L’invasion abracadabrante de l’Ukraine par des troupes russes « volontaires » aux écussons nationaux laissés au pays aura peut-être rappelé à certains joueurs de Gungriffon (Sega Saturn, 1996) le déclenchement de la 3e Guerre Mondiale.

D’après le scénario de la version originale* (japonaise) du jeu, c’était en effet par l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le 23 février 2015, que le conflit d’abord localisé en Afrique du Nord (Tchad, Tunisie, Libye et Égypte) dégénérait en guerre sur tout le continent eurasiatique. Trois blocs de pays s’opposaient alors : l’APC (Asia-Pacific Community) qui volait au secours de l’Ukraine, la PEU (Pan European Union) qui soutenait l’invasion russe et, plus tard, l’AFTA (American Freedom Trade Association) qui allait écraser les deux premiers.

Alors que le premier épisode de la série a fêté sa majorité en mars dernier et que nos calendriers ont largement rattrapé sa chronologie fictive, il est peut-être temps d’évaluer la justesse des anticipations du jeu.

De prime abord, certaines réussites sont éclatantes : à la sortie du premier jeu, en 1996, la Russie était encore un bac du sable du libéralisme et de la corruption. Imaginer alors que, vingt plus tard, la Russie revendiquerait son hégémonie perdue n’allait sans doute pas de soi, et il faut mettre ce pressentiment au crédit de feu Takeshi Miyaji (ou de quiconque a participé au scénario). Même chose pour le retour de la Libye parmi les nations diplomatiquement fréquentables, ou le leadership de la Chine sur l’Asie, qui en 1996 étaient loin d’être évidents. Il faut toutefois rapidement admettre que ces perles d’anticipation géopolitique étincellent d’autant plus que les autres paris de Gungriffon ont tous échoué.

Avec ses oppositions d’armées nationales (souvent) dans de grandes étendues rurales, le jeu rate tout d’abord ce qui est devenu la réalité même de la guerre contemporaine : elle se caractérise aujourd’hui par les conflits asymétriques (qui n’opposent plus deux États entre eux) et le ciblage plus ou moins collatéral des populations civiles (lors des attentats bien sûr, mais aussi des frappes de drones, qui élargissent la définition juridique du combattant - devenu toute personne tenant une arme, même en dehors d’un lieu de conflit bien défini), toutes choses absentes du jeu.

Par ailleurs, si en 1996 l’idée d’une Union Européenne incluant aussi la Russie (« PEU ») pouvait ne pas sembler totalement saugrenue, celle d’une armée européenne commune était déjà beaucoup plus spéculative : après tout, l’histoire des 60 ans de construction européenne est autant le récit d’un succès politique et économique que celui d’un échec militaire (dont l’échec de la CED en 1954 est à la fois le premier jalon et le chant du cygne).

Quant à l’existence même de l’APC, difficile de penser aujourd’hui que les scénaristes et les joueurs japonais aient pu y croire un seul instant, compte-tenu des tensions actuelles entre la Chine, le Japon et la Corée. A moins qu’il ne s’agisse du témoignage émouvant d’une époque où les chefs de gouvernement japonais étaient responsables et courageux (entre 93 et 96, deux Premiers Ministres, Morihiro Hosokawa et Tomiichi Murayama, avaient présenté des excuses officielles à la Chine et à la Corée pour les actes de guerre commis par le Japon durant la 2e Guerre) et qu’une réconciliation entre le Japon et ses voisins en était devenue crédible.

Deuxième possibilité, il s’agissait d’une incohérence pour en faire avaler une autre, plus grande encore pour un Japonais de l’époque : celle d’un Japon impliqué dans une nouvelle guerre. Le leadership de la Chine dans cette APC était peut-être seulement le seul moyen scénaristique d’imaginer un Japon actif dans un conflit d’envergure. Ainsi, dans le scénario des jeux, c’est la Chine qui demande au gouvernement japonais de réviser sa constitution pacifiste (le Japon obtempère en 2010), et c’est elle qui prend les initiatives, tandis que le Japon renâcle à plusieurs reprises (en 2008 quand le Vietnam déclare la guerre à la Chine, en 2015 quand le conflit semble perdu contre l’AFTA). Si Gungriffon avait été développé de nos jours, compte tenu de la politique va-t-en-guerre du gouvernement japonais actuel, ce subterfuge aurait été tout à fait superflu.

