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Deux choses m’ont pourri rétrospectivement la venue de Yu Suzuki à Toulouse, fin novembre. La première, c’est que je ne suis pas allé à Toulouse. La seconde, c’est le peu d’intérêt des questions posées par le public au game designer lors de sa conférence.
À quoi bon le faire venir en France pour l’amener à répéter des choses qu’il a déjà dites ailleurs ? On a ainsi encore eu droit aux personnages de Virtua Racing qui servent de base à Virtua Fighter, aux coups qu’il a reçus lors d’un voyage d’étude en Chine, à son goût pour Animal Crossing, etc. Le summum de l’inutile a cependant été atteint par les questions sur Shenmue III.

Cette folie furieuse autour de la saga m’a tout de même poussé à jouer enfin à Shenmue. J’y ai trouvé un jeu fabuleux mais rien qui justifie pour autant qu’on réclame si désespérément un troisième épisode.

Evidemment, l’histoire n’est pas terminée et Shenmue II finit sur un cliffhanger dont le but était de frustrer le joueur. A l’évidence, la manœuvre a fonctionné au-delà de toutes les attentes. Les raisons étaient pourtant nombreuses pour qu’on se détourne du jeu.

Outre l’argument de départ qui manque d’originalité (Ryo Hazuki veut punir le meurtrier de son père), les péripéties sont extrêmement pauvres : 15 heures de jeu pour seulement savoir qui et vers où chercher dans le 1, c’est bien léger (Shenmue II n’avance pas non plus des masses).

Par ailleurs, le jeu multiplie les maladresses narratives, comme par exemple, peu avant la fin du premier épisode, quand Tom Johnson, un PNJ à qui on a jamais acheté une saucisse (il en vend), retourne aux Etats-Unis. On peine à ressentir l’attachement soudain exprimé par Ryo : rien dans son attitude ne permettait jusqu’alors de déceler la moindre affection.

Shenmue I Shenmue II
il faut parfois que nos proches s’en aillent pour sentir à quel point ils nous étaient essentiels. Ryo parle encore de Tom dans le II.

Le héros lui-même n’est pas satisfaisant. Il aurait pourtant suffi de faire démarrer l’histoire quelques heures avant l’exécution d’Iwao Hazuki, en classe par exemple. Au lieu de quoi le Ryo que l’on contrôle est déjà cet individu froid, rigide, obnubilé par la vengeance et finalement peu attachant. Ainsi, quand des camarades viennent lui présenter leurs condoléances et qu’ils sont rapidement éconduits, il est impossible de faire la part entre dureté congénitale de caractère, détresse rentrée ou détermination à la vendetta. Le Ryo lycéen nous reste à peu près inconnu et c’est une erreur de la part de Suzuki.

Plus généralement on peut aussi s’inquiéter de la direction que prenait la saga : à la fin de Shenmue II, tandis que l’ambiance bascule vers le surnaturel, Ryo revêt les oripeaux de héros messianique, autre tarte à la crème du scénario peu inspiré. Or, compte-tenu des défauts des précédents chapitres, rien ne permet d’être complètement assuré de l’efficacité de la fin du récit. Tous ceux qui réclament à cor et à cri une fin ont-ils bien conscience de s’exposer au risque d’être déçus ?

De toute façon, malgré l’insistance des fans qui réclament une conclusion à l’histoire, il n’est pas évident que ce soit le scénario qui ait vraiment passionné les foules&nbp;: l’impact de ces jeux réside plutôt dans l’incroyable reconstitution de plusieurs quartiers de Yokosuka (et de Hong Kong dans le II) qui laissait toute sa place à la flânerie et aux lubies du joueur.

Or la fascination exercée par Yokosuka va à l’encontre de l’urgence d’une vendetta : on ne peut à la fois sacrifier sur l’autel de la vengeance sa scolarité, son amour de jeunesse et l’insouciance d’une adolescence oisive, et entamer parallèlement, trois jours après l’assassinat de son père, une collection de gashapons ou de cannettes promotionnelles.

Ce n’est pas que Ryo soit un personnage schizophrène, focalisé et déterminé pendant les cinématiques et les QTE, éparpillé et futile dans les mains du joueur. Le problème est plus global qu’une simple « incohérence »* du héros : il y deux jeux dans Shenmue, chacun luttant pour la suprématie sur le joueur : le scénario vous appelle en Chine, la vie à Yokosuka cherche à vous retenir.

