edf_13.jpg

Douze années séparent les premiers contacts de la troisième invasion extra-terrestre. Douze années c’est bien peu, même à l’échelle d’une vie. Pourtant, qui se souvient aujourd’hui qu’en 2013, lorsque les médias s’étaient fait l’écho de ces signaux venus d’ailleurs, le monde avait été traversé de cris de joie ? Que personne à l’époque n’imaginait cette joie se transformer si vite et irrémédiablement en panique ?

La Force de Défense Terrestre (FDT) a repoussé la troisième invasion il y a déjà cinq ans. Cinq ans, c’est tellement moins que douze, et c’est pourtant une éternité. Une éternité durant laquelle nous avons profondément enfoui les traumatismes passés pour construire au-dessus une vie neuve.

Mais la plaie a été trop profondément curée, la greffe a trop bien pris : des témoins essentiels de la guerre de 2017 disparaissent déjà, les informations se dispersent, les historiens n’ont accès à aucune archive - mais existent-elles au moins ?Le concept de “citoyen” n’a plus grand-sens aujourd’hui mais son souvenir reste encore vif chez nombre d’entre nous. C’est en son honneur que je souhaite ici contribuer à recomposer cette histoire commune qui nous échappe. Cette histoire orale de l’invasion extra-terrestre, j’espère que nous serons nombreux à la compléter.

Maison “Storm One”, Fukuoka

[XXXXXX a servi durant les trois guerres d’invasion, dont les deux dernières en tant que sous-officier. Blessé en 2025, il est depuis en convalescence à Fukuoka. Son identité a été masquée à sa demande.]

edf_01.jpg
2025. De gauche à droite : Ranger, Fencer, Wing Diver et Air Raider. Lieu indéfini.

Les relations entre les soldats durant la guerre de 2025 ont-elles donné lieu aux mêmes drames qu’en 2019 ?

[Après un temps de réflexion] Non, on a heureusement rien connu de… ce genre. En 2019, beaucoup de nos gars pensaient… Ils étaient persuadés qu’on allait mourir, que cette fois-ci on pourrait pas les repousser. Alors toutes ces filles qui vous survolez en culottes… J’excuse rien hein, j’essaie de… Enfin le contexte était différent cette fois-ci, et les ordres très clairs. On a sévi dès qu’un type sifflait sur leur passage, on a rien laissé passer.

Vous pensez que le changement d’uniformes a été bénéfique ?

Oui, ça a dû jouer, évidemment. Même s’ils n’ont pas pu s’empêcher de leur coller quand même des mini-jupes. Enfin, au moins c’était un peu plus couvrant, et ces nouvelles protections en ont sauvé pas mal. En 2019, c’était une boucherie. Elles partaient combattre habillées en lycéennes ! Le changement de nom ça devait être pour ça aussi, faire oublier le fiasco des Pale Wings.


edf_10.jpg2019. Pale Wing au combat.

On a pourtant évoqué des rumeurs de grandes tensions…

Pas avec les Wing Divers, pas dans mon unité. Je dis pas que la division de l’armée de terre a pas occasionné de problèmes. Au départ, on était tous contre, et il y a eu pas mal… d’engueulades disons, quand un type voulait partir chez les Fencers ou les Raiders.

Et justement, avec les Fencers ?


edf_12.jpg

C’était tendu forcément. Beaucoup de connards sûrs d’eux. Après bon, c’était la guerre… et quand ils étaient là, ils faisaient le job. Certains étaient d’anciens camarades, des amis parfois. Au bout du compte, ça s’est plutôt bien passé.

Et puis il y a eu un avantage qu’on avait pas imaginé au départ : ces types, avant, ils étaient chez nous mais ils avaient déjà la même mentalité. La plupart c’était des suicidaires, des têtes brûlées qui se prenaient pour Storm One [NDA: le soldat qui a détruit le vaisseau mère en 2017]. Ils étaient ingérables en combat. Même en entraînement ils pouvaient mettre en danger toute une équipe. Alors finalement, quand ils sont partis, la discipline, l’esprit de corps avec les gars, enfin c’était mieux.

