Bataillon leste, idéologie lourde
Par Game A le 17 mars 2012 - Ça dénonce grave.6 minutes
À défaut d’y avoir touché à l’époque, nous sommes nombreux à avoir entendu parler de Steel Battalion (Tekki en japonais), cette simulation de pilotage de méchas sur Xbox (Capcom, 2002). Dix ans après, l’annonce d’un troisième épisode avait de quoi enthousiasmer, même sans manette gigantesque, même sur Kinect.
Malheureusement, à regarder les premières bandes-annonces, il y a davantage matière à s’inquiéter, et l’abandon du poste de commande massif pour une maniabilité hybride manette/gesticulations ne semble que la première trahison d’une coquille vide qui n’aura conservé que son nom et sa calligraphie.
Ainsi, alors que Tekki se fichait superbement autant de la psychologie des personnages que de géopolitique, imaginant l’affrontement de coalitions asiatiques fictives (Pacific Rim Forces et Hai Shi Dao dans le premier), les scénaristes de Steel Battalion Heavy Armor (Jutekki) se lancent dans la guerre « in & out », celle, intime, que chaque combattant doit mener pour ne pas flancher et l’autre dont les livres d’histoire et les stratèges militaires gardent la trace ; la petite histoire se focalisera sur l’officier américain Winfield Powers et son équipage, tandis que la grande imagine une armée américaine qui a dû évacuer son propre pays et qui se jette en 2082 dans une vaste contre-offensive pour libérer le pays de l’occupation étrangère. Tout se passe donc comme si la série, ayant perdu l’effet de réel apporté par la maniabilité, cherchait à le compenser par une autre sorte de vraisemblance.
Homefront ayant déjà mis en scène l’invasion des Etats-Unis dans un futur proche avec le succès que l’on sait, on fera une croix sur l’effet de surprise, d’autant que Jutekki reprend grosso modo les mêmes prémices pour annuler l’avance technologique américaine (impulsion électro-magnétique géante en 2025 causée par un bombardement nucléaire dans Homefront, virus qui s’attaque au silicium des semi-conducteurs en 2020 pour Jutekki).
Faute d’électronique en état de fonctionnement, la série abandonne aussi les méchas futuristes pour des tanks bipèdes un peu frustres.
Et comme dans Homefront, l’Amérique y sera envahie par une puissance asiatique ET communiste.
Petite coquetterie occidentale, nos bandes-annonces ne parlent que d’une « superpuissance hostile », même si les visages et les insignes ennemis ne laissent aucun doute. Le site japonais utilise quant à lui systématiquement l’expression アジア の大国, « grand pays d’Asie ».
On sait que les scénaristes d’Homefront s’étaient finalement résolus à préférer la Corée du Nord à la Chine, quitte à perdre toute crédibilité géopolitique (la Corée du Nord est tout de même un pays exsangue). Mais quand on provoque des remous diplomatiques, mieux vaut viser un pays faible plutôt qu’un partenaire commercial essentiel (et pour un peu que THQ fasse presser ses jeux ou ses jaquettes en Chine…).
Reconnaissons ce courage à Capcom : tout juste voilée sous un nouveau drapeau (une sorte de drapeau onusien sur fond rouge), c’est bien de la Chine qu’il s’agira cette fois-ci dans Steel Battalion Heavy Armor.
Les affiches que l’on peut distinguer sur cette vue d’une ville envahie (que je n’ai pas reconnue, alors si vous identifiez la cathédrale…) pourraient à ce titre vous rappeler quelque chose : les graphistes de Capcom se sont en effet contentés de puiser dans l’immense catalogue de la propagande maoïste.
Difficile de louer cependant une quelconque recherche documentaire sérieuse : on ne voit pas bien ce que viennent faire en 2082 (ou en 2045*) une affiche exhortant en 1970 les Chinois à surveiller la frontière russo-chinoise :
à prolonger les efforts de la Révolution culturelle (1975) :
ou à augmenter la productivité durant l’année 1976 :
Comme quoi, à trop chercher la vraisemblance, l’univers de Steel Battalion Heavy Armor a surtout perdu toute crédibilité.
Le scénario d’Homefront avait une « qualité », même si elle était involontaire : elle prenait au mot l’inepte discours des faucons américains sur « l’axe du Mal » menaçant les Etats-Unis et, ce faisant, le ridiculisait. Comment pouvait-on sérieusement y croire une minute ?
