Gungriffon, futur imparfait
Par Game A le 27 septembre 2014 - La Vie vs les jeux vidéo(s).7 minutes

L’invasion abracadabrante de l’Ukraine par des troupes russes « volontaires » aux écussons nationaux laissés au pays aura peut-être rappelé à certains joueurs de Gungriffon (Sega Saturn, 1996) le déclenchement de la 3e Guerre Mondiale.
D’après le scénario de la version originale* (japonaise) du jeu, c’était en effet par l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le 23 février 2015, que le conflit d’abord localisé en Afrique du Nord (Tchad, Tunisie, Libye et Égypte) dégénérait en guerre sur tout le continent eurasiatique. Trois blocs de pays s’opposaient alors : l’APC (Asia-Pacific Community) qui volait au secours de l’Ukraine, la PEU (Pan European Union) qui soutenait l’invasion russe et, plus tard, l’AFTA (American Freedom Trade Association) qui allait écraser les deux premiers.
Alors que le premier épisode de la série a fêté sa majorité en mars dernier et que nos calendriers ont largement rattrapé sa chronologie fictive, il est peut-être temps d’évaluer la justesse des anticipations du jeu.
De prime abord, certaines réussites sont éclatantes : à la sortie du premier jeu, en 1996, la Russie était encore un bac du sable du libéralisme et de la corruption. Imaginer alors que, vingt plus tard, la Russie revendiquerait son hégémonie perdue n’allait sans doute pas de soi, et il faut mettre ce pressentiment au crédit de feu Takeshi Miyaji (ou de quiconque a participé au scénario). Même chose pour le retour de la Libye parmi les nations diplomatiquement fréquentables, ou le leadership de la Chine sur l’Asie, qui en 1996 étaient loin d’être évidents. Il faut toutefois rapidement admettre que ces perles d’anticipation géopolitique étincellent d’autant plus que les autres paris de Gungriffon ont tous échoué.
Avec ses oppositions d’armées nationales (souvent) dans de grandes étendues rurales, le jeu rate tout d’abord ce qui est devenu la réalité même de la guerre contemporaine : elle se caractérise aujourd’hui par les conflits asymétriques (qui n’opposent plus deux États entre eux) et le ciblage plus ou moins collatéral des populations civiles (lors des attentats bien sûr, mais aussi des frappes de drones, qui élargissent la définition juridique du combattant - devenu toute personne tenant une arme, même en dehors d’un lieu de conflit bien défini), toutes choses absentes du jeu.
Par ailleurs, si en 1996 l’idée d’une Union Européenne incluant aussi la Russie (« PEU ») pouvait ne pas sembler totalement saugrenue, celle d’une armée européenne commune était déjà beaucoup plus spéculative : après tout, l’histoire des 60 ans de construction européenne est autant le récit d’un succès politique et économique que celui d’un échec militaire (dont l’échec de la CED en 1954 est à la fois le premier jalon et le chant du cygne).
Quant à l’existence même de l’APC, difficile de penser aujourd’hui que les scénaristes et les joueurs japonais aient pu y croire un seul instant, compte-tenu des tensions actuelles entre la Chine, le Japon et la Corée. A moins qu’il ne s’agisse du témoignage émouvant d’une époque où les chefs de gouvernement japonais étaient responsables et courageux (entre 93 et 96, deux Premiers Ministres, Morihiro Hosokawa et Tomiichi Murayama, avaient présenté des excuses officielles à la Chine et à la Corée pour les actes de guerre commis par le Japon durant la 2e Guerre) et qu’une réconciliation entre le Japon et ses voisins en était devenue crédible.
Deuxième possibilité, il s’agissait d’une incohérence pour en faire avaler une autre, plus grande encore pour un Japonais de l’époque : celle d’un Japon impliqué dans une nouvelle guerre. Le leadership de la Chine dans cette APC était peut-être seulement le seul moyen scénaristique d’imaginer un Japon actif dans un conflit d’envergure. Ainsi, dans le scénario des jeux, c’est la Chine qui demande au gouvernement japonais de réviser sa constitution pacifiste (le Japon obtempère en 2010), et c’est elle qui prend les initiatives, tandis que le Japon renâcle à plusieurs reprises (en 2008 quand le Vietnam déclare la guerre à la Chine, en 2015 quand le conflit semble perdu contre l’AFTA). Si Gungriffon avait été développé de nos jours, compte tenu de la politique va-t-en-guerre du gouvernement japonais actuel, ce subterfuge aurait été tout à fait superflu.
Cette précaution, si elle était avérée, serait cependant le seul gage donné à la vraisemblance, car le scénario des jeux s’évertue aussi à ignorer soigneusement tous les points chauds de la géopolitique de l’époque : outre les relations du Japon et ses voisins, Israël n’apparaît a priori* nulle part dans la chronologie du conflit, comme l’Irak et le Proche-Orient (Égypte à part), le Pakistan et l’Inde ou les Balkans. La 3e Guerre selon Gungriffon se présentait comme une guerre qui allait opposer le monde en 2015 mais s’évertuait à ne froisser personne en 1996, comme construite sur une table rase géopolitique (quelques tropismes mis à part, le Royaume-Uni qui sort de la PEU quand tout va mal pour s’allier aux États-Unis par exemple).

