N’ayant rien trouvé de mieux pour étouffer le désir pour quelque chose (en l’occurrence le G&W Zelda qui attend depuis trois semaines, non ouvert, sur une étagère) que l’attiser pour une autre, je naviguais mollement sur un site d’enchère japonais, à la recherche de jeux électroniques méconnus et abordables qui m’amuseraient davantage qu’un Game&Watch qui n’en a que l’apparence. Bref j’ai découvert Harikiri Waiter (Epoch LCD Game).

« Harikiri Waiter », le serveur enthousiaste. Ce n’est sa tonalité anti-existentialiste qui m’a d’abord intéressé (« il joue, il s’amuse. Mais à quoi joue-t-il ? Il ne faut pas l’observer longtemps pour s’en rendre compte : il joue à être garçon de café ») ; j’aimais plutôt l’idée d’un jeu destiné aux enfants où il fallait servir de la bière.

Je dis « pour enfant » d’après cette publicité dans un Comic Bonbon de mars 1990 (qui permet de situer une sortie du jeu courant 89, vu l’absence de “NEW” à côté). 

Si la vogue des jeux électroniques était passée au Japon depuis longtemps à cette période, le jeu connaîtra néanmoins une autre sortie, deux ans après, sous un nom plus en rapport avec l’horreur des conditions de travail (Waiter Panic) et une carcasse moins encombrante.

Malgré son titre anglais et ses personnages habillés à l’occidentale, le jeu est resté cantonné au marché japonais. Pourquoi situer la scène à l’étranger alors ? On peut supposer que les concepteurs expriment ici un point de vue sur l’étranger en général, et les étrangers en particulier, leur apparence et leur comportement (qu’un employé puisse se laisser déborder par la vaisselle sale et la lancer dans la salle doit paraître plus plausible si la scène se déroule en dehors du Japon)*.

Sans doute valait-il mieux que le jeu reste dans l’archipel de toute façon : la représentation d’un des clients aurait choqué par son racisme une bonne partie de la population en Europe ou aux États-Unis, et ce dès 89.

On remarquera au passage que le client vient en maillot de corps (ou manches retroussées) et flanqué d’une sorte de casquette de marin, ce qui évoque un métier physique. Coup double, le jeu représente non seulement de manière caricaturale un homme de couleur mais y superpose un racisme de classe : quand il n’obtient pas ce qu’il demande, c’est le seul personnage qui jette violemment un verre. Classe laborieuse, classe dangereuse.

Certains rétorqueront qu’il s’agit d’un jeu en noir et blanc, d’où cette caractérisation sans nuance, qu’il s’agit de caricature innocente, les créatifs japonais étant géographiquement et historiquement loin de ce genre de considérations, et leur pays sans lien contentieux avec l’Afrique, la traite négrière ou la décolonisation. Pour le dire comme John Gillin, directeur du marketing chez Capcom USA, « la culture japonaise était un peu différente de la nôtre, comme notre histoire, et comme leur sensibilité à ce genre de situations. »**

On peut vouloir transposer ce que Fredrik Strömberg appliquait aux classiques de la bande dessinée : « au Japon, le cas de la représentation des Noirs dans les mangas est tout à fait particulier en cela que les dessinateurs du cru n’avaient pour ainsi dire aucun contact avec la véritable population noire. Mais l’influence directe de la BD américaine sur les premiers mangas y causa l’apparition des [stéréotypes américains], “exportés” selon un angle purement visuel, sans connaissance profonde des circonstances historiques qui leur donnèrent naissance. »*** Revenons aux jeux électroniques, qui expriment aussi une indéniable influence américaine, du style graphique rappelant parfois le cartoon jusqu’aux thèmes, qu’il s’agisse d’enrayer l’attaque d’un fort par les Amérindiens ou de guider Mario transportant des bombes pendant la guerre du Viet-Nam.

Les Japonais emploieraient des stéréotypes sans en percevoir la portée raciste, en premier lieu parce que ces clichés discriminatoires ne seraient pas les leurs : comme le souligne John Russel, « une analyse des conventions graphiques et littéraires employées pour représenter les populations noires montre leur ressemblance frappante avec celles qui ont dominé en occident et dont l’influence dans la formation des perceptions japonaises peut être repéré depuis aussi longtemps que le 16e siècle. »***

Cette vision tend cependant à faire des Japonais non seulement des ignorants mais aussi les idiots utiles de l’hégémonie culturelle WASP. Par ailleurs, elle dédouane un peu vite les Japonais, qui avaient beaucoup plus de contacts avec les populations noires (du moins afro-américaines) que Fredrik Strömberg ne semble l’admettre : depuis 1945, les G.I. afro-américains sont présents en masse, l’exemple le plus emblématique étant le 24e régiment d’infanterie situé à Okinawa puis à Gifu de 1947 à juillet 1950 (il est alors déplacé en Corée), entièrement composé de femmes et d’hommes afro-américains.

