Les jeux de combat sont cosmopolites par principe, cela tient sans doute au processus même de création de personnages et de décors variés. Street Fighter et consorts, c’est le tourisme de la mandale.

Dans leur représentation du monde, ces jeux ont d’ailleurs les mêmes contradictions que le secteur touristique : prétendant l’authentique, on ne fournit au voyageur qu’un fac-similé de la réalité (mais comment faire autrement puisque le touriste veut admirer un bout du monde dans l’état qu’il était avant qu’il puisse justement venir le voir).


SSFII : touristes entre des figurants en costume et un ersatz de l’Hospice Cabañas.

Ainsi, en s’ouvrant de prime abord à tous les types de différences (nationale, culturelle, physique…), les jeux de versus en colportent en fait les clichés les plus artificiels.

Ces clichés ont évidemment un avantage : dans ce monde étrange, à la fois hyper-connecté mais pas uniformisé, où chaque lieu aurait magiquement conservé sa singularité, on reconnaît le lieu voire la nationalité du personnage au premier coup d’œil. Tous les monuments sont convoqués à cet effet : un seul round dans Fatal Fury 2 permettra ainsi de réviser une bonne partie des curiosités architecturales de l’Italie ou des États-Unis, à la manière d’une veduta ideata.

Notons à ce propos le cas particulier des décors chinois, qui reprennent souvent les conventions picturales traditionnelles du pays, à la fois dans les thèmes (eau et roches, dont les symboles composent l’idéogramme « paysage ») comme dans leur représentation (la profondeur créée par l’étagement des plans et l’application de la perspective atmosphérique).

Pour ce qui y est de la France, il ne faudra pas s’étonner de voir la tour Eiffel et l’arc de Triomphe voisiner, et ses compatriotes presque toujours attablés, séducteurs, arrogants et maniérés jusqu’à l’effémination (voir Jean-Pierre dans Fighter’s History et George, le clone de Pielle Montario dans Breakers). Quant au fait que presque tous les personnages français de ces jeux sont blonds (King, Abel, Janne, Charlotte, Gado…), cela prouve à quel point certains stéréotypes sont déconnectés de toute réalité de départ.

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Beaucoup de pays subissant globalement le même traitement (les Allemands doivent tellement adorer Brocker, le cyborg nazi ou Heidern, ce combattant au nom si germanique expatrié en Amérique du Sud), pas étonnant que le cas d’Hakan soit rarissime : 

L’ambassade de Turquie a même envoyé des remerciements officiels pour avoir mis comme ça en avant leur art martial ancestral (rires). Du coup, nous on s’est dit « qu’on en vende ou pas, au moins on a fait un peu de politique malgré nous ». En revanche, avec Zangief, on n’a jamais été remercié par la Russie pour avoir créé un tel personnage (rires).
Yoshinori Ono interviewé par Yukishiro, Gamekult.

À voir le traitement de la Corée chez SNK ou Capcom, on peut d’ailleurs se demander si les développeurs japonais ne font pas très souvent de la politique « malgré eux » : si les décors de jeux de baston sont des cartes postales conçues pour être singulières et marquantes, qu’apprendra-t-on d’autre de la Corée sinon qu’il y pleut beaucoup et que ça ressemble à la Chine ?

Je serais un Japonais élevé dans l’idée qu’on a gentiment voulu leur apporter la prospérité économique au XXe siècle et qu’ils nous remercient en nous piquant nos îles, je n’exprimerais sans doute pas autrement mon total désintérêt pour ce pays.

Il y a des clichés géographiques, des clichés culturels, mais il existe aussi des clichés historiques. Et si l’on convient que ces jeux s’appuient fortement sur les stéréotypes géographiques et culturels, pourquoi ne s’abreuveraient-ils pas également à des sources historiques aussi peu rigoureuses ?

Prenons Last Blade une série en deux épisodes (1997 et 1998) de SNK : si en tant que joueur je l’adore, en Européen, elle est un poil irritante.

Les deux épisodes de Last Blade sont le chef d’oeuvre de la Neo-Geo. Après lui, ni SNK ni aucun autre n’atteindra ces sommets dans le soin apporté à un univers 2D. Graphismes, musique, animation, système de jeu et histoire, tout était parfait. C’est d’ailleurs précisément l’argument du jeu : en 1863, arrivée à son sommet, l’humanité (comprendre « le Japon ») est sur le point de disparaître ; les portes de l’enfer ont été ouvertes.

