Parmi les centaines de modèles de jeux électroniques sortis dans les années 80, le Game & Watch Manhole (Nintendo, janvier 1981) fait partie des plus étonnants (photo).

Le mode de représentation de la scène est déjà étrange : la profondeur est suggérée par la superposition de ce qui semble deux ponts enjambant deux cours d’eau discontinus, profondeur immédiatement contredite par la taille constante des personnages sur les deux plans.
Regardez-y à deux fois, on navigue entre Escher (une sorte de double-viaduc logiquement impossible) et la peinture moyenageuse (la profondeur rendue par la superposition, la taille des personnages qui varie selon leur importance symbolique - le personnage jouable est plus grand que les autres).

Je parle de ponts, c’est sans doute une erreur : si l’on suit le titre (“plaque d’égout”) et l’illustration de la boite, il s’agit plutôt de deux vues latérales, en coupe, de la chaussée et des conduits d’égouts  - toujours sur deux plans différents. 


Illustration de la version New Wide Screen (1983) - source.

Les adaptations Game boy jouissent cependant d’éléments incontestablement bucoliques, loin du cloaque urbain (images : Game Boy Gallery à gauche, Game & Watch Gallery à côté) :



Le lieu impliqué par le concept d’origine aurait-il été quelque peu perdu de vue ? (Si c’est bien le cas, c’est sans doute en partie à cause de la représentation de la scène : l’oeil distingue spontanément deux ponts superposés, pas deux coupes successives de la chaussée.)

Le but du jeu n’est pas plus vraisemblable : il s’agit de se faire passer dessus le plus longtemps possible (je sens que votre attention est titillée). Servant de pont humain, le personnage doit combler alternativement quatre failles dans la conception des ouvrages afin de ne pas entraver la circulation infinie de gais flaneurs. Comme métier affligeant, ça se pose là ; ça n’aurait pas dépareillé non plus chez Samuel Beckett, parmi ses personnages-poubelles ou à moitié ensevelis.

Malgré tout, outre le charme du branque, il y a quelque chose d’exemplaire dans ce jeu : le processus de création y paraît totalement apparent.
Le terme anglais « Manhole » est un emprunt lexical, rentré tel quel dans la langue japonaise courante (question : les Japonais ont-ils adopté les réseaux occidentaux d’égouts souterrains en même temps que le mot ?).

En anglais c’est un terme lexicalisé, c’est-à-dire qu’il désigne une chose différente de ce que désignent ses parties prises séparément : plaque d’égout et non *trou d’homme ou *homme-trou.
Mon sentiment est que le jeu a été entièrement généré par son titre. Plus précisément : l’interprétation littérale (donc fautive, typique d’un étranger) de cette locution figée anglaise a engendré le concept du jeu : prenez « homme » +« trou », ajoutez la fonction de l’objet que le mot désigne effectivement et le concept entier du jeu se met en place : un homme fait la plaque d’égout pour empêcher les chutes dans les égouts.