Château de Versailles, Samurai Shodown

Si, à la fin du premier Samurai Shodown (SNK, 1993), on a vu Charlotte retourner en France pour aider le peuple révolté à vaincre les troupes royalistes, on peut s’étonner de la retrouver dans l’épisode suivant dans un Versailles qui n’a rien perdu de ses dorures.

Bien au contraire même : dans un sursaut d’appartenance de classe (aveu aussi difficile à réprimer en 1789 qu’en 2007), Charlotte Christine Colde (lire « Corday ») s’est approprié le château et y a fait exécuter une gigantesque toile à sa gloire, retrouvant là l’étymologie même du mot « révolution » : retour sur soi, retour du même ; à Versailles une noble a remplacé un roi.


Salon de Mars, Samurai Shodown II

Célébrant la victoire contre Shiro Tokisada Amakusa, la toile est logiquement installée dans le salon de Mars du château (d’après All About Samurai Spirits). Pourtant, c’est paradoxalement avec les attributs d’Apollon (rayons de lumière et char du Soleil) qu’est représentée Charlotte, entourée des onze autres personnages de Samurai Shodown en guise d’Heures (ou d’Eros pour Gen-An).
Bravant les contradictions mythologiques, le peintre a en effet plagié sans grands scrupules la fresque exécutée à Rome par Guido Reni en 1614, Apollon chassant Aurore.


Apollon et Aurore, Guido Reni

Vous allez vous dire, se prendre pour le dieu soleil à Versailles, la jolie blonde ne doute de rien. Ne blâmons cependant pas trop l’égocentrisme de Charlotte : en battant Amakusa, Charlotte a tout de même sauvé l’humanité entière de l’empire démoniaque d’Ambrosia par patriotisme, ce qui excuse bien un petit pêché d’orgueil. Par ailleurs elle devait savoir que toute victoire est éphémère, et que célébrer le moindre succès que l’on arrache est d’autant plus nécessaire.
Et comme elle avait raison ! Avant même que le faussaire ne termine son oeuvre, voilà qu’il tombe sous l’influence d’Ambrosia et, au lieu de la défaite d’Amakusa, qu’il peint Mizuki Rashojin, la nouvelle incarnation du démon. Ce qui devait commémorer une victoire devient ainsi l’annonce d’une nouvelle bataille.

Boss imbattable du deuxième épisode, Mizuki est également une commanditaire pointilleuse puisqu’elle a forcé le plagiaire à un repentir important : d’abord représentée en pied et légèrement en retrait dans le dessin préparatoire, Mizuki dominera finalement le tiers de la peinture :


Croquis du décor : Mizuki est en haut à droite, source : All About n°8 Samurai Spirits.

Sous son oeil impitoyable, le tableau change ainsi profondément de sens. Ce qui, chez Guido Reni, n’était qu’un moment heureux, léger et routinier du cycle des jours (encore une révolution…) devient une progression difficile et décisive : Aurore fuyait sans résister devant la course du quadrige, l’attelage de Charlotte bloque devant l’apparition brutale de Mizuki, et rebrousserait sans doute son chemin sans Haohmaru et Hanzo pour les juguler.

Ce faisant, la scène évoque en filigrane un autre épisode révolutionnaire (« révolution » prenant cette fois le sens de moment de rupture) : quand, en 1934, l’armée rouge et les cadres du parti communiste chinois se retirent vers le nord-ouest du pays pour échapper à l’armée du Kuomintang. Il y a en effet dans le tableau du salon de Mars un sens du pathétique et de la mise en scène qui rappellent fortement certaines représentations de cette Longue Marche, en particulier celle du monument du comté de Yudu.