Last Blade - Stage de Kaede

L’imminence d’apocalypse n’est cependant pas l’impression que l’on retire de ce stage par lequel le jeu commence souvent. Bijou de composition et de pixel art, le stage de Kaede (personnage principal de la série) rendrait méditatif le plus insensible des joueurs. 

Chez un Japonais, la scène évoquerait immédiatement la coutume automnale du momijigari (contemplation des érables - Kaede en japonais), une des nombreuses manifestations saisonnières du mono no aware, l’attention aux choses (le jeu en fournira d’autres avec les premières neiges de Yuki et le décor de Hyo Amano) : les choses ne sont belles que parce qu’elles sont périssables. Ainsi, admirer la beauté de la pleine lune, la chute des fleurs de cerisiers ou de pruniers, les chaudes nuances des feuilles d’érable, c’est aussi assister en même temps au processus de leur décomposition.

On dit que « sous les cerisiers sont enterrés des cadavres », et dans ce décor aussi la menace est déjà là ; seulement ce n’est pas celle que l’on croit : si les portes sont ouvertes, ce n’est pas sur l’enfer, mais sur l’occidentalisation.

Le bateau sombre en est le premier élément : il a forcément été construit par les Occidentaux. Pendant le sakoku, les deux siècles de fermeture du pays, le shogunat interdisait en effet de construire des bateaux de plus d’un mât : il fallait dissuader les pêcheurs et les commerçants de s’aventurer trop loin. Quant à la construction du premier arsenal moderne national, d’ailleurs réalisée par un ingénieur français, elle ne commencera qu’en 1865.

Sorti d’ateliers américains ou européens, ce bateau ne fait toutefois pas partie nécessairement de ces « sinistres navires » (kurofune), ainsi que les Japonais nommaient déjà les caraques portugaises au XVIe puis, bien plus tard, la flotte du commodore Matthew Perry (l’Américain qui a forcé la réouverture du Japon en 1853-54) : entre 1855 et 1857, les Néerlandais livrent deux bateaux à hélice et vapeur au shogunat (le Kankō Maru et le Kanrin Maru).
D’autre part, certains fiefs possédaient également une petite flotte de guerre achetée aux Américains ou aux Anglais : en juillet 1863 (soit quelques mois avant les événements fictifs du jeu), les Américains coulaient ou endommageaient les trois navires du clan Chōshū en représailles de l’attaque d’un navire marchand dans le détroit de Shimonoseki (les Français, en retard, participeront quelques jours plus tard à l’expédition punitive).

Ce trois-mâts peut donc appartenir à des Japonais ; il n’est de toute façon pas l’apport occidental le plus important de l’image. Comme la beauté contient déjà son ferment de destruction, la menace ne mouille pas à une distance confortable, elle est déjà sur place : la perspective centrale impeccable qui force le regard à négliger la contemplation des érables pour se porter sur le bateau, c’est elle le signe qu’une esthétique étrangère s’est déjà imposée.

La perspective avait d’ailleurs débarqué bien avant le commodore Perry : s’il « est possible - pour ne pas dire probable - que des rudiments de perspective centrale aient été enseignés dans l’école de peinture jésuite ouverte par Giovanni Niccolo (1560-1626) en 1601 », les applications relativement rigoureuses fleurissent au milieu du 18e, essentiellement via les reproductions apportées par les Hollandais.* 

Si cette convention a d’abord connu assez de succès pour représenter un sous-genre de l’ukiyo-e (l’uki-e), les artistes japonais s’en sont toutefois assez rapidement écartés : Hiroshige, Hokusai pour ne citer qu’eux l’ont étudiée sérieusement, mais ne l’ont appliquée qu’assez rarement.


Perspective centrale à un point de fuite (Hokusai, vers 1815) et à deux points de fuite (Hiroshige, vers 1834-1835).

Bref, au delà de l’attrait de la nouveauté, les artistes ont préféré leurs propres conventions pour représenter l’espace (vue plongeante, perspective parallèle) ; ce n’est pas le cas dans le stage de Kaede, aussi beau soit-il, dans lequel on voit le Japon avec le point de vue de l’étranger.

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Je parlais de menace, mais à aucun moment les étrangers ne sont explicitement assimilés aux ennemis. C’est même l’inverse puisqu’ils frayent paisiblement avec les autochtones, loin des tensions réelles que le Japon connaissait à l’époque (les attentats nationalistes contre les ressortissants étrangers étaient extrêmement fréquents, l’un d’entre eux aboutira au bombardement de Kagoshima par les Anglais en août 1863).