[Il fait mine d’avoir fini. Sans intervention de ma part, il reprend à contre-cœur]


edf_05.jpg2025. Air Raider devant une attaque aérienne qu’il a programmée.

Avec les Air Raiders par contre, c’était toujours sur le point de dégénérer. Déjà ils avaient récupéré l’usage exclusif des tourelles, alors qu’elles nous avaient sauvé les miches des milliers de fois durant les deux guerres. Mais je sais pas, est-ce que c’était leur lien constant avec le QG, ou que le soutien aérien dépendait entièrement d’eux, mais les mecs finissaient par se prendre pour le doigt de dieu. C’était incroyable, ça leur montait complètement à la tête.

Vegalta inc., Sapporo

[Toshio Noguchi est le fils du célèbre vendeur d’armes. Ingénieur à la retraite, son père est le premier à avoir compris le fonctionnement des armes extra-terrestres, développant seul le prototype du lyzander. En quelques mois et grâce aux réseaux de son oncle, grand industriel, il développe un premier catalogue d’armes. En 2019, Vegalta inc. devient le fournisseur principal de la section japonaise de la Force de Défense Terrestre.]

On en plaisante encore, car on y était vraiment pour rien ! Nous avons évidemment suivi l’avancement du projet, c’était une opportunité immense pour le secteur : quatre unités d’attaque différentes, c’était quatre arsenaux différents à fournir. En trois ans, on avait multiplié notre catalogue par trois et notre chiffre d’affaires par 2 !

On cite souvent l’influence du CEO de Mitsubishi… 

Je sais, et il a toujours réfuté d’y avoir eu la moindre part. Nos propres services ont trouvé la trace d’un proche du ministre de la défense du gouvernement provisoire, un député, son nom m’échappe. Il a fait une communication dans ce sens en 2020, mais c’est à peu près tout, au Japon du moins. 

Une seule chose est sûre : c’est une pure création politique, même les militaires n’en avaient pas théorisé le besoin. Cela remet en question les grands discours sur la puissance du complexe militaro-industriel n’est-ce pas ?

A quels discours pensez-vous précisément ? 

Vous le savez bien. Que mon père avait désigné les membres du gouvernement provisoire par exemple, ou qu’il avait dicté leur politique. Vous voyez qu’on avait aucune raison de s’en préoccuper, ils devançaient même nos désirs !

Parmi ces accusations, plusieurs associations vous reprochent également d’avoir commercialisé des armes à l’utilité qu’ils jugent très réduite.

Un seul groupuscule, que je sache, en lien avec l’extrême-gauche, ce qui en dit long sur leur crédibilité. La vérité la voilà : on développe, on présente, on fournit. C’est l’armée qui choisit, c’est l’armée qui achète. Et c’est l’armée qui exigeait énormément d’armes. Leur cahier des charges était précis, on se basait dessus.

Le genocide gun, par exemple, a été beaucoup critiqué pour son prix et les dommages collatéraux…

Pas de commentaire sur les produits de la concurrence. [Il regarde sa montre] Que vous le vouliez ou non, le secteur n’a pas initié l’idée du cloisonnement des troupes, pas plus qu’on a forcé la vente. Pour la campagne de 2025, l’armée a acheté plus de 700 références [NDA : dont 255 à Vegalta Inc.]. Près de 200 par classe ! Sur 200 certaines ne sont utiles que dans certaines situations particulières ? La belle affaire, c’est justement pour ces cas précis que l’armée les voulait !

Agence pour la Reconstruction, Tokyo

[Hiromichi Tomita est le directeur de l’Agence pour la Reconstruction depuis 2027. Il supervisait auparavant l’équipe de 50 architectes chargés de la reconstruction des bâtiments de plus de cinq étages.]

Nous avions deux objectifs, pas forcément compatibles. Organiser la reconstruction le plus vite possible, et préserver l’identité du lieu. 

Abordons d’abord la question de l’identité du lieu si vous voulez bien.

