Enoch n’aurait donc pas dû connaître Dieu sous le nom d’El Shadday mais encore sous son nom d’« Elohim »** tel qu’il apparaît dans la Genèse.

Les choses ne s’arrangent pas ensuite. Dès l’introduction, la mention d’un « deuxième déluge » que Enoch doit éviter en débusquant les « Veilleurs » confond une nouvelle fois la chronologie des patriarches (l’histoire ne peut se passer après l’arche de Noé puisqu’un Mathusalem vieillard déboule en cours de jeu pour enseigner quelques arcanes du combat à son père - or il meurt à 969 ans, l’année même du Déluge).


Les pommes de l’image représentent classiquement (et anachroniquement) les fruits de la sagesse volés par les Anges.

En fait de deuxième déluge, il s’agit bien de celui de Noé (Enoch, depuis le Ciel, l’annonce à Noé en 1 Enoch, 65), que les développeurs ont peut-être confondu avec le déluge également annoncé à la fin des temps (1 Enoch, 54).

Bref, à ce texte déjà bien embrouillé, répétitif et « un peu ennuyeux par endroits » dixit Sawaki Takeyasu, #LE JAPON en rajoute des tonnes comme il sait faire. Si une bonne part de ces ajouts en font une réussite incontestable (au moins visuelle), le scénario tombe dans l’enfer de la mission douteuse, c’est-à-dire que les motifs qu’il donne à nos actions sont battus en brèche par le déroulement du jeu, les informations qu’il distille et leurs incohérences.

Peace through tyranny (Megatron, 1, 1)

Être guidé par Lucifer (qui n’apparaît pas dans les trois Livres d’Enoch, pas plus que dans l’Ancien Testament d’ailleurs) est évidemment le premier élément qui met mal à l’aise. Sawaki s’en amuse jusqu’à l’habiller de noir, comme les anges déchus. Le soupçon est savamment maintenu puisque son rôle d’ange-espion renvoie même à celui de Satan dans le Livre de Job (où il apparaît pour la première fois, et où il observe et rend compte à Dieu des réactions de Job).
Quoi qu’il en soit, ses continuelles discussions téléphoniques avec Dieu sous-entendent que la mission assignée à Enoch ne se limite pas à boxer les anges déchus.

Lucifer a beau vanter dans l’introduction du jeu la liberté d’esprit d’Enoch, cette liberté, le jeu est assez dirigiste pour ne jamais la permettre : dans nos mains et sous nos yeux, Enoch se limite à gentiment mener à bien (?) sa mission. Un moment, porté par sa chevalerie, il se jette en enfer secourir une jeune fille, mais l’importance de la fillette à la fin (réincarnation de la prêtresse Ishtar), comme le flegme de Lucifer, font plutôt penser à une manipulation : la réaction d’Enoch et le sacrifice d’un ange pour le ramener (Lucifer insistant chaque fois sur son « amitié » envers Enoch) étaient prévus, le réveil d’Ishtar s’avérant essentiel (durant plusieurs phases bonus, Enoch doit aussi récupérer en enfer les « os d’Ishtar », éléments sans doute nécessaires à son réveil).

En tout cas, la mission telle qu’elle nous est présentée consiste pêle-mêle à « répandre l’amour, la pitié et le pardon au nom du Seigneur », à « renvoyer les anges déchus au paradis » en vue de « déchirer leur âme et les enfermer pour l’humanité » et, enfin, à libérer les hommes de leur « fausse évolution ».

« Fausse évolution » car, du point de vue des archanges qui assistent Enoch dans le jeu (Uriel, Gabriel, Michael et Raphaël), la sagesse humaine ne peut être qu’une manifestation de la sagesse divine. Ils vantent ainsi, à propos des armes volées par les Grigori et données aux humains, la manifestation d’une « sagesse que l’humanité ne saurait atteindre en 1000 ans ». Les anges déchus n’auront pourtant de cesse de se féliciter au contraire d’avoir « aidé les humains à libérer leur potentiel ».

Ce « potentiel illimité de l’humanité », la beauté et l’avancement technologique de certains niveaux le prouvent d’ailleurs suffisamment, au point que, d’après les Veilleurs toujours, « cette tour [où ils se cachaient du Ciel] surpasse le monde créé par Dieu ». Il n’est pas impossible en effet que la team God manque un tant soit peu d’objectivité, ce qu’Ezekiel, un(e) des Grigori, répétera inlassablement à Enoch : « ton fanatisme t’aveugle ».