Last Blade - Stage de Juzoh Kanzaki

Lampadaires, rickshaw, ombrelle et tonneaux, la même cohabitation paisible semble présider pour les innovations apportées par les Européens, qui se fondent discrètement dans le décor de Juzoh Kanzaki mais qui, l’air de rien, le révolutionnent.

Utagawa Yoshifuji, La révolte des objets usuels, ca. 1873
L’introduction des « objets usuels » occidentaux n’a pas été si évidente. À gauche, palanquins et ukiyo-e contre photographie et rickshaw, à droite wasaga versus ombrelle.

Pour dépasser cette apparente harmonie, on remarquera toutefois que les Occidentaux ont déjà la plus grande et la mieux placée des boutiques du coin et qu’il n’est pas anodin non plus qu’il s’agisse d’une magnifique pâtisserie hollandaise (qui vend pourtant des spécialités d’origine portugaise, les castellas (カステラ) - mais ce n’est pas la première fois au Japon que les Bataves doublent les Portugais), concurrençant l’échoppe bien plus modeste de gâteaux japonais qui la jouxte (和菓子, wagashi). **

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Paradoxalement, les castellas sont considérés aujourd’hui comme des gâteaux traditionnels japonais à part entière, mais il est clair que le dessinateur voulait créer une opposition Japon/Etranger (pourquoi ce drapeau sinon ?), quitte à la forcer. Il tenait manifestement aussi à ce qu’on puisse désigner facilement qui profitait le plus de l’affaiblissement du shogunat.

Si les étrangers se sont apparemment bien intégrés dans la société japonaise, les décors du jeu les traitent en même temps toujours comme des intrus. Le premier décor de Last Blade 2 en fournit une autre illustration. Sous une pinède et une composition belle comme une estampe,

Last Blade 2 - Shimiji Mountain Pass

 

l’incongruité du bourgeois et de la cow-girl est totale. Une nouvelle fois, la beauté du paysage n’empêche pas une symbolique moins sereine qu’il n’y paraît : avec la jeune femme, c’est tout un univers de symboles qui a débarqué des kurofune, celui du western américain, de la conquête de l’ouest et de la destinée manifeste. On peut soupçonner dès lors que la beauté des paysages ne soit pas la seule raison de la présence de ces deux personnages.

Si les étrangers apparaissent toujours comme des intrus, c’est que les décors construisent les oppositions, forcent le trait des contrastes et cloisonnent les deux cultures. La réalité était évidemment moins manichéenne, beaucoup d’Occidentaux s’entichaient sincèrement de ce Japon qu’ils découvraient, l’inverse étant tout aussi vrai : même pour ceux qui portaient encore un kimono et chaussaient des geta, le parapluie et la montre à gousset avaient beaucoup de succès.

Yōshū (Toyohara) Chikanobu - Asukayama Park

L’engouement ne se démentira pas jusqu’au sommet de la hiérarchie : ce triptyque des années 1890 (qui a sans doute inspiré le décor de Last Blade 2 d’ailleurs) ne représente pas un groupe de touristes occidentaux venus admirer les hauteurs d’Edo mais bien la famille impériale !

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Quoi qu’en dise le scénario (qui en fait un dieu déçu par les dernières actions des hommes), Shinnosuke Kagami, le boss de fin, est aussi un parfait exemple d’acculturation : il nous reçoit dans un manoir à la perspective occidentale centrale, habillé à l’européenne.

Stage de Kagami - Last Blade 1

Quant à son surnom officiel, il ne s’embarrasse pas du politiquement correct : ce ne serait rien d’autre que le « Crisis Christ ».
Cette assimilation au Christ rapproche Kagami d’un autre grand méchant de l’univers SNK, Amakusa Shirō Tokisada, boss final de Samurai Shodown 1 (SS1). (En fait, Last Blade s’inspire de SS sur bien d’autres points, dont le thème de la porte des enfers et le twist entre les deux épisodes : SS2 comme LB2 révèlent que Tokisada et Kagami ont été manipulés.)

 

Amakusa Shirō Tokisada, le personnage historique, était considéré de son vivant comme une sorte de messie (capable de marcher sur l’eau et de rendre la vue aux aveugles) par la communauté de Japonais catholiques qui l’entouraient. Il finira mal, massacré comme plusieurs milliers d’autres (37 000 ?) par les troupes fidèles au shogunat et les canons des Hollandais lors du siège du château de Hara.