En fait, le système d’alliances dans Gungriffon parait non seulement frustre et contredit par les faits mais, plus encore, périmé : avec ses affrontements de blocs d’alliances, la 3e Guerre Mondiale de la série de Game Arts semble en effet aligner un peu scolairement les souvenirs des deux Guerres précédentes : les USA réactivent une sorte de doctrine Monroe en 2005 (les bases internationales ferment et les deux Amériques vivent en vase clos), entrent dans le conflit forcément tardivement (et par un Pearl Harbor inversé, l’AFTA attaquant par surprise l’APC), la France connaît un deuxième débarquement en Normandie, perd une nouvelle fois très vite, etc.
L’enjeu même du « conflit eurasien », sous-titre du premier jeu, évoquait d’ailleurs peut-être davantage un fantasme de géostratège amateur qu’une véritable anticipation : l’occupation temporaire de l’Europe de l’Est (Russie comprise) par l’APC puis l’AFTA parait en effet une sorte d’application de la théorie du Heartland de Halford John Mackinder. Celle-ci proposait en 1904 de considérer l’Afrique, l’Europe et l’Asie comme un seul ensemble (l’Île-Monde) et une zone partant de la plaine ukrainienne jusqu’à la Sibérie comme son « Heartland » (ou son « pivot »). S’ensuivait que :
Qui contrôle l’Europe orientale contrôle le Heartland;
Qui contrôle le Heartland contrôle l’Île Monde;
Qui contrôle l’Île Monde contrôle le Monde.
Autant dire que la Russie, qui tenait l’essentiel du Heartland, avait un avantage gigantesque. On a même considéré longtemps que le pays était virtuellement imprenable à cause de la profondeur stratégique que lui procurait l’immensité et la richesse de son territoire : même contrainte à la retraite, l’armée ne serait jamais acculée, pourrait toujours regrouper ses forces pour contre-attaquer, tandis que les envahisseurs rencontreraient forcément, à un certain moment, des difficultés d’approvisionnement en troupes et en matériel (Mackinder note toutefois que le chemin de fer a entamé cette invulnérabilité).
De ce point de vue, Gungriffon pourrait bien n’avoir été que le bac à sable d’un amateur de batailles s’amusant à appliquer à la lettre la conclusion de l’article de Mackinder : « si les Chinois parvenaient sous l’effet de l’organisation japonaise, à renverser l’empire russe et à occuper son territoire, ils pourraient constituer le péril jaune [sic] menaçant la liberté du monde pour la seule raison qu’ils ajouteraient une façade océanique aux ressources du Grand Continent, avantage qui demeure jusqu’à présent interdit à l’occupant russe de la région-pivot. » L’intelligence du ou des scénaristes de Gungriffon ne se limitant pas à faire réussir l’APC là où Napoléon et l’Allemagne nazie avaient échoué, mais également à la laisser finalement perdre, comme un gage de la fiction à la réalité.
* Sur les différences entre la version japonaise et sa réécriture honteuse par chez nous, voir cet ancien article.
Les informations de la chronologie s’appuient presque exclusivement sur le site si complet de Jagaimo, et cette page en anglais particulièrement - les jeux étant eux-mêmes assez chiches et épars sur le sujet. Les illustrations sont de Tomoaki Okada et ont été réalisées en 1998 pour Gungriffon II. La traduction de l’article de Mackinder sur le « Pivot géographique de l’histoire » est disponible sur le blog des Études Géopolitiques Européennes et Atlantiques, la dernière citation en est tirée.
Commentaires
Ayé ! J'ai lu et je confirme mon RT. Mon bon sens avait raison !
Rien à redire sur ton article, c'est nickel, même pour moi qui suis une tanche en géopolitique.
J'aime toujours ce jeu d'amour malgré le poids des ans et la lenteur des déplacements. Ca reste l'un des premiers et des meilleurs exemples de FPS japonais (si on prend la définition du FPS au sens large), servi par de superbes musiques de Motoaki Takenouchi - dont on connaissait surtout les compositions typées heroic fantasy jusque là (Landstalker, Shining Force II, Shining Wisdom, etc.). Le passage à Gun Griffon II fut assez douloureux sur ce plan.
J'ai l'épisode PS2 mais je n'ai toujours pas mis la main sur le dernier opus qui... qui est à moins de 10 euros sur ebay. Hum.
Je pense que tu devrais réussir à survivre à l’épisode Xbox (qui se déroule en 2024 et qui est assez moche).
Jamais eu le courage de vraiment faire Gungriffon Blaze sur PS2 non plus, ni le II d’ailleurs (et pourtant j’avais aussi le twin stick sous la main).
Sinon oui, le premier était génial, même avec notre scénario à la con (dont il était difficile de savoir qu’il était à la con à l’époque, en même temps), et les sons et les musiques me collent encore aux oreilles aussi. :)Ce sont sans doute ces très bons souvenirs sur Saturn européenne qui m’ont amené à surestimer un peu trop la version japonaise quand je me suis rendu compte de la supercherie. J’ai un peu déchanté en portant vraiment attention à la chronologie d’origine (et en suivant les rubriques diplo), j’avais un peu trop pris la complexité du conflit et l’imbrication des missions pour un véritable essai d’anticipation.