Le joueur peut ne pas avoir les mêmes préventions qu’Enoch et sa bande, et ces anges, on a bien du mal à les condamner. Après tout, sinon d’avoir désobéi à Dieu, qu’ont-ils fait de mal ?

Alors soit, ils ont plus ou moins passé un pacte avec le mal (Bélial dans cette histoire**, mais c’est à moitié involontaire) et « les “évolués” vénèrent les anges comme des dieux», mais les Grigori n’ont pas totalement tourné casaque : en entrant dans la tour, on peut notamment admirer un vitrail gigantesque (et laid) à la gloire des quatre archanges qui nous épaulent.



Le crime des anges rebelles est-il d’apprécier les humains ? Le jeu souligne pourtant avec insistance l’amour sincère et réciproque qu’anges et humains éprouvent ; on est d’ailleurs accueilli dans la tour par des feux d’artifice et des cris de joie en l’honneur des Veilleurs. Quant à la dévotion du peuple devant Armaros, si télévisuelle qu’on pourrait la croire suspecte (peut-être la séquence la plus mémorable du jeu), elle est largement justifiée par l’héroïsme et le déhanché du Grigori.



Leur crime est-il enfin d’être tombé amoureux de certaines femmes ? Outre que cet amour est là encore réciproque, le coupable n’est-il pas plutôt le Dieu irascible qui a loupé sa Création en rendant femmes et anges interféconds de géants cannibales et qui décide de faire table rase ?

Prenons Azazel, le Grigori à la réputation la plus sulfureuse puisqu’il sera parfois assimilé dans la tradition à Satan (comme Semyaza ou Bélial en fait) : autant il apprend « aux hommes à fabriquer les épées et les glaives, le bouclier et la cuirasse de la poitrine » ce qui n’est en effet pas cool, autant

il leur montra les métaux, et l’art de les travailler, et les bracelets, et les parures, et l’art de peindre le tour des yeux à l’antimoine et d’embellir les paupières, et les pierres les plus belles et les plus précieuses et toutes les teintures de couleur, et la révolution du monde. (1 Enoch 8, 1)

ce qui pose moins de problèmes moraux. De toute façon, la proximité thématique de cet épisode biblique avec le mythe de Prométhée (et tellement d’autres), rend encore plus difficile, voire impossible, de prendre ces anges en grippe.

Alors il est vrai que tous les hommes ne sont pas unanimes : il y a bien un groupe de rebelles qu’Enoch rencontre dans son périple, les Freemen. On appréciera l’ironie de leur nom, le groupe se battant pour le retour aux lois du Seigneur précédent. Pour les rendre immédiatement sympathiques, faut-il ajouter aussi qu’ils sont dirigés par un prénommé Sin (!) portant une tête de mort sur le visage ? On a connu des leaders qui, de prime abord, inspirent davantage la confiance.

Quant à la cohérence de leurs idées, elle peut laisser songeur, exemple avec un dialogue à peu près inepte :

Leader des Freemen : nous ne voulons pas de ton bonheur illusoire.
Veilleur : pourquoi Dieu doit décider de tout ? Qu’avez-vous à dire à notre évolution ?
Leader des Freemen : nous déciderons de notre futur.

Ici, décider de son futur veut donc dire rejeter la sagesse et la connaissance apportés par les anges pour revenir à la vraie « évolution », celle de Dieu, qui justement n’évoluait pas. Il existe des logiques plus limpides.

Une fois la mission d’Enoch bouclée, quand la fin du jeu prétend qu’« à nouveau les hommes [vont] pouvoir décider librement de leur destin », la suspicion est donc forte : il n’est pas impossible qu’on ait au contraire décapiter pour longtemps les forces de progrès.

L’humanité inscrit dans son journal : El aboli

Dans la mesure où les Veilleurs n’ont pas totalement renié Dieu, on pourrait tout à fait considérer que le jeu illustre davantage la lutte de l’orthodoxie (Enoch) contre l’hérésie représentée par les anges.*** Ce serait cependant simplifier le contexte de la quête d’Enoch et prendre pour acquis ce qui, dans le jeu, ne va pas de soi : est-on sûr que le Dieu d’Enoch soit le seul, et le bon ?

Le nom même d’El Shaddai évoque en effet les premiers temps de la construction du Dieu biblique.

