Dans Slide Adventure Mag Kid (Nintendo, 2007), le pavé tactile n’est presque pas utilisé et le deuxième écran ne sert à rien. pourtant, ce n’est un jeu DS comme les autres : il a au bas mot 50 ans de retard dans la structure familiale qu’il présente.

SAM fonctionne exclusivement avec le Slide Controller. Celui-ci est bien sympathique, utile et fonctionne très bien. On contrôle grâce à lui un aimant de frigo venu à la vie un soir d’orage. Le scénario annonce la couleur, le jeu est d’abord destiné aux enfants, ce que les choix graphiques et l’univers du jeu limité à l’espace domestique confirment encore.

Les missions consistent pour l’essentiel à capturer des gribouillis d’enfants réveillés dans les mêmes conditions climatiques que vous, puis à les attirer jusqu’au dessin d’origine pour s’en débarrasser. Ces machins lèguent parfois leurs propriétés à l’aimant, ce qui permet de saupoudrer le jeu de quelques grammes de réflexion (les roches sont vulnérables aux flammes, elles-mêmes sensibles à l’eau, etc.).
On fouille ainsi les différentes pièces de la maison à leur recherche. L’aimant ne pouvant passer au-dessus des obstacles, il profite d’un moyen original pour transiter d’un coin à l’autre : en se cachant dans certains objets que les quatre membres de la famille déplacent constamment.


Exemple de warp zone, qui permet de passer du bureau au sol de la chambre du garçon, et vice et versa.

Question Maison

À force on finit par bien connaître les murs (le plan s’affiche pendant les warp zones), fort agréables il faut l’avouer : salon et salle à manger séparés, deux salles de bains dont une réservée aux parents, une chambre par enfant et, classe suprême, une pièce consacrée à la lessive et au repassage. Le jardin, la voiture et ce qu’on peut imaginer du voisinage (un quartier pavillonnaire aux nombreuses maisons identiques) fleurent bon la réussite sociale et le bonheur de vivre.


Les zones hachurées correspondent à des zones non-explorables.

La famille parait modèle, avec ses deux enfants juste sous le seuil de renouvellement des générations et leurs deux poubelles pour le recyclage. Pourtant, sous la routine tranquille et sans tracas majeurs, les allers-retours laissent apparaître une tout autre réalité.

Derrière le tracé impeccable du plan de la maison et son équipement complet, certains couacs de conception se dévoilent : par exemple on ne peut aller dans le garage de l’intérieur de la maison : il faut d’abord en sortir ; ou encore la machine à laver, qui est l’objet le moins accessible de la maison entière depuis la chambre des parents, alors qu’il n’en est séparé que par une fine cloison.


Quelques propositions d’aménagement de la maison ; je dégagerais l’entrée de ce long couloir oppressant. Décloisonner le séjour/salon/cuisine me semble également souhaitable, pour ne pas isoler chacun dans ses propres activités.

Dans le même ordre d’idées, et bien que je ne sois pas spécialiste, les trois têtes de lit chacune dans une direction différente ne me semblent pas très feng-shui…

Mais les déplacements de cette petite famille révèlent encore bien d’autres dissonances.

Une famille dysfonctionnelle

C’est la première chose qui vous saute aux yeux en utilisant les warp zones : chaque membre de la famille annule les efforts d’un autre : la fille reprend à l’infini le paquet de bonbons que la mère rapporte immanquablement dans la salle à manger, le fils abandonne toujours sur la table basse du salon le disque que le père remet chaque fois sur le tourne-disque (un disque de jazz d’ailleurs ; signe peut-être que le capital familial est plus culturel qu’économique, ce que le nombre de livres et le tourne-disque si vintage semblent confirmer). L’énergie gaspillée est immense, jusqu’à l’absurde dans le cas du père : il déplace sans cesse son étui à lunettes de son bureau à la table du salon.

À travers ces déplacements, c’est aussi le caractère de chacun qui apparaît en filigrane.


Trajets du fils (en noir) et de la fille (en pointillé).

Prenez les allées et venues du gamin : il pique les affaires de sa sœur, mange du gâteau, reprend ce que sa mère vient de ranger, éparpille ses bandes dessinées au salon et égare des pièces de son robot dans les moindres recoins de la maison (les récupérer en les arrachant à l’emprise à des boss ponctue les scènes de puzzle). Son occupation totale des lieux et son goût pour les affaires des autres laissent deviner un véritable petit emmerdeur, capricieux, excité… et fainéant comme une couleuvre : outre qu’il n’est pas foutu de retrouver quoi que ce soit lui-même, il est le membre de la famille qui vous sera le moins utile pour vous balader d’une pièce à l’autre : 4 trajets, contre 7 pour la sœur, 10 et 11 pour la mère et le père.


Trajets du père et trajet complémentaire du fils (en pointillé) dans la maison.