“La 3e Guerre selon GunGriffon se présentait comme une guerre qui allait opposer le monde en 2015 mais ne s’évertuait à ne fâcher personne en 1996 (…).”
Je trouve cette phrase d’une très belle ironie (même avec une typo). Et cet article passionnant me donne envie de tester cette série que je ne connais que de nom !
@Kouboy : c’est corrigé, merci beaucoup. :)
Tu devrais t’y essayer oui ; d’ailleurs, quelque chose me dit que tu as les deux jeux chez toi…
@GameA Nope... Je n'ai pas ça... Je pense que j'aurai tilté. :( Je devrais ?
Je viens de retrouver le 2 chez moi en effet. :/ Par contre, le 1, c'est toi qui l'as je pense (seulement le cd, version européenne).
@Game A : Tu m'as fait douter, alors j'ai retourné mon coin retrogaming...mais non. Pas de GunGriffon. J'ai cherché des images du CD pal, mais ça ne m'évoque rien : je n'ai jamais eu l'objet entre les mains.
Enfin j'en ai trouvé un pour une bouchée de pain et demi, devrait arriver après-demain, j'ai hâte ! :)
Si j'ai bien compris, c'est Vladimir dans son Poutine-robot qui va nous sauver du TAFTA \o/
TAFTA, j'avais même pas fait le lien ! u__u
Les deux espoirs du monde à ce jour sont donc Vladinger Z et la politique online de Mario. On va s'en sortir.
Il me semble que ce sont les occidentaux (US & Europe) qui ont mis le feu aux poudres en Ukraine, qui était sous influence russe. En l'occurrence, il y a donc aussi une erreur dans l'agresseur / agressé (encore que s'il y a une vraie victime, c'est sans aucun doute la population ukrainienne).
De même, ça m'a toujours dérangé d'entendre parler du poids économique et politique de la Chine. La plupart des entreprises là-bas sont étrangères, ou sous-traitants de compagnies étrangères. Son économie est fortement dépendante des décisions et des industries des pays riches. On oublie également qu'elle possède une population rurale gigantesque et extrêmement pauvre qui est politiquement extrêmement instable et pèse lourdement sur la vie économique et politique du pays. Politiquement d'ailleurs, le gouvernement exprime surtout les luttes d'influence des pays occidentaux et ne trouve une certaine indépendance que dans l'équilibre de ces conflits.
La Chine est une grande puissance aux pieds d'argile. La situation était déjà similaire au 19e siècle, lorsque quelques navires anglais ont mis à genou la dynastie Qing.
La situation ukrainienne est en effet assez complexe, mais la violation de souveraineté me parait hors de doute - que cette ingérence soit sincèrement humanitaire comme ils l’ont clamé en juin ou qu’il s’agisse de protéger leurs ressortissants en Crimée un peu avant ne changeant rien à l’affaire. Dans tous les cas, le gouvernement légal d’Ukraine étant contre, ce n’est ni plus ni moins que l’invasion d’un pays souverain non ?
En ce qui concerne la Chine, il me semble que tu inverses les choses, au petit jeu de qui est dépendant de qui, ce ne sont pas (plus) les Chinois qui sont les plus dépendants : ce n’est pas comme s’il y avait pour l’instant une alternative - au point que la concurrence qui se met en place venue d’autres pays est en partie financée par des entreprises chinoises.
Que les entreprises, une partie des capitaux et les commandes viennent de l’étranger est une chose, que la production soit essentiellement destinée à l’exportation en est une autre (et sur la terrible répartition de la richesse là-bas je te suis), ça n’empêche en rien les bénéfices d’être chinois (comme toutes les entreprises ou presque), et la croissance économique de la Chine d’être immense (pour une partie importante provenant de son marché intérieur), au point de tirer la croissance mondiale à elle-seule (suffit de voir la courbe descendante du pétrole cet été parce que, justement, la croissance en Chine toussote).
Contrairement à toi, il me semble que la situation n’a plus rien à voir avec le 19e, quand l’occident a dépassé les bornes de l’hospitalité chinoise pour se partager le pays. Aujourd’hui, les Chinois financent la dette américaine, multiplient les partenariats avec les pays africains, l’Inde et la Russie, ont un droit de veto à l’ONU, sont un des plus grands vendeurs d’armes, etc. Et les quelques navires anglais peuvent bien venir, ils ont l’armée la plus nombreuse du monde en face, et pour 2015 « les dépenses militaires chinoises dépasseront ainsi les budgets combinés des douze autres plus grandes puissances de l’Asie-Pacifique, qui devraient atteindre un total de 232,5 milliards de dollars. Le budget chinois devrait être près de quatre fois supérieur à celui du Japon, numéro deux dans la région en termes de dépenses militaires ». De ce point de vue, ils ont tiré les leçons du passé, ce qui promet de futurs jeux d’anticipation bien flippants avec la Chine en protagoniste.^^;
Super article!