C’est un débat proposé lors du Stunfest qui m’y a fait repenser. Alors que l’aréopage s’interrogeait sur une couleur politique des jeux (posant de très bonnes questions, peinant à y répondre), un jeu d’arcade de 1985 édité par Sega m’est revenu à l’esprit, Gombē no I’m Sorry (« I’m Sorry » en occident), variante de Pac-Man comme il y en avait beaucoup à l’époque.

Pour se distinguer de leur illustre modèle à l’univers symbolique et épuré, Coreland (à l’époque sous-traitant de Sega, avant d’être renommé Banpresto en 1989, une fois racheté par Bandai) avait choisi un design hyper référentiel qui multipliait les caméos illégaux. Et quand Pac-Man illustrait la gourmandise, Gombē visait un autre vice, l’appât du gain.

tanaka_pompidou_crop.jpg

Mais le jeu avait une autre originalité : prendre comme personnage principal un homme politique contemporain.

L’avare de l’affaire, Gombē, est en effet une caricature transparente de Kakuei Tanaka, premier ministre entre 1972 et 1974 et étendard japonais des politiciens corrompus (le « sorry » du titre faisant référence à sōri/総理, premier ministre en japonais).


Ecran titre japonais et autre caricature (de ce livre) de Kakuei Tanaka.

Difficile de rapprocher totalement Tanaka d’un homme politique européen. Chez les Français, on penserait d’abord à « l’empereur tricolore de la corruption » Serge Dassault, éventuellement à Bernard Tapie. Mais le premier, entré en politique en 1974, aura mis 18 d’années pour être élu maire de Corbeilles-Essonnes (première tentative en 1977) et 26 ans pour gagner un mandat national (sénateur en 2004) quand Tanaka, après des débuts difficiles, aura ensuite toujours profité d’un soutien populaire infaillible. Quant à Bernard Tapie, il manque cruellement des relations et de l’influence de celui que l’on nommait un temps le « faiseur de roi », tapi au centre d’un réseau immense d’obligés. Et puis question fortune et malversations financières, Tapie demeure un petit joueur en comparaison.

Par ses méthodes populistes et sa richesse, Silvio Berlusconi est peut-être celui qui se rapproche le plus de Kakuei Tanaka. Comme lui, il a également longtemps oeuvré dans l’ombre, puisqu’on le sait avoir appartenu à la loge P2, gouvernement fantôme de l’Italie de la fin des années 70. Le discrédit général de la classe politique en Italie est par ailleurs assez proche de la situation japonaise.
La comparaison serait tout de même imparfaite : Berlusconi n’entre que très tardivement dans la vie politique, en mars 1994 (et assez opportunément : d’après un de ses proches collaborateurs, « s’il n’était pas entré en politique et s’il n’avait pas fondé Forza Italia, nous serions aujourd’hui sous un pont ou en prison avec l’accusation de mafia »).

Par ailleurs, ce ne serait pas rendre justice au parcours de Tanaka : issu d’une famille pauvre du Japon de l’envers sans avoir dépassé l’école élémentaire, et cela dans un pays où la réussite politique tient d’abord à une question de naissance et de diplôme dans une université tokyoïte, il devient riche grâce à un providentiel beau mariage, fructifie plus ou moins honnêtement son capital, rentre en politique en 1946 puis gravit patiemment la hiérarchie du PLD jusqu’à en diriger la plus importante faction durant une quinzaine d’années (et ce alors qu’il ne faisait officiellement plus partie du PLD depuis 1976).

Le populisme de Tanaka dépasse aussi la seule gouaille du magnat italien : la politique clientéliste qu’il a menée durant cinquante ans est si hallucinante qu’elle en force l’admiration. Du lundi au vendredi en effet, de 7h30 à midi, il recevait dans sa propriété de Mejiro des plus puissants aux plus humbles, écoutant leurs doléances, y répondant souvent, par un billet, un emploi pour le petit fils, un marché public complaisant ou une décision politique ad hoc… Les 200 habitants du hameau de Shiodani, coupés par temps de neige du pays, doivent encore le remercier pour le tunnel d’un milliard et demi de yens qui les relient maintenant aux grandes villes de la préfecture.

Quand le jeu sort en 1985 (en avril ? un seul site japonais le précise), Kakuei Tanaka a sans doute déjà été touché par son attaque cérébrale du 27 février 1985. « Shogun de l’ombre » depuis 1976 et la révélation face au congrès US du scandale de corruption Lockheed, il était donc sorti de la vie publique depuis plus d’un mois ; les médias stationnaient continuellement devant sa demeure en vain : Tanaka ne se présentera pas devant eux avant le premier janvier 1987 (année du rejet de son appel du procès Lockheed pour lequel il a été condamné en 1983), et dans un bien triste état : le côté droit de son corps reste paralysé et il a des difficultés importantes d’élocution.

