Steel_Battalion

À défaut d’y avoir touché à l’époque, nous sommes nombreux à avoir entendu parler de Steel Battalion (Tekki en japonais), cette simulation de pilotage de méchas sur Xbox (Capcom, 2002). Dix ans après, l’annonce d’un troisième épisode avait de quoi enthousiasmer, même sans manette gigantesque, même sur Kinect.

Malheureusement, à regarder les premières bandes-annonces, il y a davantage matière à s’inquiéter, et l’abandon du poste de commande massif pour une maniabilité hybride manette/gesticulations ne semble que la première trahison d’une coquille vide qui n’aura conservé que son nom et sa calligraphie.

Ainsi, alors que Tekki se fichait superbement autant de la psychologie des personnages que de géopolitique, imaginant l’affrontement de coalitions asiatiques fictives (Pacific Rim Forces et Hai Shi Dao dans le premier), les scénaristes de Steel Battalion Heavy Armor (Jutekki) se lancent dans la guerre « in & out », celle, intime, que chaque combattant doit mener pour ne pas flancher et l’autre dont les livres d’histoire et les stratèges militaires gardent la trace ; la petite histoire se focalisera sur l’officier américain Winfield Powers et son équipage, tandis que la grande imagine une armée américaine qui a dû évacuer son propre pays et qui se jette en 2082 dans une vaste contre-offensive pour libérer le pays de l’occupation étrangère. Tout se passe donc comme si la série, ayant perdu l’effet de réel apporté par la maniabilité, cherchait à le compenser par une autre sorte de vraisemblance.

Homefront ayant déjà mis en scène l’invasion des Etats-Unis dans un futur proche avec le succès que l’on sait, on fera une croix sur l’effet de surprise, d’autant que Jutekki reprend grosso modo les mêmes prémices pour annuler l’avance technologique américaine (impulsion électro-magnétique géante en 2025 causée par un bombardement nucléaire dans Homefront, virus qui s’attaque au silicium des semi-conducteurs en 2020 pour Jutekki).


Faute d’électronique en état de fonctionnement, la série abandonne aussi les méchas futuristes pour des tanks bipèdes un peu frustres.

Et comme dans Homefront, l’Amérique y sera envahie par une puissance asiatique ET communiste.


Petite coquetterie occidentale, nos bandes-annonces ne parlent que d’une « superpuissance hostile », même si les visages et les insignes ennemis ne laissent aucun doute. Le site japonais utilise quant à lui systématiquement l’expression アジア の大国, « grand pays d’Asie ».

On sait que les scénaristes d’Homefront s’étaient finalement résolus à préférer la Corée du Nord à la Chine, quitte à perdre toute crédibilité géopolitique (la Corée du Nord est tout de même un pays exsangue). Mais quand on provoque des remous diplomatiques, mieux vaut viser un pays faible plutôt qu’un partenaire commercial essentiel (et pour un peu que THQ fasse presser ses jeux ou ses jaquettes en Chine…).

Reconnaissons ce courage à Capcom : tout juste voilée sous un nouveau drapeau (une sorte de drapeau onusien sur fond rouge), c’est bien de la Chine qu’il s’agira cette fois-ci dans Steel Battalion Heavy Armor.

Les affiches que l’on peut distinguer sur cette vue d’une ville envahie (que je n’ai pas reconnue, alors si vous identifiez la cathédrale…) pourraient à ce titre vous rappeler quelque chose : les graphistes de Capcom se sont en effet contentés de puiser dans l’immense catalogue de la propagande maoïste.

Difficile de louer cependant une quelconque recherche documentaire sérieuse : on ne voit pas bien ce que viennent faire en 2082 (ou en 2045*) une affiche exhortant en 1970 les Chinois à surveiller la frontière russo-chinoise :

à prolonger les efforts de la Révolution culturelle (1975) :

ou à augmenter la productivité durant l’année 1976 :

Comme quoi, à trop chercher la vraisemblance, l’univers de Steel Battalion Heavy Armor a surtout perdu toute crédibilité.

