À la première écoute, les yeux fermés, on pense 1986. Out Run. Des nappes de synthé languissantes comme des vagues sur une plage de sable blond, une belle voiture, des kilomètres d’asphalte.

À la deuxième, on dit non, pas tout à fait Out Run… On cherche ; cette boite à rythme un peu guerrière au milieu du morceau ressemble un peu à celle d’Afterburner (1987, Sega aussi), mais la ligne de téléphone coupée que l’on entend à la fin du premier tiers du morceau, comme un signal de vacances… non, ça ne correspond pas.

Encore une écoute…
Ça y est ! Cette musique semble tout droit sortie de Power Drift, de Sega aussi (1988) ; la course C par exemple, avec sa musique, Silent Language.


Toujours avec des voitures, toujours avec des belles plages, des palmiers et des couchers de soleil.

Allez, vous pouvez bien l’écouter une dernière fois, moi je n’arrête pas depuis 3 semaines.
Laissez les racines des palmiers plonger profond dans votre tête. Vous pressentez leurs feuilles qui s’épanouissent ? L’horizon se dégrade-t-il de l’orange au violet ?

Alors vous pouvez ouvrir les yeux.

Couverture du cédé japonais

Devant vous, Metal Black, shoot ‘em up horizontal de Taito, sorti en 1991 (et repris dans Taito Legends 2).

La musique n’est pas de Hiroshi Miyauchi, le génie des productions Sega citées plus haut, mais de Yasuhisa Watanabe (Yack.), membre jusqu’en 2000 de Zuntata, équipe interne de Taito.

Cette musique accompagne le second stage bonus du jeu, où la vue devient exceptionnellement subjective : devant vous une caverne organique et des monstres informes.

Déçu par le spectacle ? Le retour à la réalité est difficile ? (Ironiquement, le morceau s’appelait Non-fiction.)
C’est exactement l’état d’esprit qui convient à la situation : en 2052, des hordes extra-terrestres ont ratissé la planète grâce à leur technologie supérieure. Les palmiers ont disparu.

Peu de choses ont survécu à l’invasion d’ailleurs. Les dessinateurs industriels, par exemple, ont tous péri : votre vaisseau, le Black Fly, est le plus laid de l’histoire du shoot ‘em up : il a un goitre.

Heureusement quelques scientifiques ont survécu, et sont parvenus à rétro-ingénier l’armement ennemi pour exploiter la même source d’énergie (des sortes de brins d’adn multicolores flottant dans l’air).

Ces brins d’adn alimentent un laser (4 niveaux d’accumulation), convertible en gros rayon ou en nuée d’éclairs. À part ce laser, rien d’autre ne vous aidera : pas de tir pour couvrir les arrières, rien pour tirer en diagonale, de bombes air-sol, etc. Avec Metal Black, oubliez 15 ans de raffinement du shoot ‘em up.

Ne croyez cependant pas que le jeu est mauvais. Au contraire, malgré son absence de sophistication, Metal Black est incroyablement attachant. C’est qu’il a le charme de ses imperfections, l’attrait des brouillons, du travail raturé, abandonné puis repris, comme Les aventures de Moktar et Titus the fox, Super Mario Bros 2 et Doki Doki Panic : sous chacun d’eux, en palimpseste, un autre jeu est encore en dépôt, parfois palpable. Ainsi, sous Metal Black, c’est un Darius qui se cache.

Du Darius III avorté, Metal Black a conservé peu de traces : le jingle avant l’arrivée d’un boss (mais pas l’inscription “Warning”) et beaucoup d’ennemis aquatiques, dont un proto-Titanic Lance tout moche.
Le projet Darius III abandonné, renommé Project Gun Frontier II sans plus de rapport avec Gun Frontier I, il a fallu noyer le poisson, éponger l’univers aquatique par des retouches grossières et remplir les vides. C’est l’autre charme de Metal Black : avoir été complété par un peu n’importe quoi (Giger, des clones, des robots, l’ADN, etc).
Les sprites sont affreux, défigurés pour faire oublier leur lointaine ascendance, sans cohérence graphique, et avec des patterns parmi les plus misérables que j’ai vues : prenez ceux-là, qui se déplacent en groupes ; ils arrivent, stoppent, tirent toujours à 45 degrés puis repartent. Ou lui, une sorte de ver qui n’apparaît qu’une fois dans le jeu, si minable qu’on le délaisse jusqu’à ce qu’il vous écrase entre le plancher et le plafond qu’il a fait se rejoindre.



À gauche, simili Titanic Lance, boss poissonneux sur plusieurs écrans. À droite les fameux tirs à 45°.

Enfin il y a celui-là, le boss le plus laid de l’histoire, un truc arachnéen qui va et vient en déplaçant une grosse boule tirant des lasers, le long d’un monstre (l’article wiki us parle d’opabinia…) qui prend la moitié de l’écran et ne fait rien, sinon agiter un truc avec des dents pour charger le super tir du boss. C’est à vivre.

Tout n’est pas manqué heureusement. Vous savez déjà que la musique, constamment décalée, jamais totalement adaptée à la situation, est parfois magnifique.
Il faudrait aussi parler des effets psychédéliques continuels et souvent laids (explosions des boss, arrière-plans, combats de super tirs entre les boss et votre mouche noire - essayez, c’est amusant) et de certains moments incroyables, comme le deuxième niveau et sa surprise finale - non je ne vous dirai pas quoi.

En tout cas, je vous dirai de l’essayer fissa. Il est court, 6 niveaux, et mérite les 20 minutes que vous y passerez - les continues sont infinis.

Metal Black est un jeu rare.
Rare parce que ni bon, ni mauvais - seulement de mauvais goût.
Rare parce que derrière le métal sans valeur, on pressent une transmutation alchimique ; derrière la vilaine petite mouche, on croit apercevoir un animal aussi noble que la vipère.
Rare enfin parce que ce jeu parvient, alors que la terre est détruite et que vous êtes englué dans un boyau saumon infesté de monstres violets, à réveiller votre goût des belles choses, et votre mélancolie des palmiers.