Dans le livre de la Genèse, le titre d’El Shadday semble être exclusivement utilisé dans des textes sacerdotaux du début de l’époque perse et comme épithète de Yhwh [Yahvé]. Les auteurs sacerdotaux utilisent donc un nom archaïque mais qui renvoyait, à leur époque encore, à une divinité vénérée en Arabie, pour construire une histoire de la révélation, en montrant que, dans le temps précédant l’apparition de Yhwh à Moïse (Exode 6), les Patriarches et leurs différentes lignées […] vénéraient différentes manifestations du dieu El.

L’importance des mentions d’El dans les récits patriarcaux et les différentes tentatives d’identification avec Yhwh pourraient garder la mémoire de la vénération du dieu El sous différentes formes par les ancêtres d’Israël.
Thomas Römer, L’invention de Dieu, p.109, 2014.

Avant d’être le Dieu unique, Yhwh a donc d’abord été le dieu d’un peuple, celui d’Israël. Le fait même qu’ Israël, « contien[ne] le nom divin “El” et non celui de Yhwh » indique même qu’il a été adopté après la constitution de ce groupe de tribus. A cette époque, il doit donc frayer avec d’autres divinités concurrentes.

Le livre des Psaumes garde quelques traces de cette identification progressive. Ainsi, le Psaume 82 s’ouvre par la description d’une assemblée de dieux présidée par El : « Elohim se tient dans l’assemblée d’El, au milieu des dieux il juge. » Qui est cet « Elohim » ? Puisque nous sommes dans contexte du « Psautier élohiste » ([où] des rédacteurs ont remplacé la plupart des mentions de Yhwh par « Elohim »), il est possible qu’il faille reconstituer un Yhwh primitif. Dans ce cas, il faudrait interpréter la scène comme reflétant l’ascension de Yhwh dans l’assemblée des dieux.
Thomas Römer, idem, p.169.

Cette même scène indique aussi que, puisqu’il s’élève dans la hiérarchie des dieux (c’est lui qui juge), il était au départ le subordonné d’El (et son fils, comme tous les autres dieux de l’assemblée, d’après d’autres Psaumes). Peu à peu, El sera assimilé à Yhwh (il ne sera plus que le nom sous lequel avant Moïse les peuples d’Israël et leurs voisins vénéraient Yhwh), et ce conseil des dieux réapparaitra sous la forme relativement inoffensive pour une religion monothéiste du conseil des anges (dans le Psaume 89 : « Dieu est terrible dans le conseil secret des saints, redoutable pour tous ceux qui l’entourent » p.177).

Le passage à une religion monothéiste et exclusive (il n’y a qu’un seul vrai Dieu) s’est donc fait lentement, à mesure que la concurrence était absorbée ou détruite, et Yhwh n’avait au départ ni l’importance ni la puissance que lui accorda ultérieurement la Bible.

Le jeu témoigne quelque part de cet « état intermédiaire » de Yhwh lors des épisodes de la tour cachée (sa recherche occupe le premier niveau) et du sauvetage d’une jeune fille des enfers (dans les textes anciens, on parlait plutôt de « shéol », où « la vie [serait] conçue sur le modèle du séjour du cadavre sous terre, dans le caveau familial, un lieu froid, humide et sombre », comme dans le jeu qui évite le cliché des flammes et des démons). Dans un cas comme dans l’autre, Dieu trahit qu’il n’a encore ni l’omniscience ni l’omnipotence que la Bible hébraïque lui attribuera plus tard (à partir du 8e siècle av. J.-C.) : il n’est pas plus capable de déterminer l’emplacement de la tour que d’aider Enoch aux enfers contre Bélial.

D’autres indices évoquent ce temps d’avant le monothéisme. Dès l’arrivée sur Terre, Enoch est fortement incité à détruire d’évidentes représentations de déesse de la fertilité. On pourrait évidemment dire qu’il s’agit de figurations d’Ezekiel (qui a une tête de mamie sympa et aime les hommes comme ses enfants) mais a) on est bien loin de la tour des anges rebelles, b) ces représentations si schématiques ne réapparaissent pas dans son étage. Il est bien plus probable qu’on fracasse des symboles de divinités tierces.



Encore plus étranges sont les noms des humains rencontrés dans le jeu, Sin, Ishtar et Nanna (le prénom de la fillette avant d’être « transfigurée » en réincarnation de la prophétesse). Ils correspondent en fait à des divinités mésopotamiennes antérieures au culte de Yhwh (et voisines géographiquement).

