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Si exécuter sa mission sans poser de questions est une grande qualité pour un soldat, les shmups (pour shoot’em up, jeux de tir) attendent manifestement du joueur qu’il soit un combattant exemplaire.

Ce n’est pas comme si on avait le choix de toute façon : seul aux commandes d’un vaisseau, sur une rampe de lancement voire déjà en vol et aussitôt dans le feu de l’action, il est souvent trop tard pour s’interroger sur les motifs de nos actes voire même sur la nature de nos objectifs ; et la cadence nourrie des tirs ennemis ne ménage pas le temps de le regretter.

C’est au point que non seulement on détruit parfois un ennemi sans connaître son identité mais que, pire encore, on peut ignorer jusqu’à celle de son propre camp : j’ai ainsi longtemps cru que Darius (Taito, 1986) et Nemesis (le nom de la planète Gradius dans certaines adaptations occidentales du jeu de Konami) étaient des objectifs militaires. Grave erreur, c’est à chaque fois la planète d’origine des pilotes du Silver Hawk et du Vic Viper.
Spontanément, on aurait pourtant du mal à s’identifier au roi perse ou à la terrible déesse de la vengeance, impitoyable personnification de la colère. Et avec de telles connotations, difficile aussi de conserver le sentiment confortable de la légitime défense.

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L’apparente disproportion des forces plaide heureusement en notre faveur : seul contre une armée, on est déjà les plus faibles, on ne va pas en plus être les méchants ! D’ailleurs, le gamedesign de Space Invaders, qui inventait à lui seul un genre, rassurait au moins sur ce point : nous étions les agressés.

Mais le contexte est moins limpide dans d’autres jeux : quand, à la fin d’une mission, d’autres vaisseaux identiques nous rejoignent et que notre supériorité technologique s’est avérée écrasante, l’argument de la légitime défense est moins évident.

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Et d’ailleurs, s’agit-il de se défendre ou d’agresser ? Dans Xevious (Namco, 1982) par exemple, qui empiète sur le territoire de l’autre ? Après tout, les géoglyphes et les tours SOL en témoignent, les « extra-terrestres » nous précédaient sur Terre.

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Quand on commence à y prendre garde, plus aucune cause n’est évidente : pourquoi tant de combats au-dessus d’un milieu urbain, sans la moindre précaution pour épargner les habitants ? Et pourquoi peut-on dégommer les voitures civiles dans Last Resort (SNK, 1992). Ne devrait-on pas plutôt les protéger ?

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Même Solar Striker (Nintendo, 1990) soulève finalement quelques problèmes moraux : d’après le scénario (qui n’apparaît pas dans le jeu), il s’agit d’une frappe plus ou moins préventive contre le système planétaire de Turin (qui possède dit-on des armes de destruction massive).

Bref on en viendrait à douter de la doxa officielle. 

Les prototypes Raiden (Seibu, 1990) seraient ainsi le dernier espoir de l’humanité contre la domination extra-terrestre qui a colonisé la planète. Pourtant, cette situation critique n’est absolument pas confirmée par le paysage du premier niveau.

Signalons d’abord que le territoire survolé est sans doute le seul espace habité moderne qui a empêché les promoteurs de bétonner son littoral (on aborde la ville à l’extrême fin du niveau) sans le consacrer pour autant entièrement au tourisme, au loisir ou à l’agriculture : les champs sont étrangement circonscrits et irréguliers, de vastes espaces sont laissés à l’élevage extensif et d’autres encore plus importants sont inexploités. On se croirait à la Grande-Motte dans les années 60, pas en 2090.

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Le paysage côtier ne manifeste pas non plus d’occupation militaire étrangère récente. Au contraire, la menace est minutieusement camouflée, les tanks stationnent sous les hangars ou sous les arbres d’une forêt résiduelle rigoureusement dimensionnée, des batteries de missiles sol-air sont enfouies sous des étendues herbeuses, un important réseau de voix ferrées a été installé dans le sable. La vue aérienne ne laisse deviner aucun terrain récemment retourné en dehors du sillage des deux avions écrasés, dont un très proche du Raiden (à droite, en gris).

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Difficile alors de croire que ce territoire vient d’être colonisé par les Cranassians : l’absence de villas, la faible mise en valeur agricole signalent au contraire un aménagement militaire réalisé de longue date en prévision d’une attaque par la côte. 

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L’énorme vaisseau écrasé sur le sol (à droite) a un design pas si éloigné de notre propre porte-avions (gauche) et les « 187 » sur la carlingue font plutôt penser à une précédente attaque infructueuse de notre camp qu’à un vaisseau extra-terrestre détruit.

Plutôt que la clé de voûte d’une contre-attaque décisive, le Raiden semble en fait la tête de pont d’une nouvelle attaque stratégique.

De toute façon, l’ampleur de la percée dans les rangs ennemis s’accorde mal avec l’atmosphère dramatique de la dernière chance : dans ce cas, stopper momentanément leur progression, voire récupérer un peu du territoire perdu, serait déjà une victoire. Or, dans les shmups, il s’agit invariablement d’exterminer l’ennemi jusqu’au plus profond de son antre. 

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Big Star Brain (Star Soldier), Gopher (Gradius II), Major (R-Type Leo).

On devrait même dire au plus profond de ses entrailles : on y explose en effet souvent des cœurs, des yeux, des cerveaux… L’adversaire est détruit au niveau cellulaire. Dans ces jeux, le dernier ressort se confond souvent avec la solution finale et le génocide.

Que les jeux nous amènent à accomplir des actions immorales, la belle affaire. Rarement pourtant comme dans les shmups on y cause des massacres de cette échelle sans l’idée même d’un remords. À croire que ces jeux de tir annonçaient ce que les attaques de drones vérifient aujourd’hui : la mort administrée à distance a très peu d’impact sur le responsable, à tel point qu’on peut s’enrôler dans tous les camps et en ignorer les connotations les plus louches (Raiden est le nom d’un avion japonais de la Seconde Guerre, Bugs vs Tanks met le joueur aux commandes d’un tank nazi…). L’instinct de survie justifie manifestement toutes les compromissions.

 

 

Beaucoup d’images ont été empruntées aux sites gravitorbox.free.fr (Axelay), shmups.com (Star Soldier) et surtout vgmuseum.com (R-Type, Gradius…). Un bouquin, Théorie du drone, opposant (notamment) drones et kamikazes vient de sortir, l’auteur en a fait un article intéressant sur le Monde diplomatique. Place de la toile et ASI viennent d’y consacrer une émission.