Infligeons-nous encore un peu de Virtua Fighter, voulez-vous ? 

Cette fois intéressons-nous au paradoxe du « combattant virtuel fantôme » Siba/Shiba/Majido Ab dul : après tout, quel autre personnage abandonné à cause du désintérêt des joueurs en location test* est aussi populaire que lui ?

Si on se remet dans le contexte de l’époque, c’est en fait assez compréhensible, en tout cas pour nous autres pauvres adolescents occidentaux : devinez qui était sur les captures d’écran que nos magazines de jeux vidéo utilisaient abondamment, notamment pour illustrer leurs articles sur la Saturn qui s’annonçait ?

 Les Consoles + de novembre et décembre 1993, mars et mai 1994 utilisent constamment le même cliché, de plus ou moins bonne qualité selon les numéros. Et c’est encore Shiba que l’on retrouve dans le Joypad de décembre 1993. 

Un commentaire dans une émission de Ken Bogard consacrée à la série résume exactement ce que je croyais savoir depuis des décennies : 

AKIRA est apparu en dernier dans le cast et a remplacé Shiba (Un rashid avant l’heure.) Yu Suzuki a absolument voulu mettre un pratiquant de Hakkyokuken (baji quan en japonais) depuis le stage d’arts martiaux imposé à tous les développeurs et son voyage en Chine où il a rencontré des maîtres de Baji quan. […] Katagiri était triste de voir son perso disparaître car ça devait être le perso principal. 

Il semble pourtant que tout est contestable, la nostalgie de Daichi Katagiri à part. Depuis des années, le lobbying du producteur de Sega a en effet été intense. On se souvient notamment de l’inclusion de Shiba dans Fighters Megamix (1996, Saturn) dont il était le «game coordinator » :

Remarquez ses « roots » :  Virtua Fighters en katakana, nom du jeu tel que présenté à l’Amusement Show d’août 93 (AOU).

Peut-être aviez-vous aussi entendu Katagiri digresser sur Shiba dans une vidéo officielle de présentation de Virtua Fighter 5 Final Shodown (2012, PS3/360), où le personnage n’apparaît pourtant pas (je reproduis la traduction officielle, qui porte à caution on le verra) :

Avant la création d’Akira j’ai travaillé sur un personnage nommé Siba. Je l’aimais bien, il avait une apparence assez unique. Mais un beau jour Siba a été remplacé par Akira, qui portait un kimono blanc. La seule explication plausible à ce revirement était qu’à l’époque Suzuki-san se passionnait pour le Hakkyokuken. On m’a demandé de remplacer Siba par Akira parce que Siba avait obtenu de mauvais résultats lors des tests.

Ajoutons les bornes d’arcade américaines où une illustration de Shiba remplace celle d’Akira, l’affaire était emballée : renforcée par quelques distorsions cognitives du type biais d’ancrage et aversion à la perte, la fiction d’un injuste changement de casting s’est imposée dans notre esprit.

Il n’est cependant pas inutile de rappeler que Daichi Katagiri n’a été tout au plus qu’un consultant lors du développement du premier jeu (à l’époque il travaillait sur Daytona USA). Il était par contre un joueur privilégié, profitant des bornes de test dans les locaux de Sega, et dont l’avis était écouté par les développeurs, Yu Suzuki compris, son expertise de meilleur joueur de Street Fighter 2 de l’entreprise étant reconnue. Il n’a donc ni « travaillé » sur un personnage, pas plus qu’on ne lui a « demandé de remplacer » l’un par l’autre. 