Sîn était ainsi le dieu de la lune (nanna en sumérien) et Ishtar (Ianna en sumérien), qui hante les jeux vidéo japonais depuis longtemps (exemple dans Catherine - attention spoiler), sa propre fille, la très importante déesse de l’amour et de la guerre ; comme par hasard, le mythe d’Ishtar comporte un épisode où elle va (et revient) des enfers.

On retrouve une Ishtar humanisée dans le Targoum Pseudo-Jonathan, une traduction occidentale de la Torah, où Semyaza et Azazel, descendus sur Terre, tombent amoureux des deux plus belles humaines, Ishtar et Naamah. Ishtar refuse d’accorder ses faveurs à Semyaza à moins que l’ange ne lui révèle le vrai nom de Dieu. Dès qu’il lui avoue, Ishtar le prononce pour monter au Ciel et lui échapper, Dieu en faisant une « étoile » (Vénus, comme la divinité mésopotamienne) pour la récompenser d’avoir refuser de pécher. Naamah s’avère moins chaste et, dans certaines versions, serait avec sa sœur Lilith la cause de la trahison des deux anges.

Le jeu El Shaddai procède ainsi sur ces divinités concurrentes comme la communauté des Yahwistes a établi lentement la domination de Yhwh : on rétrograde le rang des autres dieux, jusqu’à les réduire à des prophètes (Ishtar dans le jeu) ou à des humains (Sîn, Nanna).

Guère de religion

Sawaki le signale dans toutes ses interviews : il a pris « quelques libertés créatives afin de proposer une histoire plus moderne ».

La plus importante, qui peut aussi expliquer le déluge surnuméraire, redistribue totalement les rôles. Dans les Livres, Enoch a pour seules missions de descendre prévenir les Anges rebelles de la décision de Dieu (damnation sur eux et déluge sur Terre) puis d’y rester le temps d’enseigner à son fils Mathusalem ce qu’il a appris au Ciel. Ce sont les archanges Gabriel, Michael et Raphaël qui se chargent de ramener les anges déchus.



Les anges déchus supplient Enoch de formuler une requête au Seigneur (ce qu’il accepte de faire) et que Dieu refuse - il épargne tout de même Noé (prévenu par Uriel), arrière-petit-fils d’Enoch, sa famille et son zoo. Au contraire, dans le jeu qui est censé se dérouler après ce « premier » déluge, Enoch parvient à empêcher le deuxième en traquant lui-même les anges qui ont trahi.

Comme un gage aux religions du Livre que le jeu maltraite pourtant largement, Dieu n’est jamais représenté (sinon par le bras ascenseur au début) ; il est même dédouané de toute responsabilité pour le nouveau « plan de déluge » : le scénario le répète chaque fois, la sentence provient du conseil des Anciens (dont Semyaza faisait partie).
On comprend qu’il s’agissait de rester pour les développeurs « suffisamment prudents pour traiter le sujet de la manière la plus respectueuse possible » : leur matériau est potentiellement explosif, et il fallait éviter de froisser les croyants en collant à leur dieu des intentions trop cruelles. Tant pis si d’ailleurs, en le déchargeant partiellement de son pouvoir de décision, le scénario devient passablement incohérent avec le concept de dieu unique…



De toute façon, un dieu invisible, le mal symbolisé par un nuage poisseux, trois anges réduits à l’état de coquille vide, quatre archanges incarnés en oies, on se demande si l’équipe japonaise n’a pas exprimé autre chose que son rapport très lâche au religieux.

En tant que créatif japonais, je voulais inventer quelque chose qui ne pouvait sortir que de l’esprit d’un Japonais,

disait Sawaki lors d’une interview espagnole. Il ne fait aucun doute qu’il fallait voir « la religion comme un spectre de croyances » et viser « quelque chose d’interculturel et d’unique » (interview à Play3-live.com) pour placer autour du tombeau d’Arakiel deux représentations géantes d’Ungyo et d’Agyo, ces divinités qui gardent certains temples bouddhistes.

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Il fallait sans doute aussi être japonais pour faire un jeu basé sur la Bible tout en défendant un point de vue athée. La litanie autour des « hommes qui choisissent librement son destin », qui est un vrai tropisme du jeu vidéo japonais, peut-elle avoir un autre sens ? Difficile non plus de ne pas voir dans la répétition du motif des anges vénérés mais déjà morts un message du même genre.

Alors certes, le procédé scénaristique est aussi frustrant qu’efficace. En plus c’est peut-être également une référence à l’histoire du judaïsme, quand « en 63 avant l’ère chrétienne, […] Pompée s’empare de Jérusalem, entre dans le Temple et découvre qu’il est vide » (Römer, p. 322).