Si Steel Battalion choisit une puissance économique indéniable et militairement plus conséquente (ne serait-ce que par son nombre de soldats), elle n’est cependant pas plus vraisemblable. Car si le lieutenant Powers (tout un symbole) aura bien un deuil à faire en 2083, ce ne sera pas celui d’une victime exécutée lâchement, mais, plus largement, celui de la puissance américaine : pour Emmanuel Todd, l’empire américain n’existera déjà plus en 2050, alors en 2083…
Non seulement les Etats-Unis n’auront pas à l’avenir la possibilité de maintenir leur leadership sur le monde (d’ailleurs ils ne l’ont déjà plus, d’où le fait qu’ils ne choisissent comme ennemis déclarés que des « nains militaires ») mais ce monde lui-même sera un « système complexe, dans lequel s’équilibreront un ensemble de nations ou de méta-nations, d’échelles équivalentes. »
Et si dans ce nouveau système, la Chine aura largement sa part, on ne voit pas pourquoi elle n’en deviendrait automatiquement une puissance expansionniste : au cours de son histoire, et alors qu’elle en avait largement le pouvoir et la technologie (navigation en haute mer notamment), la Chine n’a jamais eu d’accès d’impérialisme colonial comme les ont connus l’Europe, la Russie ou les Etats-Unis. Quand l’Occident asservissait les littoraux d’Afrique et colonisait l’Amérique, les Chinois se muraient derrière des milliers de kilomètres de briques. On peut douter que, subitement, la Chine abandonne ce qui tient de l’esprit d’une nation, même quand il s’agira de garantir son approvisionnement énergétique**.
Ce qui rend enfin l’argument de Steel Battalion si peu convaincant, c’est la position géographique même des Etats-Unis. Leur omniprésence militaire et commerciale peut aisément le faire oublier, c’est d’ailleurs fait pour ça, mais l’Amérique est un continent particulièrement isolé. Le risque qui pend au nez des Etats-Unis n’est pas une invasion d’autant plus improbable mais au contraire leur marginalisation totale.
Aujourd’hui déjà, ils consomment fantastiquement plus qu’ils ne produisent et sont donc dépendants des autres pays du monde qui acceptent gentiment leurs titres de dettes. Il est évident que cette bonne volonté sera depuis longtemps épuisée en 2083, et que le monde aura appris à ignorer les demandes de ce lointain voisin si coûteux (qui n’aura plus de toute façon ses moyens militaires de persuasion d’antan).
Choisir les Etats-Unis comme lieu d’affrontement c’est donc non seulement leur faire une trop grande fleur, mais en plus montrer l’amateurisme avec lequel Capcom a fagoté son scénario, sans aucune réflexion géopolitique ou historique d’envergure : ils ont juste projeté dans le futur le rapport de forces apparent sur l’échiquier mondial actuel avec un soupçon de guerre froide. Mais n’est pas GunGriffon qui veut.
* Cette image illustre la première partie du scénario sur le site japonais qui précise que la Chine (enfin, la « puissance asiatique ») a pris la tête d’une Organisation des Nations Unies réduite après la fin de la troisième Guerre Mondiale en 2045.
** Edit : en y repensant, le Japon était tout aussi isolationniste avant la fin du XIXe ce qui ne l’a pas empêché de conquérir l’Asie au XXe. Mais encore a-t-il subi comme un profond traumatisme l’ultimatum du commodore Perry et l’irruption du modèle occidental. Bref, faites ce que vous voulez de cet argument.^^;
Steel Battalion Heavy Armor sortira le 22 juin sur Xbox 360. Les passages entre guillemets sur la fin annoncée de la puissance étasunienne proviennent du livre d’Emmanuel Todd, Après l’empire, Essai sur la décomposition du système américain (2002). On peut retrouver les affiches de propagande utilisées sur Chinese Posters et Maopost.
Commentaires
Excellent article.
Mais supprime-moi ce T à antan ;)
hé hé, merci. Je me relirai jusqu’à la fin la prochaine fois.^^;
Génial, merci pour cet article.
Des articles de fond toujours aussi biens écrits et intéressants ! Merci !
Excellente analyse de fond, une fois de plus.
Je me demande qui a développé ce titre, si c’est une équipe Japonaise ou Américaine.
Dans tous les cas, je serais très surpris si l’équipe originale y était pour quelque chose. De mémoire, outre l’audace de sortir un jeu dépendant de sa manette, au tarif auquel elle était vendue à l’époque, la reflexion me semblait justement plus axée sur le joueur en tant que pilote et sur la difficulté de cette tâche, avec notamment cette idée de supprimer la sauvegarde si le joueur ne s’ejectait pas à temps de son mecha. L’argument narratif masque en effet ici la pauvreté du lien entre le jeu et le joueur.