Monument commémoratif de la Longue Marche, comté de Yudu, ville de Ganzhou

Passons sur le cheval, comme sur le personnage au flambeau du monument : on dira que sa position, comme celle de Charlotte, était déterminée par la composition. La coïncidence entre la posture d’Haohmaru et du soldat au centre de la sculpture sera plus difficile à rationaliser : même façon d’aider le cheval (et qui, pour la peinture de Versailles, ne provient pas de la fresque de Reni), même type d’effort un peu outré pour faire naturel… Même la longue queue de cheval d’Haohmaru lui barre le dos comme le fusil du militaire.

Comparaison Longue Marche/Salon de Mars

Difficile de s’arrêter à ce petit jeu des ressemblances. On en viendrait même à trouver que l’épée si ostentatoire de Tam-Tam répète l’arme portée sur l’épaule d’un combattant communiste, ou que l’étrange manière dont le cortège s’efface (Earthquake presque invisible, Tam-Tam, Ukyo et Wan-Fu indiscernables) se retrouve dans le second groupe de soldats, en retrait, du monument.

Les communistes chinois auraient rejeté ce lien tiré entre leur lutte et la Révolution française, révolte « bourgeoise ». La seule révolution qu’ils poursuivaient ne pouvait être que prolétarienne, comme la Révolution russe. Cet amalgame était pourtant présent dès le premier Samurai Shodown quand, informée par pigeon voyageur (il s’appelle Pierre), Charlotte décide de « mener les prolos* ».

Les défenseurs de 1789 n’auraient pas davantage accepté ce rapprochement : quel bénéfice tirer du voisinage d’un triste épisode de la propagande chinoise ? (La Longue Marche a été un fiasco stratégique qui a décimé l’armée rouge.) 

Evidemment, on peut difficilement exiger des développeurs qu’ils soient plus conséquents en analyse comparée historique qu’en mythologie, et on ne saura jamais s’ils expriment par cet amalgame une forme de pensée politique**.

Cependant, à repenser au Yagyu Life Theatre dans lequel les personnages étaient transportés dans le présent, on peut au moins déterminer quel sens ils donnent au mot « révolution », révolution-cycle ou révolution-rupture : Amakusa PDG, Gen-An concierge et Charlotte femme au foyer, l’univers de Samurai Shodown est bien placé sous le signe de la répétition du même et de la reproduction des rapports de force inégalitaires.



* « Proles » est un autre cas d’engrish d’un jeu qui en regorge. Vulgaire et très peu utilisé dans le langage courant, le terme se retrouve cependant chez quelques écrivains, George Orwell en particulier, dans 1984. Le terme est par ailleurs anachronique et abusif dans ce contexte d’utilisation, le Tiers-Etat n’ayant pas d’homogénéité de classe. Les prolétaires étaient dans la civilisation romaine les citoyens pauvres qui n’avaient pour seule richesse que leurs enfants (proles). Au XVIIIe siècle, c’est encore dans cette seule acception qu’il était compris. Le concept ne sera développé qu’un demi-siècle plus tard, où il désignera les travailleurs qui ne possèdent pas leur outil de travail.
** Outre l’anticommunisme primaire, peut-on voir aussi une part de xénophobie dans le choix d’un jeune seigneur catholique comme suppôt du diable ? L’histoire japonaise ne manque pourtant pas de salopards avérés.

Les captures d’écran de Samurai Shodown (1993) proviennent de vgmuseum et backofthecerealbox, la photographie du monument de Yudu de . All About n°8 Samurai Spirits est un guide de jeu de 300 pages édité en 1995 par Studio BentStuff. Pour information, Versailles a compté une vingtaine d’oeuvres de Guido Reni mais jamais de reproduction de la fresque du Palazzo Pallavicini Rospigliosi. Le vrai salon de Mars est évidemment consacré au dieu de la guerre, notamment dans une fresque au plafond où il est juché sur un char tiré par les loups. La retranscription du scénario de Samurai Shodown II peut être retrouvée chez gamefaqs. Le jeu de mots pourri du titre fait référence à la Rose de Versailles, Lady Oscar chez nous, et qui a particulièrement inspiré le personnage de Charlotte (d’où les roses dans le décor aussi).