En se basant sur une transcription largement automatisée de l’interview, Katagiri ne semble jamais dire qu’il y a travaillé, ni que c’est lui qui a été chargé de le remplacer : 

アキラ が 居 な い 頃 に シバ っ て いう キャラクター が 元々 い た ん です よ 僕 そ の キャラクター すごく 好き な ん です 。ある日突然なくなっててその代わりになぜかアキラっていう白い道具を着たキャラクターが入ってたっていうことは覚えてるんですけど,  なぜっていうと一番その時ロケデスみたいな使用率がやっぱり低かったんでそのキャラと変わっちゃったんだっていう話は聞きましたね。

ce qui donnerait : « Quand Akira n’était pas là, il y avait un personnage appelé Shiba avec qui j’aimais beaucoup jouer parce qu’il avait un look particulier. Un jour il a soudainement disparu pour je ne sais quelle raison et a été remplacé par un personnage en kimono blanc nommé Akira. J’ai entendu dire que c’était à cause de son faible taux d’utilisation lors des tests. »

Si Akira a été présenté très tardivement (il me semble qu’il n’est dévoilé que dans le numéro de novembre de Beep Megadrive), en conclure qu’il a été ajouté en dernier c’est aller vite en besogne ; voilà ce qu’en disait Yu Suzuki, producteur du jeu, en 2019 (source, d’où provient également l’image ci-dessus, je laisse la question à dessein) :

ALFONSO MARTÍNEZ (SEGASaturno) : Akira Yuki paraît être une inclusion de dernière minute dans le premier Virtua Fighter, remplaçant Siba. Comment le personnage a-t-il été conçu ?
YU SUZUKI: Non, Akira était là dès le départ. Siba est un personnage différent. [la question semble le surprendre.]
Akira et Siba sont des personnages différents.
AM: Mais nous avons vu une ancienne borne d’arcade où Akira n’était pas là et le personnage à la place était Siba.
YS: Akira était bien là depuis le début. [Il ne semble pas avoir être au courant de l’existence de cette borne].

En fait, si « Akira était là depuis le début » (mais pas sous ce prénom**), c’est surtout du fait d’un manga qui a d’abord influencé Seichii Ishii (designer principal du jeu) puis Suzuki (source) :

Il y a avait des post-its partout dans les volumes du manga Kenji. J’ai fortement conseillé à Yu Suzuki de s’y intéresser et je me souviens l’avoir présenté à l’équipe comme matériel de référence […]  [Yu Suzuki] semblait passionné par le manga […] au point de vouloir appeler le jeu « Virtua Fighter Hakkyoku-ken ».

On pourra alors se demander pourquoi il a été présenté si tard : technique de marketing pour maintenir l’intérêt ? Manque de temps pour implémenter sa panoplie de coups dans les location tests à 50 et 60% (AM Show compris)*** ? Si on appréhende la difficulté des premiers joueurs face au jeu durant l’AOU (qui passent leur temps à faire des coups sautés), il a peut-être aussi été mis de côté à cause de sa technicité. 

On en vient même à se demander si Shiba n’a pas seulement été pensé comme un filler, le temps de ménager Akira, pour une raison ou une autre : après tout pourquoi lui et pas les autres boss ?, d’autant que toutes les builds du jeu n’ont toujours proposé que 8 emplacements de personnages jouables.

 

À suivre (peut-être, pour un dernier promis).

 

 

* D’après Nakajima d’AM2 Research, « il a disparu en raison d’un faible taux d’utilisation lors des tests de localisation. […]  Jackie avait le salto et Lau le piétinement mais Shiba n’avait pas de mouvements uniques, ce qui explique peut-être son manque de popularité. Il n’était pas cool. » (Virtua Fighter the beginning, 1996).

** Le prénom d’Akira Yuki serait inspiré du pseudonyme d’un journaliste de jeu vidéo de l’époque (Akira Hibiki), le Yu de Yuki provenant du prénom de Suzuki (source). Le jeu contient toujours un prototype d’Akira nommé Kenji (qui ressemble furieusement à Kenshiro d’Hokuto no Ken dans un de ses costumes).

*** C’est un peu contradictoire sachant l’importance du manga Kenji (où le personnage apprend le Banji Quan) : « dans le développement du prototype, nous avons créé les mouvements à partir des cases de mangas comme Kenji », ce qui laisse penser que les techniques d’Akira étaient au contraire parmi les premières à être implémentées.

PS : le voyage en Chine de Yu Suzuki et sa confrontation avec le maître de Hakkyokuken/Baji quan pompette qui le défonce a lieu après la sortie du premier jeu, au cours du développement du deuxième épisode. Les images des magazines proviennent d’Abandonmag et d’archive.org pour Beep Megadrive.