C’était notre mission la plus symbolique et la plus délicate. Il fallait que les quartiers reconstruits ressemblent aux souvenirs que les gens en avaient, mais sans être trop proches non plus. Les architectes des anciens bâtiments auraient pu nous assigner en justice pour plagiat. Nous avons détourné le Sky tree, la tour de Kyoto… comme autant de projets uniques. C’était comme retourner à l’université, on retrouvait le même élan.

edf_07.jpg edf_06.jpg
Détournement de la Mori Tower (2017) et du Yokohama Landmark Tower (2019).

La situation juridique était inédite, parce que l’Agence était la seule à pouvoir établir des plans en milieu urbain dans tout le Japon. Quand il s’agissait de reconstruire une mairie ou une école, cela ne posait pas de problèmes, même si quelques anciens élus n’appréciaient pas d’être mis à l’écart. C’était plus délicat quand il s’agissait d’une propriété privée, au début du moins ; ils devaient bâtir selon nos plans sans déroger. Refuser nos plans revenait à céder gratuitement les droits sur le terrain à l’Etat. Une expropriation dans l’ancien Shibuya a suffi pour qu’ils se plient tous à la règle.

Certains architectes n’ont-ils pas proposé leurs services ?

Si bien sûr. J’ai pris sur moi d’en accueillir deux mondialement connus. J’ai remercié le premier au bout d’une semaine, le deuxième n’est pas revenu au bout de trois ; ils n’avaient pas compris l’urgence, qu’on ne pouvait pas bloquer une équipe entière pour corriger l’orientation des toilettes pour femmes d’un étage. L’un d’eux voulait absolument des murs végétalisés sur tous les édifices. Comme si les jardiniers spécialisés disponibles n’étaient pas tous occupés à replanter les parcs nationaux.

Pensez-vous qu’on puisse expliquer par cette urgence les drames qui ont…

Je vous arrête immédiatement. La seule victime de l’urgence, c’était la diversité esthétique des immeubles, et vous savez qu’on a rapidement contourné le problème. Les normes de sécurité n’ont jamais été négligées. Dites-moi pour quelle raison nous aurions rogné sur la solidité des structures ? Quand il s’est avéré qu’on pouvait refondre les alliages extraterrestres, toute pénurie de matières premières a disparu. Aucun immeuble n’est capable de supporter les tirs de mortier, voilà tout. 

Notre métier, c’était dessiner des plans, et aucune des constructions de notre programme n’a été remplacée depuis je vous rappelle, l’urgence n’empêche pas de faire du bon travail, seulement de revenir dormir chez soi [de la main droite, il pince la base de son annulaire gauche.].

Plusieurs immeubles reconstruits se sont toutefois écroulés lors de séismes d’intensité moyenne.

Nous avons suivi les instructions du Gouvernement Provisoire qui a annulé les obligations antisismiques en 2017. Il fallait reconstruire le plus vite possible pour reloger la population, relancer l’activité. Le rythme imposé au secteur du bâtiment, à l’Agence, était trop fort pour appliquer les mêmes normes qu’avant. C’était la guerre après tout ! A long terme, il faudra reprendre ces immeubles c’est vrai, mais à court terme c’était une décision de bon sens. Et même une obligation technique et morale.

Vous avez parlé de contourner le problème de diversité.

Oui, c’est un jeune collègue qui a proposé ce système. Je l’ai nommé immodulor, du modulor, vous connaissez ? Le nom est resté même si ça n’avait finalement pas grand rapport avec le modulor du Corbusier, au-delà de l’aspect standardisation, mais pour ça aussi, la première proposition l’emportait. L’urgence, toujours.

Il s’agissait de considérer chaque immeuble, quelque soit sa taille, comme une combinaison de plusieurs parties horizontales. En général, un immeuble est harmonieux du sol au sommet mais si on prend plusieurs immeubles très différents, que l’on remplace le rez-de-chaussée de l’un par celui de l’autre et ainsi de suite, les possibilités deviennent exponentielles. L’après-midi même une version du programme était fonctionnelle, et du jour au lendemain on a arrêté de réemployer à l’identique des plans de bâtiments, ou de dessiner de nouvelles façades. Le logiciel puisait dans ce que nous avions déjà dessiné et variait les combinaisons à l’infini. Il ne restait plus qu’à sélectionner les résultats les plus séduisants.

edf_11.jpg
2025. Deux immeubles recombinés sur le principe de l’immodulor.