Autre exemple, le père. Ses déplacements se réduisent à trois zones : son bureau, le salon, et la voiture&nbp;; il est aussi le seul à emprunter les trajets qui mènent de l’un à l’autre, à l’exception du disque (d’où son nombre de déplacements élevé : il fait presque toujours des allers-retours). Une grosse valise à côté de son bureau laisse imaginer de fréquentes absences du domicile.

Absent, il l’est de toute façon, même quand il est effectivement à la maison. Comparez ses trajets à ceux des autres membres de la famille : le père vit comme en parallèle aux autres, sans jamais vraiment les retrouver tous ; la fille pâtit manifestement le plus de cette absence paternelle, elle ne le croise à aucun moment (le mari partage au moins la même chambre que sa femme).

Tout n’est cependant pas dysfonctionnel dans cette famille, c’est même le contraire : les déplacements font émerger un puissant processus de socialisation des enfants et de division sexuée du travail chez les adultes.

« Travailleurs de tous les pays, qui lave vos chaussettes ? »

J’ai déjà dit que le père était par ses déplacements relativement isolé du reste de la famille : retiré dans sa chambre pour dormir et travailler tard (son bureau est immédiatement à gauche), écoutant de la musique ou regardant la télévision dans le salon, bichonnant sa voiture. Il n’est sans doute pas anodin que le salon soit une pièce en « excroissance » par rapport l’architecture rectangulaire de la maison : dans le salon, on est déjà à l’extérieur. De même il doit sortir pour rejoindre son garage, où il travaille durant son temps-libre, la porte largement ouverte sur la rue. Bref, le père est tourné vers les activités de représentation extérieure. Son travail, qui l’amène justement à s’éloigner de la maison plusieurs jours d’affilée, en est d’autant plus symbolique.

Si le père de famille est tourné vers l’extérieur, les déplacements de la mère trahissent le tropisme inverse.


Trajets de la mère et trajets complémentaires de la fille (en pointillé) dans la maison.

Elle s’occupe de la cuisine, du jardin (à droite de la maison et pas devant, donc en retrait par rapport à la rue), vérifie le rangement dans les chambres de ses enfants, lave et repasse… Le jeu n’indique pas qu’elle aurait par ailleurs une activité rémunérée, que le nombre et la variété de ses occupations domestiques permettrait difficilement de toute façon. Autant dire qu’elle s’occupe de toutes les activités de reproduction (prendre soin des enfants, de la maison), quand son mari serait tourné vers les activités de production.

Tâches ménagères pour la femme, travail payé pour le père, cette famille si modèle est donc en fait doucement rétrograde ; elle propose une division du travail au sein de la famille digne des années 50, ignorant tous les combats féministes.

Plus inquiétant encore, les déplacements des enfants redoublent les parcours et les activités du parent du même sexe. Est-il si étonnant que le garçon soit déjà fainéant, et le seul à fréquenter le salon avec le père ? Rappelez-vous d’ailleurs qu’il complétait alors les gestes du père (le disque de jazz). C’est encore plus probant entre la fille et la mère.

En pleine socialisation anticipatrice, elle imite comme une ombre les gestes et les activités de la mère. Sur le plan, aux déplacements de l’une répondent souvent les déplacements de l’autre : la fille chipe le porte-monnaie de sa mère, ramène un bouquet de fleurs de la cuisine à la salle à manger, amène dans le jardin le livre de jardinage que la mère va rentrer, replace sur la machine à laver la serviette que la mère comptait repasser…

Outre les couleurs stéréotypiques des chambres de l’un et de l’autre (forcément bleue pour le garçon, rose pour la fille), les trajectoires dans Slide Adventure Mag Kid témoignent ainsi qu’un processus très puissant de socialisation des enfants est à l’œuvre. Par un mimétisme sans doute en partie inconscient, les enfants reproduisent les gestes de l’adulte du même sexe, préparant ainsi à l’avenir une reproduction d’une division sexuelle des rôles absolument rétrograde.

Plus sournoisement encore, le jeu étant destiné aux enfants, Nintendo présente ainsi à leur vue un ordre des choses et des genres qui devrait être caduque, perpétuant encore des modèles sociaux périmés.
Bravo Mario, on a compris pourquoi tu es toujours habillé pareil : la princesse enlevée, plus personne pour nettoyer ton linge !

 

 

PS : cinq ans après (!), ce jeu m’a laissé d’excellents souvenirs (pas impérissables, car j’aurais bien du mal à citer un mini-jeu en particulier). Le périphérique en est clairement la principale raison. Il est vraiment dommage qu’il n’ait pas été réutilisé pour un autre logiciel. Ergonomique et efficace, c’était un véritable plaisir de le manipuler, qualité largement oubliée depuis par Mario, entre ses wiimotes aléatoires et ses consoles portables trop menues. Merci encore Pixoshiru pour ce jeu ! Pour les plus curieux, on peut lire sur le Kyoto Report une interview de l’équipe de développement, que l’on retrouvera ensuite sur bien d’autres projets excitants, du podomètre Marche avec moi à la 3DS.