Assassin's Creed Cabinet de peintures

Ubisoft ne néglige rien pour séduire le plus grand nombres de personnes avec Assassin’s Creed. Afin de rendre plus crédible le contexte historique d’Assassin’s Creed 2 (AC2) et de Assassin’s Creed Brotherhood, deux universitaires spécialistes de la Renaissance, Margaret Meserve puis Marcello Simonetta, avaient ainsi rejoint les rangs de l’armée de contributeurs à la série.

Il faut les plaindre : les historiens font partie d’une étrange coterie comparable en hermétisme et en intransigeance aux Assassins et aux Templiers dont la lutte à mort constitue le noyau de la série d’Ubi ; à la différence que le crédo des historiens est la recherche méticuleuse de la vérité, quand les Assassins répètent que « rien n’est vrai, tout est permis »*, programme que le scénario d’une abyssale bêtise s’efforce de réaliser.

Qu’un jeu s’amuse avec l’Histoire n’est évidemment pas le problème : toute reconstitution historique rigoureuse serait de toute façon une chimère (la rigueur imposerait au contraire d’accepter que les incertitudes sont trop nombreuses). Le problème est que les deux Assassin’s Creed cherchent à jouer simultanément les cartes du scénario décomplexé et du détail historique : à la base on ne demandait rien, mais puisqu’ils s’en prévalent, on pouvait s’attendre à mieux. Prenons l’exemple des peinture dans le jeu.

Quand je disais qu’Ubisoft voulait séduire tous les publics, ils ont même pensé aux joueurs de Wii. AC2 possède en effet un mode d’acclimatation parfait mélangeant la colonie à reconstruire de Xenoblade et le musée d’Animal Crossing. Tout ce qu’il faut pour oublier sa nostalgie de la wiimote et de ces jeux où l’on n’égorge pas un passant en appuyant par mégarde sur le mauvais bouton.

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Afin de se préparer un petit salon chaleureux, on peut acheter des œuvres célèbres de la Renaissance dans toutes les villes que l’on traverse, et c’est cool de se payer un Vinci pour 20 florins : c’est un investissement plus sûr que les navets, et on a l’impression d’être à la pointe de la critique d’art. Manque de chance, c’est précisément sur ce point que le jeu se révèle particulièrement léger.

AC2 se déroule essentiellement sur 23 ans, entre 1476 et 1499. Le souci du calendrier y est méticuleux, les dates souvent fixées au jour près (ce qui ne manque pas d’être impressionnant). Or il est étonnant de constater que le même soin scrupuleux n’a pas été apporté à tous les secteurs du jeu : des 30 toiles que l’on peut acheter, dix ont ainsi été exécutées bien après 1499.

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C’est le cas de toiles de Vinci (Leda et le Cygne, peinte en 1508 et Saint Jean-Baptiste, produit après 1513), de Titien (l’Amour sacré et profane - 1513, la Vénus Anadyomène - 1520), jusqu’à une peinture du Corrège, 1530 tout de même.

Si on prend en compte l’année durant laquelle on peut acheter les toiles, c’est plus de la moitié d’entre elles qui sont anachroniques. Par exemple, on peut obtenir le Printemps dès 1476, alors qu’elle ne sera peinte par Botticelli qu’en 1482. Le foisonnement artistique de la Renaissance fournissait pourtant assez de peintures majeures dans l’intervalle des aventures d’Ezio di Auditore.

Par ailleurs, le choix des œuvres dans le jeu est parfois curieux. Par exemple, si la présence des toiles de Vinci s’impose étant donné la célébrité de l’artiste et son importance dans le jeu, pourquoi choisir précisément deux ébauches plutôt qu’une Vierge aux rochers (1483) ?

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L’adoration des mages et Saint Jérôme, entrepris par Léonard vers 1481-1482.

De la même façon, pourquoi l’anachronique Portrait de Francesco Delle Opere et pas un autre tableau du Pérugin ? Et pourquoi deux portraits de Frédéric de Montefeltro ? 

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À droite, un des deux tableaux consacrés à Montefeltro. Pur hasard, Simonetta a écrit un bouquin sur un complot auquel le duc d’Urbin aurait participé.

On saisit mal les critères qui ont présidé à la sélection de ces toiles. Leur choix a-t-il été conditionné par les musées (les Offices notamment) que l’équipe créative a pu contempler pendant son voyage de préparation ? On aurait préféré qu’ils soient le résultat d’une réflexion esthétique sur la place de ces peintures dans l’histoire de l’art.

La même frivolité se retrouve dans les descriptions des tableaux, souvent trop lapidaires pour être justes. Leurs informations sont même largement datées, les historiens de l’art ayant invalidé l’attribution d’un portrait à Léonard de Vinci depuis plusieurs années maintenant.