Pourquoi aller chercher ce Shirō pour en faire le boss final androgyne et fou-furieux du jeu ? Ce n’est pas comme si le Japon manquait de daimyos salauds et qu’Amakusa était une figure si célèbre (tant les Sengoku Basara de Capcom que les Samurai Warriors de Koei s’en passent, par exemple).

Histoire d’enfoncer le clou, c’est à Nagasaki que se déroule le combat ultime dans Samurai Shodown, ville où la tête décollée du Shirō historique avait été exposée. Foyer historique du catholicisme au Japon, c’est aussi, plus globalement, le symbole des échanges internationaux, des plus paisibles (le « doux commerce » sur l’îlot artificiel de Dejima ou dans le quartier réservé chinois) aux plus cruels.

En choisissant comme méchant un personnage symboliquement si proche du monde occidental, on pourrait juger SNK coupable de message anti-chrétien ; on ne peut en fait les accuser que de plagiat : ce Shirō Amakusa vient en effet directement du roman Makai Tenshō (1967) et sans doute plus encore d’une de ses adaptations au cinéma (Samurai Reincarnation, de Kinji Fukasaku, 1981).


Comme dans le jeu, l’esprit de Shirō Amakusa emprunte un corps et cherche à renverser le shogunat par la magie noire.

Il faudrait donc plutôt interroger Futaro Yamada, l’auteur du roman, sur ses intentions, plutôt que SNK, qui n’y a peut-être trouvé qu’une matière bien commode pour son nouveau jeu, sans s’interroger plus avant sur ses sous-entendus.

En même temps, c’est justement de cette manière que se créent les légendes et les clichés historiques, par la répétition des histoires sans que les intentions qui ont présidé à leur naissance ne survivent.

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Revenons à Last Blade. On pourrait croire, aux longueurs qui précèdent, que la fin du sakoku et l’implantation des Occidentaux sont des thèmes essentiels du jeu. C’est tout le contraire : le scénario, riche et soigné, mélangeant drames familiaux et enfer sur terre, évacue presque totalement le contexte historique, qui n’apparaît que subrepticement, notamment en terminant le jeu avec Keiichiro Washizuka : un membre du Shinsengumi, une milice au service du shogunat déclinant, annonce la révolte de Chōshū et des partisans du « Sonnō jōi » (« respect de l’Empereur, expulsion des barbares [comprendre les étrangers] »).

Étrange situation que ce contexte historique quasi ignoré dans le scénario mais qui donne pourtant ses noms à la série : le « Bakumatsu » du titre japonais (Bakumatsu Romance : Gekka no Kenshi) désigne spécifiquement les dernières années du shogunat, entre l’arrivée de Perry et le renversement du gouvernement militaire en 1868, quand « Last Blade » évoque l’abolition de la classe des samouraïs, qui culminera symboliquement avec la loi de 1876 leur interdisant de porter les armes.

Si le jeu lui-même ne dit rien du contexte, c’est sans doute que les développeurs s’appuient sur un ensemble de connaissances largement partagées par les Japonais, qui fournissaient, à la manière du Shirō Amakusa du Makai Tenshō, un matelas de références rendant le choix du bakumatsu évident et confortable pour une histoire de fin du monde (outre le choc culturel, le pays a souffert d’épidémies (sans doute apportées par ces mêmes étrangers), de mauvaises récoltes…).

SNK avait-il conscience de jongler avec beaucoup de symboles ambivalents ? Sans doute pas, pour la seule raison qu’il est difficile de retirer un discours unifié de cet ensemble de petites touches ; en revanche, le changement de boss final et la diminution par trois du nombre de décors avec des personnages occidentaux dans Last Blade 2 signalent peut-être que l’équipe s’est rendue compte entre temps qu’il était difficile de ne pas lier un scénario qui annonce l’enfer sur terre et des arrières-plans avec des étrangers qui débarquent.

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Les développeurs japonais manifestent d’habitude une certaine virtuosité pour jouer avec l’histoire, la culture et les symboles : El Shaddai et Asura’s Wrath n’ont par exemple entraîné aucune levée de boucliers malgré le traitement de choc appliqué aux doctrines et aux symboles du bouddhisme et du judéo-christianisme. Il y a dans ces deux jeux une forme de sincérité joviale qui désamorce toutes les réserves.

