Chez Nintendo, toute la stratégie se fait de tête. Sans partition.

Dans une vidéo exhumée et expliquée par Sean Malstrom, Reggie Fils-Aime décrit en 2005 la stratégie de Nintendo pour les années à venir (i.e. graphismes moches et reconnaissance des mouvements médiocre), stratégie qui s’est révélée outrageusement gagnante : Nintendo a réussi à créer une innovation de rupture en proposant une console objectivement moins performante que ses concurrentes (“rupture inférieure”) mais sur des paramètres qui intéressaient peu la cible visée, tout en promettant une accessibilité nouvelle (“rupture de marché”).

À lire Malstrom (merci Gueseuch pour le lien^^), on a du mal à réprimer un “ils sont forts les gars chez Mario”. Sauf que non, Nintendo ce n’est pas seulement une lecture du marché brillante depuis 4 ans, c’est (avant tout ?) beaucoup d’amateurisme.

Repensez à l’annonce du Project Natal par Microsoft en juin dernier. Alors bien sûr Billou a mis son temps (et ce n’est sans doute pas fini) mais avouez : en regardant la démonstration à l’E3, si personne n’y a cru, c’est que c’était génial et apparemment trop beau pour être vrai. Dans ces conditions l’attente est récompensée. Qu’a fait Mario de ses quatre ans d’avance ? Il sort tout juste un patch hardware loin d’être parfait (calibrage constant du capteur gyroscopique, sensibilité parfois trop grande). Entre Microsoft et Nintendo, un gouffre : d’un côté le professionnalisme basé sur une vraie culture du risque (Microsoft), de l’autre un amateurisme où règnent l’astuce et une frilosité incroyable dès qu’il s’agit d’investissement.

L’astuce chez Nintendo a des côtés sympathiques. Le dernier Iwata demande recèle de quelques anecdotes savoureuses, que ce soit le Wii Motion Plus bouilli en cocotte-minute pour réguler l’humidité dans son capteur gyroscopique (après le Virtual Boy cuit…) ou la manière dont ils ont traqué les bugs de transfert des données :


Conversion d’un présentoir Pokémotion en outil pour débusquer les déconnexions entre Wii Motion Plus et Wiimote (vidéo, source Nintendo, section “facile à tenir des deux mains”).

Le long processus de développement de la Wii Balance Board démontrait aussi cette inventivité caractéristique chez Mario, notamment dans les premiers prototypes réutilisant les codeurs rotatifs utilisés pour les sticks analogiques de la manette Nintendo 64.


À gauche, encadrés en rouge, les codeurs rotatifs utilisés pour peser. À droite une des quatre jauges de pression utilisées dans le produit final (source Nintendo).

Cette astuce permanente (un trait de caractère historique de l’entreprise finalement, à voir ses innombrables gadgets vendus depuis les années 60) est généralement motivée par l’obsession du prix du hardware, qui revient à longueur d’entretiens :

Takao Sawao, développeur, à propos de la Balance Board : Comme il s’agissait d’un accessoire livré avec le logiciel, nous devions réduire les coûts au maximum si nous voulions réussir à vendre notre produit. […] A cette époque, nous voulions juste trouver d’autres idées de jeux exploitant la mesure de l’équilibre latéral. C’est là que nous avons demandé à nos collaborateurs de modifier le produit en intégrant deux capteurs.
Satoru Iwata (CEO de Nintendo) : Alors qu’il était déjà difficile de maintenir un coût raisonnable avec un seul capteur ! (rires)

Junji Takamoto, développeur, à propos du Wii Motion Plus : Au tout début du développement de la télécommande Wii, nous avions effectivement envisagé d’intégrer un capteur gyroscopique, mais l’idée avait été rejetée tant pour le surcoût que pour la place qu’il aurait occupée.

Cette exigence bénéficie évidemment aux consommateurs mais aussi à Nintendo, qui profite d’un produit rentable (en tout cas au prix de revient plus bas que son prix de vente), avant même les économies d’échelle. Ils expriment sans doute aussi par là une crainte de l’investissement - ou en tout cas des limites financières, bien différentes des ponts d’or dont sont capables Microsoft et Sony.

Il est vrai que les projets foisonnent chez Nintendo, et que les développements s’éternisent parfois mais les équipes sont souvent réduites à leur plus simple expression au début et l’essentiel (pauvre StarFox 2) finit par sortir. L’un dans l’autre, ce qui est décaissé finit par retourner dans la caisse.

Restent que ces deux facteurs, foisonnement des projets et frilosité des investissements (par ailleurs généralement en interne), semblent indiquer une seule chose, bien loin de la clairvoyance affirmée par Regie en 2005 : Nintendo ne sait pas où il va. Mario enchaîne les accessoires, propose des plateformes dématérialisées (DSiWare ou WiiWare) sans stratégie à court ou moyen terme : combien de jeux Nintendo utilisent la Balance Board à part Wii Fit ? Un seul, Wii Music. Et encore c’est une exception : à part le Wii Wheel utilisé aussi pour Excite Bot, les autres sont laissés aux éditeurs tiers : à ce jour rien pour le Wii Zaper (certes un bout de plastique), idem pour Wii Speak (il sera toutefois utilisé en septembre au Japon pour Endless Ocean 2). Même chanson sur DS : aucun jeu spécifiquement DSi n’est prêt 8 mois après sa sortie, le DSiWare ne propose quasiment rien d’autre que des extraits de jeux DS  ; le pompon étant atteint avec la sortie de six applications tirées du jeu Electroplankton (200 points chacune, le jeu DS en comptait 10 à l’origine).

J’en viens enfin à ce qui me révolte : seulement 10 mois après la sortie de Marche avec moi et de ses coûteux podomètres, Nintendo annonce un “nouveau” Pokémon (en fait la reprise d’un jeu Game Boy) avec son propre podomètre, incompatible avec le premier ! Comment peut-on oser faire quelque chose d’aussi inconséquent ?


Le PokéWalker (qui repompe complètement le Pokémon Pikachu sorti en 1999) convertit les pas en watts utilisables dans le jeu et permet d’entretenir un pokémon à la manière d’un tamagochi. S’il possède un écran, ce que le témoin d’activité n’a pas, la moindre des choses aurait été de permettre au moins de convertir les pas enregistrés en watts par le témoin.

Il ne s’agit plus de réduire les coûts au maximum cette fois-ci, pas pour le joueur en tout cas. Tout se passe comme s’ils ne faisaient pas confiance à leurs innovations, les mettant en vente puis les dédaignant. Bref je retire ce que j’avais dit l’an dernier : Nintendo n’a pas du tout un coup d’avance, il est toujours à la ramasse, quelles que soient les théories économiques dont il peut se draper.