Assassin's Creed Cabinet de peintures
Erreur d’attribution : le Portrait d’une dame a été peint par Giovanni Ambrogio de Predis, un élève de Vinci. Dans le jeu, c’est aussi un exemple de tableau anachronique (produit en 1490 mais disponible dès 81).

Ces approximations répétées ont fini par se voir puisque l’équipe de Brotherhood s’est échinée à en supprimer méticuleusement les traces.

La villa Auditore est ainsi détruite par les armées du pape au début du jeu, cabinet de peintures avec. Si des toiles de Vinci sont sauvées des flammes par les Templiers, ce n’est pas le cas des deux tableaux postérieurs à 1500, Leda et le Cygne et Saint Jean-Baptiste, qui brûlent opportunément avec la maison**. Le tour est joué.

Au début du DLC La disparition de Vinci, Ubisoft corrige également l’erreur d’attribution du Portrait d’une Dame : Salaï, l’élève préféré de Vinci, aurait menti pour le vendre plus cher à un marchand.

Enfin, dans Brotherhood, les toiles de Raphaël que le joueur pourra collectionner sont toutes exécutées entre 1500 et 1507, soit l’intervalle durant lequel se déroule le jeu.

Ces signes manifestes de bonne volonté n’ont malheureusement pas empêché Ubisoft de se louper lamentablement avec le seul portrait qu’il ne fallait pas rater, La Joconde.

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Le célébrissime tableau s’était pourtant fait désirer. Sans doute trop connu pour l’inclure dans AC2 (l’anachronisme aurait sauté aux yeux, après tout, Lisa -Gherardini- Giocondo est née en 1479, et Vinci n’entame son portrait qu’en 1503), le portrait a dû apparaître comme une valeur ajoutée décisive pour le DLC de Brotherhood (La Disparition de Vinci donc, qui se déroule en 1506).

Le joueur n’est pourtant pas récompensé de sa patience et de ses 8€. L’ébauche de La Joconde que l’on découvre dans l’atelier de Vinci étale surtout à quel point le graphiste d’Ubisoft a manqué le sens ou les enjeux de l’œuvre, réduite à des teintes, une pose et un sourire. 

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Ce sourire justement, qui barre un visage sur lequel ne sont portées que des ombres. Il est outré, caricatural, ce qui donne l’occasion à Ubisoft d’un aparté raté comme il en a le secret**. Une esquisse qu’on attribue à Vinci montre pourtant une Monna Lisa bien différente : la jeune mère tient un rameau symbolique et a encore des sourcils que le temps ou un peintre effaceront bien après la mort de Vinci. Par-dessus tout, elle ne sourit pas.

En effet, le sourire n’a dû apparaître que tardivement dans la genèse de l’œuvre. C’est que le sourire de la Joconde, s’il n’a pas le mystère dont on le pare, est par contre tout à fait révolutionnaire : avant lui, seuls deux portraits osent montrer un modèle souriant, tous deux d’Antonello de Messine :  encore l’un n’est-il qu’esquissé (1474), quand l’autre est plus grimaçant que souriant (1470).

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Vinci invente le sourire dans la peinture européenne, dans un temps où les convenances le réprouvent : sourire, c’est manquer de contrôle sur soi. Il est donc fort probable que Vinci n’ait peint le sourire qu’après avoir décidé de garder le tableau pour lui, sans le livrer à son commanditaire, Francesco Giocondo (à moins que Giocondo l’ait refusé justement à cause du sourire ?).

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L’arrière-plan pose également problème. Il est d’abord très approximatif. Par ailleurs, comme le sourire, ce décor fantastique est tardif : d’après Daniel Arasse, il participe lui-aussi à rendre ce tableau « scandaleux » :

Aujourd’hui c’est le chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre, mais en 1503-1505, c’est un tableau inadmissible. Pourquoi ? Voilà un bon bourgeois florentin, et pas n’importe qui, qui commande au plus grand peintre du moment le portrait de sa femme parce qu’elle lui a donné des enfants, et ce peintre lui présente, comme portrait, une jeune femme qui sourit, ce qui est incorrect, toute proche de nous, […] et ensuite il la plante devant un paysage pré-humain affreux, terrible. Or, comment voulez-vous qu’un mari souhaite voir sa femme charmante, aimante, qui lui a donné deux enfants, devant un tel paysage et non pas devant des prairies, des arbres et des petits oiseaux, ce qu’on trouve dans les fonds de portraits de Raphaël contemporains de Léonard.

Dernier problème, les couleurs maronnasses de l’ébauche, très proche sur ce point du portrait tel que nous le connaissons aujourd’hui, assombri par son vernis (le voile qui recouvre son épaule à droite est ainsi déjà opaque). Or, au milieu du XVIe, Vasari louait au contraire leur vivacité :

Les yeux ont ce brillant, cette humidité que l’on observe pendant la vie; ils sont cernés de teintes rougeâtres et plombées qu’on ne peut rendre qu’avec la plus grande finesse ; les cils qui les bordent sont exécutés avec une extrême délicatesse. […] Le nez, avec ses belles ouvertures roses et délicates, est vraiment celui d’une personne vivante. La bouche, sa fente, ses extrémités, qui se lient par le vermillon des lèvres à l’incarnat du visage, ce n’est plus de la couleur, c’est vraiment de la chair.