Pour cette unique raison, Shenmue n’est pas le chef d’oeuvre de Suzuki que l’on dit. OutRun ou Virtua Fighter 2 méritent bien davantage ce titre : ces deux-là étaient parfaits techniquement et expriment un gameplay, un concept maîtrisés de bout en bout. Shenmue n’est pas parfait, même s’il est encore mieux : c’est une oeuvre vivante qui résiste à son créateur.

Tout se passe en effet comme si le jeu agissait, en sous-main, contre le scénario et la volonté de Suzuki : le game designer est persuadé de tenir l’histoire du siècle et refuse d’en dévoiler le dénouement depuis onze ans (au risque de ne pouvoir jamais le dévoiler) mais l’univers du jeu ne fait que vous en détourner en proposant de nombreux jeux dans le jeu et des effets de réels jamais aussi nombreux et réussis auparavant : les carpes dans la mare, le soin apporté aux PNJ, le plaisir du shopping…

Ce n’est pas que Yokosuka produise simplement un écran de fumée entre Ryo et l’objet de sa vengeance, c’est bien plus profond, bien mieux construit. L’univers du jeu applique une philosophie, poursuit un programme autour d’un concept unique, l’impermanence des choses.

Le plus évident des symboles de cette impermanence est bien sûr la gestion du passage du temps. Les heures s’écoulent, les cycles jours-nuits s’accumulent, les saisons se succèdent.


Keizo Oishi, un antiquaire de Dobuita, détaille le « Magic Weather System ».

Il en va également des gens comme du ciel et de la nature : de la mort du père au départ brutal et incompréhensible** des amis proches, rien ne dure. Tout dans l’univers transite et, pour lui, nous ne sommes guère plus que ces caisses que l’on déplace inlassablement d’un entrepôt à un autre à Amihama. Le cours de nos vies, leur itinéraire parfois malheureux, n’obéissent à aucune autre loi que celle du flux, de la circulation continue.

Il est donc vain de retenir sa peine, de ruminer sa vengeance. À recuire sa haine, on ne fera qu’empoisonner sa vie et celle de ses proches ; la mort de Lan Di, l’assassin d’Iwao Hazuki, ne rétablira aucune balance cosmique.

C’est la grande leçon qu’enseigne l’univers de Shenmue dans ses moindres recoins, mais que refusent d’entendre Suzuki et ceux qui attendent Shenmue III : il faut faire son deuil, dépasser ses douleurs, rester humble. La loi du talion ne remplira pas le vide laissé en Ryo, de même qu’une conclusion n’étanchera pas la soif des fans de Shenmue. Au contraire elle ne fera qu’attiser plus encore leur nostalgie du jeu et de son univers.

Ce n’est pas d’un dernier épisode dont a besoin Shenmue de toute façon ; en fait, il y en a déjà un de trop et Shenmue aurait dû s’arrêter un peu avant la fin du premier chapitre : à s’émerveiller de la moindre pluie, de la neige, en admirant les carpes Koi du dojo Hazuki, bercé par la douce monotonie du travail dans les docks et par la beauté de Nozomi, soutenu par ses proches, Ryo aurait dû abandonner tout désir de vengeance et se construire une nouvelle vie par delà les traumatismes. Évidemment, pour cela, il aurait fallu que Yu Suzuki fasse lui-même le deuil de son scénario et aille jusqu’au bout de la liberté qu’il prétendait donner au joueur.

Un jour, Shenmue III mettra peut-être un terme à l’aventure. Ce sera sans doute l’accomplissement ultime de la carrière du game designer et une grande joie pour les passionnés, au moins au début. Plus tristement, ce sera aussi la fin de la sédition d’un jeu : pour la première fois, une création vidéoludique avait voulu échapper à son créateur.



* Sur ce point, lire un article très stimulant de Randy Smith sur GTA.
** Nozomi et Tom quittent tous les deux Yokosuka pour l’Amérique du Nord. Drôle d’idée qui parait un peu gratuite de faire déménager ces deux personnages : quelques heures de jeu après, Ryo partait lui-même pour la Chine. Suzuki prévoit-il que certains chapitres de Shenmue III se déroulent au Canada ou en Amérique ?

Shenmue est paru en 1999 sur Dreamcast. Le 2 a suivi deux ans plus tard sur la même console, puis en 2003 sur Xbox. Pour les curieux qui désirent lire une bonne interview de Suzuki, Mr. Fun en a mené une formidable (1Up aussi, comme souvent). Les images proviennent essentiellement de jeuxvideo.com.