Trois semaines avant son accident, ses lieutenants les plus ambitieux (dont le futur premier ministre Noboru Takeshita) avaient défié son autorité en créant un nouveau groupe parlementaire (la Sosekai) au sein de sa faction.

Bref, quand sort le jeu, c’est le début de la fin pour l’empire politique de Tanaka, qui a d’ores-et-déjà perdu sa santé et voit s’effriter son leadership : en 1986, une nouvelle affaire éclate (il aurait reçu 500 000$ du dictateur philippin Marcos), en 1987 il perd donc son (premier) appel, fait annoncer sa retraite politique en 89 et meurt en 1993 d’une pneumonie, à 75 ans.

On pourrait donc être déçu de la charge politique d’un jeu qui se cantonne à l’évidence (l’appât du gain et son influence politique). C’est un peu comme si, toutes proportions gardées, on faisait un Assassin’s Creed avec Jean-Marie Le Pen ou un Leasure Suit Balkany (en DLC, DSK). Ce serait sans doute amusant et subversif mais pas très instructif.

Niveau 2 du jeu
Les statues à son image s’animent et le poursuivent. Hasard du calendrier, en octobre 1985 était inaugurée sa statue à la station Urasa de Niigata.

Par ailleurs, à le faire au moment même où l’homme politique visé tombe de son piédestal, la démarche manque sensiblement de courage et rappelle un peu ces résistants du dernier jour. Enfin, et surtout, ce serait encore une fois foncièrement injuste : les autres hommes politiques importants n’étaient pas moins corrompus que lui, pas moins avides de pouvoir, et Tanaka avait au moins un mérite :

« Contrairement à eux, Tanaka jouait franc jeu : avec plus d’« éducation » peut-être, l’élite politicienne issue des bonnes familles et sortie des grandes universités, qui fit de Tanaka le bouc émissaire de la politique de l’argent, n’en a pas moins la même pratique du pouvoir. Tanaka centralisa les « filières d’argent », noyauta les ministères, institutionnalisa la pratique d’achat des votes ; il perfectionna un système préexistant et ses successeurs ne firent qu’appliquer ses « recettes » : la dégénérescence de la vie politique japonaise et son cortège de scandales au cours de ces dernières années l’ont prouvé »
(Philippe Pons, Le Monde, 17 décembre 1993 - archive payante)

Les élections de 1986 apportent un éclairage particulier sur ce supplément d’âme (ou ce super pouvoir de corruption) : non seulement l’accumulation de ses déboires ne l’empêche pas de briguer un seizième mandat à la chambre basse de la Diète, mais en plus il l’emporte dans sa circonscription de Niigata avec un score record.

Si on se souvient qu’en 1986 Tanaka se remet encore lentement de son AVC et qu’il poursuit sa convalescence terré à Mejiro depuis le début de l’année précédente, la situation est encore plus hallucinante : il a été réélu sans faire campagne, sans apparaître en public ni même poser un pied dans sa circonscription de l’autre côté du Japon, ce qui laisse imaginer la force de son groupe de soutien local (Etsuzankai) comme la reconnaissance populaire dont il jouissait. En cela,

« il est tout à fait paradoxal de constater que ces importantes zones d’ombre dans sa carrière politique n’auront pas pratiquement d’influence sur sa popularité future. En effet, si l’on en croit les sondages, Tanaka Kakuei est un des politiciens japonais de l’après-guerre les plus estimés par la population. Selon un vote populaire organisé par le journal Asahi en 2000, Tanaka arriverait en quatrième position dans la liste des leaders politiques du millénaire, derrière des grandes figures historiques comme Sakamoto Ryôma (1835-1867 : personnage de la restauration de Meiji), Tokugawa Ieyasu (1543-1616 : fondateur de la dynastie des shoguns qui dirigèrent le Japon pendant plus de deux siècles) et Oda Nobunaga (1534-1582 : grand chef de guerre et unificateur du pays). L’idée - extrêmement répandue au Japon - que tous les politiciens soient plus ou moins corrompus permet peut-être de résoudre ce paradoxe. »
(Thierry Guthmann, Précis de politique japonaise, 2011, source.)