Ces couleurs, le travail de Pascal Cotte et son équipe a permis de les retrouver en 2006. Les résultats, fascinants et dérangeants, ont fait le tour du monde, sans arriver jusqu’à Ubisoft manifestement.

De gauche à droite, état présent et allégé de son vernis de La Joconde

La Joconde dans ce DLC de Brotherhood a donc été produite à partir d’une reproduction contemporaine, sans aucune réflexion sur la génétique du portrait, ce qui n’est clairement pas la bonne méthode pour recréer une ébauche. Comment ont-ils pu se montrer si dilettantes avec ce monument de la peinture mondiale, alors même qu’ils en font le premier moment fort du DLC ?

Cet exemple contient en fait tous les paradoxes du traitement historique dans Assassin’s Creed. Sur certains détails très visibles qui auraient pu renforcer considérablement l’effet de réel et l’impression de reconstitution, le jeu montre une paresse incroyable. Marcello Simonetta, un des consultants, a beau jeu de signaler qu’il a fait abandonner l’idée anachronique des gardes suisses protégeant le pape Alexandre VI. Il y a des détails plus essentiels que d’autres.

 

 

 

* Ezio est traité d’« ennemi de la connaissance » par un hermétiste à la fin du DLC La Disparition de Vinci. Ezio répond, dans une sorte d’éloge de la bêtise démocratique, que « la recherche de la vérité doit rester un choix ».
** à la fin du DLC La disparition de Vinci, celui-ci annonce à Ezio sa volonté de recommencer un Saint Jean-Baptiste en prenant Salai pour modèle. Quant à Léda, pas besoin : l’original a de toute façon lui-aussi été perdu.
*** « je sais bien que ce portrait est raté. Et ce sourire, impassible, figé [la version anglaise dit meaningless]. » Ubisoft devrait éviter ces clins d’oeil appuyés destinés au joueur, ils tombent chaque fois à plat (Ezio qui invente le café latte, la fin de AC2, etc.)
Le texte de Daniel Arasse provient de Histoires de peintures (Folio essais, 2004). Les images proviennent de gamepressure, Assassin’s Creed Wikia, fr.assassinscreed.wikia et Envydream. Le walkthrough de Ath0r64 sur le DLC de Brotherhood m’a bien été utile. A propos, le premier chapitre de ce DLC, un coup de dés jamais n’abolira le hasard, est nommé d’après un poème de Mallarmé (1897). Je me demande encore pourquoi.
Relevé des tableaux commercialisés par année dans AC2 (entre parenthèses, date réelle approximative d’exécution, les titres en gras sont anachroniques) :
1476 : Saint Chrysogonus (Michele Giambono, 1450), Madone à l’enfant (Filippo Lippi, 1452-1453 ou 1465), La Cité idéale (Francesco di Giorgio Martini ou Piero della Francesca, vers 1470), Saint François en extase (Giovanni Bellini, 1475), Frédéric et Guidobaldo (Piero della Francesca, 1475), Le baptème du Christ (Andrea del Verrocchio, 1475), Annonciation (De Vinci, 1475-1480), Le Printemps (Botticelli, 1482) , Pallas et le Centaure (Botticelli, 1483), Dame à l’hermine (De Vinci, 1489–1490), Portrait d’un musicien (De Vinci, 1490), Francesco delle Opere (Pérugien, 1494), Saint Jean-Baptiste (De Vinci, 1513-1516).
1478 : La Naissance de Vénus (Botticelli, 1485), Les Trois Grâces (Raphaël, 1504-1505), Eve (Dürer, 1507), Leda et le Cygne (De Vinci, 1508, détruit), La Fornarina (Raphaël, 1518-1519), Jupiter et Io (Le Corrège, 1530).
1480 : Frédéric de Montefeltro (Pedro Berruguete, 1475), Simonetta Vespucci (Piero di Cosimo, 1480), Portrait d’une Dame (Vinci Amborgio de Predis, 1490), Vénus endormie (Giorgione, 1510), Vénus au miroir (Mabuse, 1510), Vénus Anadyomène (Titien, 1520).
1481 : Saint Jerôme dans son cabinet de travail (Antonello de Messine, 1474), Saint Sébastien (De Messine, 1476-1477), Adoration des Mages (De Vinci, 1481), Saint Jérôme (De Vinci, 1482), L’Amour sacré et l’Amour profane (Titien, 1513-1514).
A propos de ces tableaux, j’ai ignoré le lieu d’exécution et le commanditaire. Tous ces tableaux étant réalisés sur commande, on était de toute façon dans la licence artistique de la part d’Ubisoft.