Animal Crossing

Le hasard des plannings a rapproché deux jeux Nintendo cet hiver, Mother 3 (GBA) et Animal Crossing : let’s go to the city (Wii). Ils partagent aussi apparemment un cadre rural, mais c’est trompeur : ils s’opposent absolument dans leur conception de cette ruralité.

Mother 3 débute dans le village de Tazmily. Vision idéalisée de la vie en petite communauté, les villageois vivent dans l’ignorance de la ville, de son argent et de ses méfaits écologiques et sociaux - le méchant se chargera de les initier. La conception de son scénariste, Shigesato Itoi, est sans nuance aucune, la ville y étant un lieu de vice, de solitude et de tristesse sans appel, aux antipodes de la Tazmily du départ.

Le discours d’Animal Crossing parait sensiblement identique. Le nouvel épisode ne change pas la formule depuis la version N64 : il s’agit de cultiver son jardin et son réseau social au sein d’une petite communauté campagnarde de PNJ. Le titre japonais (Doubutsu no mori, la forêt des animaux) insiste d’ailleurs sur le caractère champêtre du lieu ; et si l’appellation de “forêt” est quelque peu exagérée, le cadre incontestablement bucolique prête à l’écoute du rythme des saisons.

Comme dans Mother 3, le rapport à la nature est extrêmement valorisé. Pour autant ce rapport à la nature est biaisé, et le sous-titre de l’épisode Wii, “let’s go to the city”, dévoile le pot aux roses : loin d’opposer la ville à la campagne, Animal Crossing n’envisage ainsi les espaces ruraux que sous la domination symbolique des espaces urbains, au point d’en faire l’argument principal du dernier jeu.

L’omniprésence de l’argent, au centre de la majorité des péripéties de ce jeu, est un autre des indices qui montrent que la vie des villageois n’a rien à envier aux plus frénétiques consommateurs urbains. Rapporté à la dizaine d’habitants sur DS, le niveau d’équipement est même incroyable (et écologiquement irresponsable) ; une mairie, une poste, une épicerie (qui finira supermarché), une couturière, mais aussi un café-concert et même un musée !



La seule chose qui justifierait ce niveau d’équipement incroyablement luxueux serait la vocation touristique du hameau. On peut en effet le visiter, mais la procédure s’avère relativement dissuasive : il faut y être convié au préalable.

Gated community



Sans invitation, le village vous restera strictement interdit : sur Wii et DS il est protégé par des murailles rocheuses et fermé par de lourdes portes. C’est que les villages d’Animal Crossing n’en sont pas ; ils se rapprochent plutôt des gated communities, ces “quartiers dont l’accès est contrôlé, [..]et dans lequel l’espace public (rues, trottoirs, parcs, terrains de jeu…) est privatisé. L’accès en est permis aux résidents et à leurs invités.”

Ce jeu de sociabilité fonctionne ainsi selon un mécanisme paradoxal : la qualité des relations sociales dans le village provient dans un premier temps d’un mécanisme d’exclusion de l’étranger et d’un repli entre-soi.

Par ailleurs l’omniprésence de l’argent dévoile la destination première de cette communauté : c’est un projet immobilier visant les plus riches, le jeu forçant l’achat d’un logement et incitant fortement à l’acquisition de signes extérieurs de richesse (dont les travaux d’agrandissement successifs de cette maison).

À ce propos avez-vous remarqué qu’aucun des travailleurs (de K.K. aux gardiens) n’y possédait de logement ? Ils ne sont que des employés qui logent en dehors du village.



Tom Nook, qui pourtant vous a vendu votre maison et prospère incroyablement, n’y réside même pas ! On imagine le coût financier et symbolique exorbitant (les parvenus ne sont pas acceptés) pour faire partie du village… Malgré l’apparente diversité (des espèces) des habitants, il y a donc une forte homogénéité sociale.

Dotée d’une police privée (sur GameCube), fermée sur l’extérieur mais donnant sur la mer, la communauté poursuit sa vie d’encoche, bafouant quelques lois au passage (trafic de fossiles ou d’espèces protégées - cœlacanthe, travail des enfants pour les neveux de Tom Nook) et au mépris de toute conscience écologique (plantation d’espèces d’arbres exogènes à la moindre occasion - les palmiers voisinent avec les poiriers etc.).

Le sol “circulaire” introduit avec la version DS est un symbole transparent de l’égocentrisme qui s’y exprime ; si le producteur, Ryuji Kobayashi, clame que l’on peut ainsi toujours “voir les changements climatiques en fonction des endroits” car le ciel reste visible, comment ignorer qu’il témoigne aussi d’une évidente centration sur soi, le monde se pliant littéralement sous nos pieds et l’horizon se limitant aux frontières de la communauté.

Un lieu paranoïaque

Aussi protégée, privilégiée et choisie qu’elle soit, la vie communautaire d’Animal Crossing reste à mille lieues de la perfection. Au cours des épisodes le jeu devient même un laboratoire de paranoïa sécuritaire et de surveillance de tous par tous (les citations proviennent du dernier Iwata Asks) :

Ryuji Kobayashi (producteur) : Lorsque le joueur se déplace dans la ville, l’herbe disparait peu à peu. Bien entendu, elle commence à repousser le jour suivant, mais si vous vous rendez tous les jours au magasin de Tom Nook par exemple…
Hisashi Nogami (design) : Ainsi, si un joueur ne fait que pêcher, l’herbe sur le chemin menant au rivage ou à la rivière aura complètement disparu. Et, où il y a un pont que tout le monde doit emprunter, l’herbe aura laissé place à la terre.
Aya Kyogoku (script) : Lorsque vous rendez visite à un ami dans sa ville, vous n’avez pas forcément besoin de regarder la carte. Il suffit de suivre la piste menant des portes de la ville à sa maison.

Au-delà de l’effet gadget de cet ajout à la version Wii, l’idée d’être pisté apparait pour ce qu’elle est : plutôt inquiétante. Mais il y a pire.

Nogami : Désormais, en vous connectant à WiiConnect24, les données liées aux villes seront échangées sans qu’aucun joueur n’ait à venir chez vous et sans qu’aucun de vous ne s’en rende compte. Ainsi, tout à coup, un nouveau venu en provenance de la ville d’un ami emménage dans votre ville et se présente : « Bonjour ! Je viens de la ville X. »
Satoru Iwata (CEO) : « La ville X » étant une véritable ville Animal Crossing.
Nogami : Exactement. Et il vous racontera les cancans de sa ville : « Ce personnage de la ville X aime beaucoup ça. » et d’autres histoires dans ce genre.
Iwata : De plus en plus de commérages se propagent de ville en ville sans même que vous ne le réalisiez.

Là ça devient flippant. Et savoir que cette fonction a été développée suite à un imprévu du jeu GC n’arrange rien (un animal aurait informé le fils d’un employé de Hideki Konno, producteur de Mario Kart Wii, des activités de sa mère sur le jeu quand il n’était pas là).

Le titre du jeu s’avère finalement lourd de symboles : forcez une quinzaine d’individus sélectionnés à vivre ensemble, quelque soit le niveau de vie, vous ne pourrez éviter le retour des bas instincts.