Dans ce contexte, il est tout à fait possible que sa présence dans le jeu, loin d’être une attaque politique, soit au contraire la manifestation de sa popularité : Tanaka aurait été choisi pour la même raison que le jeu exploite aussi l’image de Madonna, Michael Jackson ou du catcheur Giant Baba : leur statut d’icône.

Après tout, ce milieu des années 80 était un peu l’enfer du copyright. Pour n’évoquer que les jeux Sega, on croisait sans complexe les avatars vaguement grimés de Hulk Hogan et Antonio Inoki dans Champion Pro Wrestling, des marques de cigarette dans Hang-On, Enduro Racer ou Monaco GP (la dernière fois aura été de trop), voire des musiques directement pompées chez Yellow Magic Orchestra*.

Outre la célébrité de Tanaka, choisir un politicien japonais comme personnage principal avait aussi un intérêt narratif. En cela, Gombē no I’m Sorry est même plus élégant dans son game design que Mario Bros. et Super Mario Bros., qui allait sortir 6 mois après : là où Miyamoto s’était contenté de parsemer de pièces les niveaux, se disant que les joueurs essaieraient spontanément de les attraper** (ce qui n’a pourtant pas grand rapport avec le fait de sauver une princesse), le jeu de Sega formule ce qui devait être le plus évident des syllogismes pour un Japonais : il y a des lingots par terre, je suis un politicien, donc je dois m’en mettre plein les poches.


Niveaux 1 et 3 du jeu. En haut à droite, on reconnaît le parlement japonais.

On aurait même envie de voir dans la succession des décors, toujours plus vastes, une illustration de la carrière de Tanaka : parti de son fief de Niigata, renforçant son entregent dans un club sportif select, élu à la Diète, puis retourné dans sa vaste propriété (8500 m², aux parterres de tulipes et à la petite mare de carpes) dans le quartier de Mejiro :

Niveau 4

La structure même du jeu, qui boucle indéfiniment les quatre mêmes décors, semble justifiée par la carrière de son héros, comme une subtile mise en abyme de sa carrière politique qui a connu de nombreux coups durs : Tankan, Blackmist, Lockheed, sans compter quelques scandales amoureux (sa relation avec sa secrétaire Aki Sato ou Kazuko Tsuji, une geisha de quarante ans sa cadette).

Chaque fois il s’était relevé, plus puissant et plus retors qu’avant… jusqu’à cette attaque cérébrale de 1985.

Diffamation ou blague potache, difficile de cerner aujourd’hui l’objectif de la dizaine de développeurs du jeu***. Si le jeu est bien sorti en avril, le développement d’un jeu d’arcade prenant à l’époque entre trois à six mois, le projet devait de toute façon précéder la défection de Takeshita et les problèmes de santé de Kakuei.
Il faudra, faute de mieux, se contenter d’y voir un clin d’oeil du monde de l’informatique à celui qu’on appelait le « computerized bulldozer », et un épisode exemplaire de la violation du droit à l’image.




* Juste retour des choses, le groupe espagnol joliment nommé Superputa a repris le thème principal dans une chanson ironiquement appelée Nintendo Sky-lab. Les paroles sont savoureuses.
** Miyamoto : « Quand j’ai réfléchi à quelque chose sur lequel tout le monde sauterait en le voyant, je me suis dit que l’argent était approprié ! » Iwata demande, section la société de protection.
*** D’après le history.dat de Mame (qui reprend également la date d’avril 1985), Kenichi Kuma, Kayuri Tagami, Akira Matsuda, Noboru Nemoto, Maggy Minenko, Koichi Ueda, Atsuko Yama, Miyamisa S, Seiko Matsuda, You Mayami.

Les informations utilisées dans l’article sont en majorité issues de la biographie écrite par Steven Hunziker, en ligne à cette adresse. L’illustration en tête de l’article provient de ce site, je n’ai pas retrouvé son auteur. Les captures d’écran du jeu sont empruntées ici.
Pour l’anecdote, les différents articles sur le jeu croient reconnaître Carl Lewis dans l’ennemi sautillant des niveaux avancés. Il s’agit plutôt du marathonien Toshihiko Seko. Plus globalement, les références nippo-japonaises ont généralement échappé à bon nombre de joueurs étrangers : sur le wikipedia coréen, on mentionne ainsi que les joueurs du pays ont cru que Gombē faisait référence à l’acteur comique Lee Joon-il (이준일) et à son « sorry i’m ugly ». Si vous avez un meilleur titre, je prends, parce que « caquet bon bec », je connaissais pas avant 11 heures ce matin… Merci Alucardo !