Cette précaution, si elle était avérée, serait cependant le seul gage donné à la vraisemblance, car le scénario des jeux s’évertue aussi à ignorer soigneusement tous les points chauds de la géopolitique de l’époque : outre les relations du Japon et ses voisins, Israël n’apparaît a priori* nulle part dans la chronologie du conflit, comme l’Irak et le Proche-Orient (Égypte à part), le Pakistan et l’Inde ou les Balkans. La 3e Guerre selon Gungriffon se présentait comme une guerre qui allait opposer le monde en 2015 mais s’évertuait à ne froisser personne en 1996, comme construite sur une table rase géopolitique (quelques tropismes mis à part, le Royaume-Uni qui sort de la PEU quand tout va mal pour s’allier aux États-Unis par exemple).



En fait, le système d’alliances dans Gungriffon parait non seulement frustre et contredit par les faits mais, plus encore, périmé : avec ses affrontements de blocs d’alliances, la 3e Guerre Mondiale de la série de Game Arts semble en effet aligner un peu scolairement les souvenirs des deux Guerres précédentes : les USA réactivent une sorte de doctrine Monroe en 2005 (les bases internationales ferment et les deux Amériques vivent en vase clos), entrent dans le conflit forcément tardivement (et par un Pearl Harbor inversé, l’AFTA attaquant par surprise l’APC), la France connaît un deuxième débarquement en Normandie, perd une nouvelle fois très vite, etc.

L’enjeu même du « conflit eurasien », sous-titre du premier jeu, évoquait d’ailleurs peut-être davantage un fantasme de géostratège amateur qu’une véritable anticipation : l’occupation temporaire de l’Europe de l’Est (Russie comprise) par l’APC puis l’AFTA parait en effet une sorte d’application de la théorie du Heartland de Halford John Mackinder. Celle-ci proposait en 1904 de considérer l’Afrique, l’Europe et l’Asie comme un seul ensemble (l’Île-Monde) et une zone partant de la plaine ukrainienne jusqu’à la Sibérie comme son « Heartland » (ou son « pivot »). S’ensuivait que :

Qui contrôle l’Europe orientale contrôle le Heartland;
Qui contrôle le Heartland contrôle l’Île Monde;
Qui contrôle l’Île Monde contrôle le Monde.

Autant dire que la Russie, qui tenait l’essentiel du Heartland, avait un avantage gigantesque. On a même considéré longtemps que le pays était virtuellement imprenable à cause de la profondeur stratégique que lui procurait l’immensité et la richesse de son territoire : même contrainte à la retraite, l’armée ne serait jamais acculée, pourrait toujours regrouper ses forces pour contre-attaquer, tandis que les envahisseurs rencontreraient forcément, à un certain moment, des difficultés d’approvisionnement en troupes et en matériel (Mackinder note toutefois que le chemin de fer a entamé cette invulnérabilité).

De ce point de vue, Gungriffon pourrait bien n’avoir été que le bac à sable d’un amateur de batailles s’amusant à appliquer à la lettre la conclusion de l’article de Mackinder : « si les Chinois parvenaient sous l’effet de l’organisation japonaise, à renverser l’empire russe et à occuper son territoire, ils pourraient constituer le péril jaune [sic] menaçant la liberté du monde pour la seule raison qu’ils ajouteraient une façade océanique aux ressources du Grand Continent, avantage qui demeure jusqu’à présent interdit à l’occupant russe de la région-pivot. » L’intelligence du ou des scénaristes de Gungriffon ne se limitant pas à faire réussir l’APC là où Napoléon et l’Allemagne nazie avaient échoué, mais également à la laisser finalement perdre, comme un gage de la fiction à la réalité.



* Sur les différences entre la version japonaise et sa réécriture honteuse par chez nous, voir cet ancien article.
Les informations de la chronologie s’appuient presque exclusivement sur le site si complet de Jagaimo, et cette page en anglais particulièrement - les jeux étant eux-mêmes assez chiches et épars sur le sujet. Les illustrations sont de Tomoaki Okada et ont été réalisées en 1998 pour Gungriffon II. La traduction de l’article de Mackinder sur le « Pivot géographique de l’histoire » est disponible sur le blog des Études Géopolitiques Européennes et Atlantiques, la dernière citation en est tirée.