Le Temple reconstruit (le premier est rasé en -586 par l’armée de Nabuchodonosor) n’avait en effet plus aucune représentation divine depuis plusieurs siècles : devenu Dieu unique, Yhwh en avait perdu son nom propre (il est seul, il n’a plus à en avoir, et le prononcer devenait formellement interdit), et ce qui visait au départ à interdire les représentations d’autres dieux (y compris dans les temples mêmes dédiés à Yhwh, où la présence d’autres divinités est attestée - Shamash, Ashérah, etc.) a fini aussi par s’appliquer au Dieu unique, universel et transcendant qui a absorbé leur fonction et leurs pouvoirs (dieu solaire, maternel, qui juge, créateur du Ciel et de la Terre, etc.)

L’arche vide qui contenait Semyaza, chef des Veilleurs, était donc peut-être une référence à cet épisode. Passe également que le procédé soit réutilisé une seconde fois pour des problèmes de deadline : nombreux sont les joueurs qui ont dû prendre le tombeau d’Arakiel pour un énième bouton d’ascenseur (ce qu’il fait aussi) ; même les angles de vue étaient bâclés, puisque on ne voit correctement les deux statues que dans une vignette à la fin du niveau (image au dessus).

Que la ficelle scénaristique soit utilisée une troisième fois, et pour un ange, Baraqel, déjà présent dans la version de 2007, on se dit plutôt que le jeu cherche vraiment à faire passer un message…






* A la suite du livre L’Invention de Dieu de Thomas Römer (Seuil, 2004), abondamment cité, j’utiliserai ici le mot Bible pour faire référence à la Bible hébraïque, dont le canon a commencé à être fixé entre -400 et -350. Il correspond en gros chez les chrétiens à l’Ancien Testament, la première partie de leur Bible, sachant toutefois qu’il ne comprend pas tout à fait les mêmes textes selon qu’ils soient catholiques, protestants ou orthodoxes.

** Le nom de Dieu est d’autant plus problématique que « dès le 3e siècle avant notre ère, le judaïsme avait commencé à ne plus le prononcer » (Römer, p. 39). En hébreu, il a ainsi été remplacé par elohim (qui peut autant vouloir dire « Dieu » que « dieux »). La traduction grecque de la Bible hébraïque a ainsi préféré theos (Dieu), kurios (Seigneur), pantokrator (le Tout-puissant), les protestants utilisent souvent « l’Éternel » etc.
Avant que son nom soit remplacé, il était rendu à l’écrit par le tétragramme Yhwh (en hébreu ancien, seules les consonnes étaient inscrites), ce qui pose aujourd’hui des difficultés pour s’assurer de sa prononciation originelle (Yahô, Yahou ?) - - Jéhovah est une tentative hasardeuse du 13e siècle. la prononciation « Yahvé » est en tout cas bien plus récente (paraphrase de Thomas Römer toujours).

** Bélial est un ange rebelle souvent mentionné dans les manuscrits de la Mer morte. Il est plus tard assimilé à Satan, ou du moins à un démon majeur. Plus tard, il sera même le démon de l’homosexualité (dans le Dictionnaire infernal de Collin de Plancy). Si ce n’est pas un clin d’œil des développeurs, la coïncidence avec l’ambiance du jeu, le design efféminé des protagonistes souvent torse nu et les relations entre Enoch et Armaros, si persuadé d’être « son ami », est absolument incroyable.
Certaines « prophéties d’Ishtar » précisent ses rapports avec les Veilleurs : ce « prince » aurait passé un pacte avec eux, avant qu’ils ne comprennent trop tard qu’ils avaient ainsi voué l’âme de leur peuple aux Ténèbres. Ces informations ne sont jamais exprimées clairement durant les phases de jeu.

*** Sawaki citant les Manuscrits de la mer morte comme sources inspiration, il n’est pas impossible non plus qu’il ait été influencé par le dualisme de la communauté de Qumrân, qui croyait à un affrontement entre « fils de lumière » et « fils des ténèbres » (Römer, p. 321).

Merci beaucoup à Salvador Dalek (les deux premiers titres sont de lui), Youloute, Flameche, Morolian, Michel Pimpant, Pixoshiru et bien sûr Game_B pour vous avoir évité les jeux de mots les plus nuls. J’ai quand même insisté pour le El aboli, paix à l’âme de Brecht.