Evidemment, c’était une solution très japonaise : on avait déjà l’habitude d’un ensemble urbain très dépareillé. Les résultats ont été très positifs et très bien acceptés par la population.

Tsujibucks, Kiri Kawacho, Tokyo

edf_08.jpg

[Cet homme, la quarantaine, en costume usé, est venu m’aborder alors que je me restaurais après mon interview avec M. Tomita. L’entretien a été reconstitué de mémoire, l’homme ayant refusé que j’enclenche la fonction dictaphone. Ses sous-entendus sont ridicules, et je les inclus pour la seule raison qu’il est venu à ma rencontre en connaissant apparemment mon identité et mon projet.]

Vous voyez pas que le gouvernement nous cache tout ? Trois fois qu’ils nous attaquent et on connait rien d’eux. On sait même pas quoi ils ressemblent ! Mais non, pas les insectes ! Ceux qui construisent les vaisseaux, qui les commandent. On sait rien d’eux. Ce qu’ils cherchent, pourquoi ils attaquent surtout le Japon. Ça vous paraît pas dingue, à vous ?

Mon beau-père était agriculteur à Tsugawa. Là où ils ont débarqué chaque fois, vous en avez entendu parler, forcément. Pourquoi ils débarquent toujours au même endroit d’ailleurs ? Ça non plus on sait pas.


edf_09.jpg2017. Ranger durant une offensive extra-terrestre dans la crique de Tsugawa.

Ben mon beau-père, l’armée l’a délogé en 2019, après la deuxième guerre. Du jour au lendemain comme ça, pas d’explication. Il est venu vivre chez nous jusqu’à l’an dernier. Il est mort maintenant. Il a pu voir une carcasse de fourmi rouge là-bas. Et ben vous savez, à l’intérieur ? Il m’a dit qu’y avait rien dedans. Enfin juste comme une fourmi normale quoi, juste cent fois plus gros. Comment vous expliquez ça vous ? C’est pas physiquement possible qu’une fourmi de cette taille là puisse vivre, son exosquelette pourrait pas supporter son poids vous comprenez ? On en a tué des millions en 8 ans, et pas un scientifique aurait cherché comment elles peuvent bouger ? Vous voyez, c’est pas imaginable. La FDT, le pouvoir, ils étouffent tout. Tenez, Tsugawa, vous avez regardé où c’était ? Cherchez, sur votre machin. [Il désigne mon portable sur la table et insiste jusqu’à ce que je lance l’application.] Alors ? Vous trouvez rien hein ? Le district a disparu de toutes les cartes depuis 2020.



La catégorie du texte, « Now playing », est particulièrement inadéquate puisque je n’ai toujours pas joué à Earth Defense Forces 2025, seulement vu des heures de let’s play postés sur youtube - avant qu’ils ne soient supprimés à la demande de D3, l’éditeur du jeu. Ce post pourrait inaugurer une catégorie « pathetic fanfiction » mais il est très peu probable qu’elle soit davantage alimentée. Cette petite tocade m’aura au moins permis d’aborder quelques aspects de la série (les immeubles répétés ou combinés, l’absence de scénario développé, les lieux fictionnels) qui ne rentraient pas dans le précédent post. Pour la forme, des années après tout le monde, j’ai beaucoup aimé cet été World War Z (le bouquin).

2017 fait référence au premier jeu (Chikyu Boeigun au Japon, Monster Attack ici) ainsi qu’à son crypto-remake, Earth Defense Force 2017 (Chikyu Boeigun 3). Le deuxième épisode (Global Defence Force en Europe) se déroule en 2019 (seule la version PSP précise l’année il me semble). EDF 2025 (Chikyu Boeigun 4) a lieu comme son nom l’indique et vient de sortir au Japon (PS3 et 360 ; sortie en 2014 en Europe). Les noms utilisés viennent du directeur/tête pensante de la série (Noguchi) et du designer en chef (Tomita). Vegalta est le nom de code d’un exo-squelette pilotable dans 2017 et 2025. Merci Ukyo pour avoir identifié certains immeubles et boulette pour la confirmation.