Les Afro-Américains étaient cependant loin de représenter la majorité des soldats stationnés, contrairement à ce que laissent penser, par exemple, les quelques travaux de Nasu Ryōsuke présentés en ligne sur le site du musée qui lui est consacré (caricaturiste émérite, plutôt anti-militariste et irrévérencieux, Nasu a tenu la rubrique du dessin de presse 50 ans durant au Mainichi Shimbun, journal classé plutôt au centre-gauche).

Ils ne sont évidemment pas représentatifs de tout l’œuvre du dessinateur, et ils ont été produits durant l’occupation militaire du pays, d’où peut-être la violence du propos. Il n’en reste pas moins qu’ils auraient pu être produits par l’extrême-droite occidentale la plus hargneuse et la plus consciente de ses choix et de ses effets : les soldats afro-américains y sont représentés nus et monstrueux, en tout cas libidineux et affublés d’un bérét qui ne manque pas de figurer deux cornes. Pourquoi choisir en priorité des soldats noirs de peau pour désigner l’armée des USA sinon que cela représente, dans l’esprit de l’artiste ou du public qu’il vise, une attaque supplémentaire ? On voit que dans leur façon de sélectionner le plus à charge parmi la gamme de stéréotypes dont ils ne disposeraient que « selon l’angle purement visuel », les artistes japonais se montrent curieusement talentueux****.

Il serait hasardeux d’interpréter trois dessins sans autre note d’intention. Le dessinateur avait-il conscience de leur charge discriminatoire ? Le vice n’est-il que dans mon oeil ? On imagine mal en tout cas la moindre véléité politique ou polémique dans un jeu à destination des enfants japonais : comment pourraient-ils la saisir ? Tout au plus peut-on être sûrs que les concepteurs du jeu ont representé le monde tel qu’ils pensaient qu’il était. Cela n’absout évidemment rien : c’est ainsi que les clichés perdurent à travers les générations et traversent les frontières, lovés à bas bruit, mais toujours aptes à révéler leur toxicité.

 

 

* De fait il y a très peu de jeux électroniques qui s’inspirent directement de la vie quotidienne au Japon ; on peut citer quelques contre-exemples chez Bandai : Daijishin (retenir ustensiles et meubles durant un tremblement de terre) ou Rush Hour (empêcher les chutes d’usagers sur la voie des rames de métro qui dégueulent de passagers).

** Matt Leone, « Street Fighter 2: an oral history » (Polygon, 2014), entretien dans lequel Gillin fait référence à la cinématique d’introduction de SF2 : elle « montrait deux personnages qui s’affrontaient. […] L’un était blanc, l’autre noir, et ils se battaient l’un contre l’autre. Et puis vous réalisez que la foule entière qui les entoure est blanche. Alors vous avez tous ces blancs, dont celui qui affronte le seul noir de la scène et qui lui colle un direct au menton, et ce noir s’effondre sous les hourrahs de la foule… L’homme qui m’a écrit la lettre était afro-américain, et il était consterné par les sous-entendus racistes de la scène. Quelque part c’était amusant car je n’y avais jamais prêté attention, mais j’ai regardé une nouvelle fois, et là ça a fait clic. »

*** Fredrik Strömberg, La propagande dans la BD, Un siècle de manipulation en images, Eyrolles, 2010, pp. 20-21. John Russell, « Race and Reflexivity: The Black Other in Contemporary Japanese Mass Culture », Cultural Anthropology 6, no. 1 (1991), p.4.
**** On peut certes imaginer que Nasu, comme les mangakas depuis Tezuka jusqu’à Toriyama (et dont les éditions comportent presque toutes une adresse de l’éditeur assurant de l’humanisme des dessinateurs) et pourquoi pas le dessinateur en charge du jeu chez Epoch, ne visaient pas à hiérarchiser la menace étrangère (les GI Afro-Américains pires que les autres soldats américains) mais à varier au maximum les physiques de leurs personnages et/ou à exprimer une altérité maximale entre les Japonais et les autres.

Les images proviennent de diverses petites annonces.