Content que ça vous ait plu. :)
@Pixoshiru : pour le coup, j’ai surtout eu de la chance de retrouver les trois affiches de propagande avant de me lasser (par contre, bêtement, j’ai commencé par la cathédrale et j’ai perdu un temps infini sur google maps/image pour rien :/).
Je ne sais pas si From Software chez qui Capcom a externalisé le jeu (alors que pour les deux premiers il s’agissait de Nude Maker) a des studios américains, sans doute pas.
En tout cas tu as raison, même le producteur n’est pas le même, Atsushi Inaba est parti de chez Capcom depuis.
A priori aucun des deux producteurs (Atsushi Inaba et Tatsuya Kitabayashi) n’a travaillé sur le premier.
Je suis d’accord avec toi sur le pilotage aussi, c’est encore une autre trahison que le jeu soit simplifié puisque 3 IA aident au pilotage.
Dire que j’ai acheté Kinect pour lui. Plus qu’à espérer que Crimson Dragon vaille quelque chose, sinon c’est revente directe mint in box…
Oh ben Kinect tu vas avoir un beau Dragon Ball Z tu as vu ? :-)
Sinon merci pour ton message, et ça y est, on a été publiées sur PN !
On a pas eu l’occasion de voir ni d’entendre parler de la version 3DS par contre.
Sinon vive la Super Nintendo ! ;-)
@RYoGA : je sais pas si le Dragon Ball m’évitera de vendre kinect^^ (même si ce mode de vue a donné un jeu d’arcade pas trop pourri à l’époque). Je compte davantage sur Crimson Dragon sans trop y croire (je rêve d’un mode manette en DLC).
Cool pour PN en tout cas, j’ai rajouté le lien (bizarrement il était pas dans la source du commentaire, l’interpréteur wiki a dû avoir une saute d’humeur). :)
Je déplore le même virage idiot dans la suite de jeu Ace Combat. Pourquoi se défaire de ce monde imaginaire et des ses antagonismes spécifiques pour nous bassiner avec une énième redite de la chute du Faucon Noir ?
Ceci dit il existe d’autres jeux mettant en scène l’invasion des états-unis, je pense à World in Conflict ou l’uchronie consiste en un réchauffement effectif de la guerre froide. Pour le coup, c’est assez drôle dans la mise en scène (débarquement des forces russes dans de faux cargo de marchandise) mais il y a des choses à prendre dedans avec par exemple son add on qui se place du point de vue russe qui apporte une tonalité différente au propos même si il reste objectivement un agresseur (URSS) et un agressé (les us).
Sur un mode plus humouristique on a AREA 51 et les Resistance sur PS3 aussi.
Ce que je veux dire en ramenant ces exemples et ma faible culture vidéo ludique c’est qu’il me semble qu’il y a quelque chose d’un peu plus général dans cette mise en scène que tu dis très bien dans cet article : on s’amuse à peindre - même si c’est mal fait - la chute de l’empire. Il faudrait bosser dessus un moment certainement, mais je crois qu’on pourrait faire apparaitre que ce genre d’histoire n’apparait pas n’importe quand. Bref, le jeu vidéo symptôme des représentations de l’époque…
Enfin, je ne suis pas un expert mais tu dis que le Japon est isolationniste malgré l’épisode Manschourie et les guerres sino-japonaise, mais on pourrait très bien te répondre qu’il était certes isolationniste dans un sens, mais c’était parce qu’il était occupé à coloniser son propre espace… avec par exemple au XIIe siècle la colonisation des terres des aïnous, non ? L’isolationnisme du japon ressemble plus à un moment politique qu’à une véritable marque de fabrique des nippons.
Tu n’as pas à t’excuser de ta « faible culture vidéo ludique », tu n’as cité que des jeux auxquels je n’ai jamais touchés. Merci au contraire d’avoir complété la liste ! :)
C’est intéressant ce que tu dis sur l’espace vital, du coup j’y ai passé une après-midi sur wiki (jusqu’à en oublier de répondre^^;). C’est peut-être dans ces termes qu’on peut expliquer les récents exercices militaires de la Chine, même si j’ai parfois du mal à faire la part entre l’espace vital (Taïwan ou un chapelet d’îles) et la sécurisation de l’approvisionnement énergétique.
Dans le même ordre d’idées, j’ai aussi du mal à savoir si le moment politique c’est l’isolationnisme du Japon ou l’inverse.
Et merci pour l’article sur les Aïnous, il y a un passage absolument passionnant sur la domestication des animaux qui tombe à point nommé dans mes lectures ! :)