Pour Last Blade, la situation est un peu différente dans la mesure où le jeu prétend à une certaine forme d’authenticité, au moins dans la forme (décors, musique…). Le problème ne tient cependant pas à ce que la reconstitution du bakumatsu soit approximative (c’est un jeu de combat, pas un documentaire historique), mais qu’elle perpétue une vision faussée et simpliste de l’époque : la fin du shogunat n’est pas la conséquence de l’arrivée des étrangers (ce serait bien la première fois que les Occidentaux parviennent à convaincre quelqu’un de la supériorité de leur civilisation sans user de la force militaire), l’arrivée des étrangers n’a fourni qu’une diversion bien commode à un bouleversement de la hiérarchie sociale, entamée bien avant.

Ce n’est pas le commodore Perry qui bouleverse la société japonaise par ses traités inégaux, c’est la bourgeoisie marchande qui saisit l’occasion pour subtiliser franchement le pouvoir des mains vieillissantes de la classe guerrière :

il est permis de penser que la rapidité et la réussite de cette transformation au contact certes de l’Occident tiennent pour une large part à la proto-modernité de l’époque précédente. Au cours des deux siècles et demi de l’époque d’Edo, c’est-à-dire du règne des shoguns Tokugawa (1603-1868), se forgea, dans un contexte d’urbanisation rapide et d’essor de l’éducation, une culture qui doit fort peu à la tradition du samouraï, dont l’ombre tend à gommer les autres composantes sociales et beaucoup, en revanche, aux marchands, aux artisans et au petit peuple des villes.***

Le problème ne vient donc pas des déformations elles-mêmes mais du prisme qui les a crées. Ce prisme qui ferait des étrangers l’agent agressif du changement, et des Japonais des sortes de victimes universelles.
Or le Japon n’est pas l’archipel aristocratiquement isolé qu’il voudrait être : avant le sakoku, ses pirates étaient craints dans toute l’Asie, la restauration de Meiji a tôt fait de rafraîchir la mémoire sur ce point à tous ses voisins. Il n’est pas non plus ce peuple soudé comme un bloc, il est, comme tous les autres, travaillé par des rapports de force antagonistes. Enfin, le Japon n’est pas la victime toujours innocente d’un étranger invariablement prédateur, subissant les traités commerciaux des bateaux noirs comme il subira les bombes incendiaires et les ogives nucléaires : il a une part de responsabilité dans tout ce qu’il lui advient, même s’il refuse parfois de se l’avouer.

L’étranger est un coupable idéal, et qui s’est avéré criminel plus qu’à son tour. Il joue parfois si bien son rôle que l’envie prend vite de lui coller tous les meurtres irrésolues, seulement pour classer les affaires gênantes. Mais le cadavre sous le cerisier n’est pas arrivé tout seul ; c’est bien un Japonais qui l’a enterré, et c’est sans doute bien un Japonais qui l’a tué.

 

 

* Timon Screech, The Meaning of western perspective in Edo Popular Culture pour la citation. Pendant le sakoku, l’engouement pour les marchandises et connaissances européennes est limité aux échanges commerciaux avec les Hollandais et les Chinois à Nagasaki, dans des zones réservées du port (respectivement l’îlot artificiel de Dejima et le ghetto Tojin yashiki) - dans une moindre mesure avec la Corée et les îles Ryûkyû (Okinawa) via les provinces de Tsushima et Satsuma
** La liberté de commerce a été accordée par le gouvernement dans trois ports en 1855 aux Hollandais, à la suite des Américains, des Russes et des Anglais : Nagasaki, Hakodate et Shimoda. En 1858, ce sera au tour des Français, et deux autres ports seront ouverts, Yokohama, Niigata et Kobe. On est sans doute dans ce décor à Nagasaki, dont les castellas sont la spécialité locale (la plus ancienne pâtisserie de castellas encore en activité a ouvert en 1624). Merci Chronocyte, Reyda et Haut haut bas bas pour l’aide à la compréhension des kanjis - et pour le sens de lecture horizontal ancien ;) !
*** Philippe Pons, La culture urbaine à l’époque d’Edo : une incubation de la modernité, in Images du Monde flottant : Peintures et estampes japonaises XVIIe-XVIIIe siècles, 2004.
Les images des décors proviennent de snk.wikia.com, streetfighter.wikia.com . Les photos de la statue de Shiro viennent d’ici et , la « Vue du forum romain » de Toshidama Japanese Prints. Vous avez trouvé ça trop long et peu convaincant ? (Et encore je vous ai évité le Kaede brun japonais qui devient blond une fois occidentalisé.) On m’avait prévenu.^^;