Le scénario d’Homefront avait une « qualité », même si elle était involontaire : elle prenait au mot l’inepte discours des faucons américains sur « l’axe du Mal » menaçant les Etats-Unis et, ce faisant, le ridiculisait. Comment pouvait-on sérieusement y croire une minute ?

Si Steel Battalion choisit une puissance économique indéniable et militairement plus conséquente (ne serait-ce que par son nombre de soldats), elle n’est cependant pas plus vraisemblable. Car si le lieutenant Powers (tout un symbole) aura bien un deuil à faire en 2083, ce ne sera pas celui d’une victime exécutée lâchement, mais, plus largement, celui de la puissance américaine : pour Emmanuel Todd, l’empire américain n’existera déjà plus en 2050, alors en 2083…

Non seulement les Etats-Unis n’auront pas à l’avenir la possibilité de maintenir leur leadership sur le monde (d’ailleurs ils ne l’ont déjà plus, d’où le fait qu’ils ne choisissent comme ennemis déclarés que des « nains militaires ») mais ce monde lui-même sera un « système complexe, dans lequel s’équilibreront un ensemble de nations ou de méta-nations, d’échelles équivalentes. »

Et si dans ce nouveau système, la Chine aura largement sa part, on ne voit pas pourquoi elle n’en deviendrait automatiquement une puissance expansionniste : au cours de son histoire, et alors qu’elle en avait largement le pouvoir et la technologie (navigation en haute mer notamment), la Chine n’a jamais eu d’accès d’impérialisme colonial comme les ont connus l’Europe, la Russie ou les Etats-Unis. Quand l’Occident asservissait les littoraux d’Afrique et colonisait l’Amérique, les Chinois se muraient derrière des milliers de kilomètres de briques. On peut douter que, subitement, la Chine abandonne ce qui tient de l’esprit d’une nation, même quand il s’agira de garantir son approvisionnement énergétique**.

Ce qui rend enfin l’argument de Steel Battalion si peu convaincant, c’est la position géographique même des Etats-Unis. Leur omniprésence militaire et commerciale peut aisément le faire oublier, c’est d’ailleurs fait pour ça, mais l’Amérique est un continent particulièrement isolé. Le risque qui pend au nez des Etats-Unis n’est pas une invasion d’autant plus improbable mais au contraire leur marginalisation totale.

Aujourd’hui déjà, ils consomment fantastiquement plus qu’ils ne produisent et sont donc dépendants des autres pays du monde qui acceptent gentiment leurs titres de dettes. Il est évident que cette bonne volonté sera depuis longtemps épuisée en 2083, et que le monde aura appris à ignorer les demandes de ce lointain voisin si coûteux (qui n’aura plus de toute façon ses moyens militaires de persuasion d’antan).

Choisir les Etats-Unis comme lieu d’affrontement c’est donc non seulement leur faire une trop grande fleur, mais en plus montrer l’amateurisme avec lequel Capcom a fagoté son scénario, sans aucune réflexion géopolitique ou historique d’envergure : ils ont juste projeté dans le futur le rapport de forces apparent sur l’échiquier mondial actuel avec un soupçon de guerre froide. Mais n’est pas GunGriffon qui veut.



* Cette image illustre la première partie du scénario sur le site japonais qui précise que la Chine (enfin, la « puissance asiatique ») a pris la tête d’une Organisation des Nations Unies réduite après la fin de la troisième Guerre Mondiale en 2045.

** Edit : en y repensant, le Japon était tout aussi isolationniste avant la fin du XIXe ce qui ne l’a pas empêché de conquérir l’Asie au XXe. Mais encore a-t-il subi comme un profond traumatisme l’ultimatum du commodore Perry et l’irruption du modèle occidental. Bref, faites ce que vous voulez de cet argument.^^;

Steel Battalion Heavy Armor sortira le 22 juin sur Xbox 360. Les passages entre guillemets sur la fin annoncée de la puissance étasunienne proviennent du livre d’Emmanuel Todd, Après l’empire, Essai sur la décomposition du système américain (2002). On peut retrouver les affiches de propagande utilisées sur Chinese Posters et Maopost.